Lettres philosophiques adressées à un Berlinois/01

Lettres philosophiques adressées à un Berlinois. — I. La société française est-elle sceptique ?
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Lettres philosophiques adressées à un Berlinois. — I. La société française est-elle sceptique ?

LETTRES PHILOSOPHIQUES
ADRESSÉES
À UN BERLINOIS.

I.


Paris, 9 janvier 1832.


La société française est-elle sceptique ?

Vous me demandez, monsieur, où en sont les opinions et les croyances des Français ; la France vous est devenue, dites-vous, entièrement incompréhensible ; à deux fois vous aviez cru saisir la direction de nos idées et de nos penchans. Sous la restauration, surtout dans les dernières années, il vous semblait que nous avions consenti à la fois à l’économie européenne décrétée par la sainte-alliance, à la dynastie des Bourbons, à l’imitation patiente et modeste de la vie parlementaire des Anglais et des travaux scientifiques des Allemands, et que pendant longues années nous enchaînerions de petites transactions à de petits progrès. Quand la tourmente de juillet eut emporté l’image que vous vous étiez faite de notre pays, vous vous êtes remis à en façonner une autre, en contemplant curieusement la France ; elle s’était levée ; vous pouviez mieux la reconnaître. Elle vous apparut rajeunie, changée, fière ; au mois d’août 1830, vous la trouviez aussi grande qu’en 89 et 91, plus pure, plus forte, moins convulsive, plus mûre et plus calme dans son œuvre révolutionnaire, prête à passer des emportemens insurrectionnels au soin de fonder quelque chose. Vous reconnûtes aussi que le temps des emprunts à l’étranger était passé pour elle, qu’elle ne pouvait pas plus s’accommoder de la constitution anglaise que de la métaphysique allemande ; qu’elle débrouillait, qu’elle allait saisir des pensées et des principes qui lui appartinssent, se trouver elle-même, et qu’au moment où elle se déclarait solidaire de la liberté européenne, elle saurait asseoir l’originalité de son propre génie.

Vous nous faisiez ainsi, monsieur, l’honneur d’attendre de nous de grandes choses ; et comme les effets n’ont pas suivi votre attente, vous ne nous comprenez plus ; ce n’est plus la France de la restauration, et ce n’est pas une autre France ; à travers des nuages qui ne vous permettent plus de rien distinguer, vous entendez des cris discordans, des voix qui se combattent ; dans cette confusion, vous ne savez plus que penser de nous, et vous ne pouvez plus rien augurer de notre avenir. Je vous ferai, monsieur, assez bon marché du présent ; il est terne, il est triste, il est peu digne de nous ; au surplus vous n’avez pas plus envie que moi de vous arrêter à l’analyse des évènemens dont tous les jours nos feuilles politiques vous apportent la succession ; je ne vous entretiendrai donc que des dispositions morales de notre pays.


La société française est-elle sceptique ? a-t-elle dans son sein les principes d’une foi commune en quelque chose ? Avant de répondre directement à cette question, permettez-moi, monsieur, de vous faire remarquer que, si par hasard nous nous trouvions en ce pays destitués de toutes croyances, ce serait pour nous un accident tout-à-fait nouveau. Jusqu’ici la France a toujours été mue, dans les diverses périodes de son histoire, par des sentimens énergiques et affirmatifs : le doute lui est contraire, la neutralité impossible ; religieuse ou philosophe, elle a toujours été dogmatique ; Rousseau est aussi croyant que Fénelon. Il semblerait à la première vue que, dans le dix-huitième siècle, on frappait au hasard, sans autre persévérance que celle de la colère ; mais, sous l’incrédulité hostile qui maltraitait à toute heure, l’autorité religieuse et politique, respirait une foi puissante dans les droits et la dignité de l’homme. Comme Socrate, Voltaire avait le diable au corps. Quelle âme plus lyrique que celle de Diderot ? Quel prêtre, à quelque communion qu’il appartienne, pourra se dire plus inspiré que lui ? Si vous considérez des penseurs plus calmes et plus froids, d’Alembert et Condillac au moment où ils faisaient de la sensibilité une théorie approfondie, se montrèrent toujours persuadés de la puissance de la pensée, des facultés mentales et des idées elles-mêmes. Remontez, monsieur, un siècle encore, vous trouverez la France pleine de ferveur, d’enthousiasme et de dignité ; la foi est partout, dans la personne de Louis xiv, dans la chaire de Bossuet, dans les cellules de Port-Royal, dans les écrits d’Arnaud et de Nicole, dans les controverses de Pascal et du père Daniel, dans les discussions sur la grâce et la prédestination, dans cette théologie, qui peut lutter de profondeur, d’analyse et de ténuité avec la métaphysique de vos philosophes, et qui s’exerçait sur les mêmes objets, Dieu et l’homme. Il n’y a pas, monsieur, jusqu’à nos sceptiques que n’ait animés toujours une passion secrète contre les préjugés et les institutions à l’agression desquelles ils se vouèrent. Montaigne, qui naquit treize ans avant la mort de votre Luther, travailla à la même œuvre ; mais au lieu d’être fanatique, il est goguenard. Bayle, sous les artifices de son pyrrhonisme, a déposé contre les opinions qui faisaient autorité jusqu’à lui, les négations les plus affirmatives.

Il faudrait donc, monsieur, croire à une perturbation complète dans les habitudes morales de la nation française, si elle était véritablement livrée à l’indifférence, à l’apathie, au découragement. La maladie serait nouvelle ; où pourrions-nous donc en découvrir le germe ? Est-ce dans quarante années de force, de rénovation et d’exubérance ? Est-ce dans l’exaltation de juillet et d’août 1830 ? Dans le cours d’une santé florissante, un homme peut mourir d’un coup soudain, mais il ne commence pas subitement à sécher de langueur. La France est semblable à une âme de poète dans laquelle entretiennent un désordre orageux et sourd et l’hymne qui vient de finir, et l’hymne qui va commencer.

La société française est si peu la proie d’une insouciance coupable sur ses opinions et ses destinées, que jamais elle n’a eu une foi plus vive dans la puissance des idées et des intérêts. D’abord et avant tout, elle sent qu’elle s’appartient à elle-même, et qu’elle a le droit de se considérer comme son principe et sa fin : aussi toutes les formes sociales n’ont plus à ses yeux qu’une valeur relative, c’est-à-dire qu’elle rapporte à elle ; elle ne s’identifie plus dans quoi que ce soit, parce qu’elle se sent supérieure à tout ; elle a un roi qui la représente, mais elle n’a plus de culte monarchique ; elle peut avoir sur quelques points des inclinations républicaines, mais elle ne songe pas à précipiter sa course vers la république. À quoi croit-elle donc cette France ? À elle-même et à Dieu. Pour le moment ne lui en demandez pas davantage.

Aussi est-ce avec une sérénité parfaite qu’un examen léger peut seul prendre pour une indifférence idiote, qu’elle voit autour d’elle tomber les vieilles institutions et se jouer les théories nouvelles ; elle est la maîtresse du camp, elle regarde, elle juge. Je ne puis, monsieur, vous donner une idée plus juste de cette disposition de notre pays, qu’en vous priant de vous rapporter à ce principe métaphysique développé depuis Parmenide jusqu’a Schelling, qu’il n’y a qu’une chose, le un, et qu’au-dessous de l’unité, il n’y a que des formes éphémères et périssables. Eh bien ! monsieur, cet idéalisme si cher à vos métaphysiciens, la France le pratique avec une rigueur merveilleuse ; elle a dans sa conscience une philosophie, un criterium qui lui fait discerner avec un tact privilégié le fond d’avec la forme, la cause sociale d’avec les intérêts particuliers. Sur ce point sa raison est plus développée que celle d’aucun peuple d’Europe ; on épouvante encore l’Angleterre, en lui criant que la réforme de sa constitution implique le bouleversement de la société, l’Allemagne, en lui montrant la liberté politique prête à dévorer ses mœurs naïves et bibliques : mais la France a passé l’âge de ces terreurs ; elle sait qu’il n’y a pas d’institutions dont la chute puisse entraîner la sienne.

Est-ce là, monsieur, une société malade, prête à se dissoudre et à mourir ? Voyez-vous là quelque analogie avec le bas empire et Byzance ? Le progrès de la raison française est si grand, qu’il échappe à l’observateur insuffisant ou préoccupé. La philosophie catholique voit la société emportée dans le même naufrage que le culte antique. L’éclectisme languit impuissant devant un spectacle qu’il lui est interdit de comprendre et d’expliquer ; mais heureusement la fortune de la France n’est pas solidaire des systèmes surannés.

L’anarchie des intelligences dont on a fait tant de bruit depuis seize mois, n’est ni un si grand scandale, ni un mal si profond que nous l’ont représenté certaines déclamations. Mais, avant tout, à qui l’imputerons-nous, si ce n’est au peu de consistance et à la débilité des théories qui avaient affecté dans ces dernières années la direction des esprits ? La philosophie, vous le savez, monsieur, ne vit comme la poésie que d’indépendance et de libre allure. Elle a besoin d’un horizon sans bornes et d’un ciel infini. Si on veut la confiner et, pour ainsi dire la garder à vue dans les limites et les liens d’un présent éphémère, elle languit, s’étiole et sèche sur sa tige ; et puis encore si les circonstances auxquelles on a voulu accommoder les théories, disparaissent, elles emportent avec elles ces quasi-abstractions, fruit avorté d’une spéculation bâtarde. Un autre jour, monsieur, je vous parlerai avec quelque détail de la philosophie de la restauration ; mais il faut relever dès aujourd’hui la solidarité qu’elle s’était faite avec le régime politique sous lequel elle vivait. M. Royer-Collard, qui croyait au dogme de la légitimité avec la bonne fois la plus honorable, en fit le principe non-seulement de sa politique parlementaire, mais de sa philosophie sociale, et il entraîna dans cette voie les esprits qui tournaient autour de lui. La charte de 1814 fut considérée non-seulement comme un instrument légal et utile, mais comme rationnellement excellente ; M. Cousin imagina d’expliquer la charte par l’éclectisme, et réciproquement l’éclectisme par la charte. Mais la chose est trop curieuse, monsieur, pour n’en pas mettre sous vos yeux la preuve littérale ; lisez et jugez : « Il semble au premier abord que la charte consacre l’ordre social antérieur au dix-huitième siècle et que le dix-huitième siècle a renversé. En effet j’y vois un roi, une monarchie puissante, un trône fort et respecté ; j’y vois une chambre des pairs investie de privilèges, entourée de la vénération universelle ; j’y vois une religion d’état qui, prenant nos enfans dès le berceau, enseigne à chacun de bonne heure ses devoirs, sa destinée, et la fin de cette vie. Voilà dans la charte un élément qui ne sort pas de la révolution française. Il y est pourtant, et il faut qu’il y soit, il faut qu’il s’y établisse de jour en jour davantage et qu’il regagne sans cesse du respect et de la puissance. Mais n’y a-t-il que cet élément dans la charte ? Non. Je vois à côté du trône une chambre des députés nommée directement par le peuple, et intervenant dans la confection de toutes les lois, qui fonde et autorise toutes les mesures particulières, de telle sorte que rien ne se fait dans le dernier village de France où la chambre des députés n’ait la main… Nous avons donc ici d’une part un élément de l’ancien régime et de l’autre un élément de la démocratie révolutionnaire… Ainsi je vois dans la charte tous les contraires ; c’est là ce que déplorent certaines gens ! Il en est qui n’admirent dans notre constitution que sa partie démocratique, et qui voudraient se servir de celle-là pour affaiblir tout le reste ; il en est d’autres qui gémissent de l’introduction des élémens démocratiques, et qui tournent sans cesse la partie monarchique de la constitution contre les élémens démocratiques qui lui servent de cortège. Des deux côtés égale erreur, égale préoccupation du passé, égale ignorance du temps présent… Mais grâce à Dieu tout annonce que le temps, dans sa marche irrésistible, réunira peu-à-peu tous les esprits et tous les cœurs dans l’intelligence et l’amour de cette constitution qui contient à-la-fois le trône et le pays, la monarchie et la démocratie, l’ordre et la liberté, l’aristocratie et l’égalité, tous les élémens de l’histoire de la pensée et des choses »[1]. Voyez-vous, monsieur, la charte de Louis xviii et de l’abbé de Montesquiou déclarée parfaite et définitive, élevée, pour ainsi dire, à l’état d’absolu, et comprenant, c’est la philosophie qui lui en donne le certificat, tous les élémens de l’histoire de la pensée et des choses. Et quelle sera la conséquence théorique de cette rare explication ? « La conséquence de tout ceci est que si la constitution et les lois françaises contiennent tous les élémens opposés, fondus dans une harmonie qui est l’esprit même de cette constitution et de ces lois, l’esprit de cette constitution est, passez-moi l’expression, un véritable éclectisme… L’éclectisme est la modération dans l’ordre philosophique, et la modération qui ne peut rien dans les jours de crise est une nécessité après. L’éclectisme est la philosophie nécessaire du siècle »[2]. C’était sous le ministère de M. de Martignac que l’on prophétisait ainsi les destinées futures de l’éclectisme qui devait illuminer le monde entier vers 1850. La date est précise : « C’est ma conviction la plus intime, mais je sais bien que ce n’est pas en un jour qu’on la communique ; je sais bien que je parle aujourd’hui en 1828, et non pas en 1850  »[3]. Vous pouvez vous rappeler, monsieur, que dans une de nos assemblées politiques, à la législative, un M. Lamourette exhorta tous les partis à une fusion générale ; son succès fut prodigieux ; tout le monde s’embrassa ; M. de Jancourt donna l’accolade à Merlin, Condorcet se jeta dans les bras de M. de Pastoret : mais hélas ! le lendemain chacun revint avec les mêmes dissentimens et les mêmes passions ; il ne resta de la motion de l’honnête député que des épigrammes et des chansons sur le baiser Lamourette. Paris s’en amusa tout un jour. Eh bien ! monsieur, l’éclectisme n’est pas autre chose que le baiser Lamourette de la philosophie.

Jamais système ne fut confondu par un démenti plus accablant. Il avait enseigné l’excellence et l’éternité de la charte de 1814, la réunion de tous les partis, la conciliation de toutes les théories ; il avait annoncé la suppression des passions ; le ministère de M. de Martignac était l’aurore de cet âge de l’humanité dont l’éclectisme devait être la métaphysique et la religion. Aussi quelle déroute après les trois journées de juillet ! Spectacle triste et pitoyable, que quelques hommes distingués jetés hors de leur voie, ne sachant plus où se prendre, brusquement déconcertés et démolis dans leurs espérances et leurs opinions, obligés de recommencer la vie, de rentrer en campagne après avoir changé de drapeau et perdu leur petite étoile.

Avant d’aller plus loin, monsieur, n’est-il pas évident que si une certaine anarchie des intelligences s’était déclarée dans les premiers momens de notre révolution, la philosophie de la restauration en serait quelque peu responsable, et surtout n’aurait pas le droit de nous en faire un reproche ? Quoi ! ses théories ont été si légères, qu’elles n’ont pu nourrir personne ; si peu clairvoyantes, qu’elles ont toujours pris dans leurs prévisions et leurs désirs le contre-pied des évènemens ; si empruntées à l’étranger, qu’elles menaçaient de corrompre la langue et le génie national ; si découragées, qu’elles n’ont plus eu d’autre ambition que l’amnistie du silence, et il n’y aurait pas quelque compte à leur demander de leur usurpation d’un jour, et de leur chute irrévocable ! Philosophes ! si une foi vive avait animé vos écrits, si votre pensée eût étendu ses ailes et su diriger son vol au-dessus des empires qui tombent et des rois qui s’en vont, cette indépendance l’eût sauvée ; elle fût sortie du combat et de la tempête, blessée peut-être, mais vivante, mais enthousiaste. Mais vos succès ont été mesurés sur vos mérites ; vos doctrines ont été sur-le-champ rejetées avec dédain, comme une écorce aride ; ceux qui en avaient entrevu la faiblesse constatèrent incontinent la justesse de leurs soupçons, et désertèrent une école qui les avait trompés comme un faux ami.

Aussi, dès les premiers jours de notre révolution, tous les esprits jeunes et vigoureux cherchèrent, soit un aliment à leur pensée, soit un but au besoin d’agir qui les dévorait. Vous désirez beaucoup, monsieur, que je vous touche quelques mots tant du républicanisme que du saint-simonisme ; je tâcherai de vous satisfaire dans d’autres lettres ; mais remarquons ensemble sur-le-champ la foi vive, l’ardeur généreuse que décelaient ces doctrines républicaines et philosophiques ; c’était une irruption vers la liberté et la vérité. On se poussait, on se pressait à leur conquête, si fort on était alors persuadé que rien n’est impossible à la volonté qui descend dans l’arène pour n’en sortir que victorieuse ou déchirée. Je ne recherche en ce moment la valeur et la portée des théories ; mais je les appelle en témoignage de l’ardeur qui nous travaillait, de la sève qui nous alimentait le cœur. Jours d’espérance et d’enthousiasme, nous ne vous avons pas oubliés ; nous vous avons déposés dans un coin de nos âmes, comme une source cachée, vive et pure.

Comment donc, à cet élan unanime, ont pu succéder tant d’opinions divergentes et tant d’apparences de découragement ? Sous la charte de 1814, monsieur, la liberté n’était pour la France qu’une concession et une exception ; on l’avait laissé vivre, car on n’avait pu faire autrement ; on lui avait même octroyé une certaine existence légale ; mais elle était toujours tenue en suspicion, et en état de surveillance ; le principe de la monarchie légitime lui faisait une vie dure, la muletait par de mauvais traitemens et des outrages. Cependant, monsieur, on s’accoutume à tout ; la pauvre liberté consentit à être traitée comme la servante de Sara, pourvu qu’on lui permît d’exister et de temps en temps de se montrer féconde ; elle prit d’humbles habitudes, et parfois des idées aussi médiocres que sa fortune. Voilà que tout-à-coup de l’extrême servitude elle passe sur le trône ; on la salue et on l’adore comme le principe et la reine de la société. Son premier mouvement, dans cet avènement qui l’étourdissait en l’exaltant, fut de saisir sa lance. Guerrière, elle eût été sublime, elle eût tout entraîné ; législatrice et pacifique, elle balbutie encore et ne saurait se passer du temps.

On ne se souvient pas assez combien, sous la restauration, la liberté constitutionnelle fit de concessions et de sacrifices, descendit à des attitudes peu dignes, se présenta toujours en pétitionnaire obséquieuse. N’avait-on pas capitulé même avec le double vote ? N’entendit-on pas un membre du cabinet rejeter le titre de ministre de la nation ? On s’accommodait à tout avec une souplesse dont beaucoup ont encore conservé le pli. Voilà pour les mœurs politiques. Quant aux idées mêmes, la liberté n’était ni conçue ni représentée comme le principe de la sociabilité, comme un élément positif, comme un point générateur destiné à déduire toutes les conséquences et à les ramener à son propre centre. Non, on ne l’invoquait que comme une garantie, comme une défense contre un ennemi qui n’était autre que le pouvoir, et quand l’heure sonna brusquement de gouverner, personne n’était prêt, ni les hommes qui avaient manoeuvré pendant quinze ans, ni les jeunes courages qui commençaient la vie par une insurrection.

Cependant la révolution française est appelée à fonder son règne ; elle n’est pas une protestation bruyante et stérile, un emportement de colère ; elle n’est pas non plus destinée à se faire la parodiste de la légalité anglaise, surtout au moment où celle-ci se prépare à passer des traditions historiques à un esprit plus général ; elle n’est pas même obligée d’aller s’endoctriner à l’école américaine : elle est elle-même elle est sui generis, elle est un ordre nouveau ; différente du protestantisme religieux après lequel elle est venue, et dont elle doit honorer les efforts, elle a des principes positifs qu’elle débrouille en ce moment ; quelques-uns prennent ce travail pour de l’anarchie, mais peut-être le métal sortira pur de tant de coups de marteau. Les temps homériques de la révolution sont passés ; elle a eu son géant de tribune, ses Ajax de la montagne, son demi-dieu sous la pourpre. Elle est parvenue à une autre époque moins héroïque, mais non moins difficile ; après avoir conquis et renversé, elle doit s’asseoir et gouverner ; elle n’est plus un parti, si considérable qu’on puisse l’imaginer, elle est la nation.

J’en étais à cet endroit, monsieur, quand un de mes amis vient de m’apporter un livre nouveau de M. de Salvandy, en me le signalant comme une longue invective contre notre révolution, où elle est accusée d’être sauvage et barbare, où elle est insultée dans ses principes et ses représentans, où elle est traduite comme coupable de menacer la civilisation, la science, toutes les aristocraties, la propriété ; sur ce dernier chef, j’ai même l’honneur d’être vitupéré comme auteur de mauvaises théories dans ma Philosophie du droit. Je viens de lire le factum[4]. Il est, monsieur, tout-à-fait innocent malgré l’âpreté de sa rhétorique : M. de Salvandy n’est pas si méchant qu’il veut l’être ; c’est ainsi du moins qu’en juge notre public qui est resté froid, indifférent devant ce gros manifeste de cinq cents pages, sans l’acheter ni le parcourir. Aussi, monsieur, je ne vous en parlerais pas, si vous n’étiez Allemand, et si je ne pensais qu’à Berlin les Seize mois de M. de Salvandy, s’ils y arrivent, ou vous seraient incompréhensibles sans quelques explications, ou vous donneraient de notre pays des idées fausses et, mensongères.

En vous disant, monsieur, que vous avez besoin de quelque commentaire pour entendre M. de Salvandy, je n’accuse pas votre pénétration ; car ici même, monsieur, à Paris, au milieu des évènemens et de la polémique, je n’ai pas compris d’abord pourquoi un publiciste qui avait servi, non sans quelque honneur, la cause de la liberté, l’abandonnait ; pourquoi ce désespoir qui veut être bruyant, cette désertion qu’on désirerait rendre éclatante : à force d’y songer, monsieur, je crois avoir trouvé le mobile qui a fait agir M. de Salvandy, c’est l’amour de la gloire ; c’est pour la gloire que l’auteur d’Alonzo saura tout braver, même l’échafaud révolutionnaire ; il a pris pour devise : fais ce que dois, advienne que pourra ; c’est un martyr en expectative. Qui a donc pu porter cet ardent courage à une résolution si extrême ? Il faut que vous sachiez à Berlin, monsieur, que depuis seize mois, ici, à Paris, nous nous occupions fort peu de M. de Salvandy ; c’était un tort sans doute, mais que voulez-vous ? Les révolutions ont leurs inconvéniens. L’auteur de la Lettre à la girafe ne put endurer un tel affront ; les grands cœurs ressentent vivement les injures et ne peuvent supporter l’indifférence de l’univers. La vengeance, mais éclatante, mais terrible contre cette ingrate révolution, contre cette France qui poursuit sa course en oubliant de tresser des couronnes à ceux qui l’ont servie, la vengeance fut le cri de M. de Salvandy ; il se jeta sur sa plume, et ne la déposa qu’après avoir inondé d’une encre noire et bouillante une demi-rame de papier.

Voilà le sentiment qui a mis à notre auteur les armes à la main, mais il me reste à vous découvrir, monsieur, le secret du livre même ; je suis fier de l’avoir trouvé, mais j’aurai la générosité de ne pas vous faire languir, et de vous le livrer en deux mots. M. de Salvandy a voulu être le Burke de la France. Vous vous rappelez les Réflexions sur la révolution de France, par Edmond Burke, ce livre, toujours déclamatoire, souvent éloquent où le torysme anglais, ayant cette fois pour organe un grand orateur invectiva contre notre première révolution, en méconnut le caractère, pour défendre et venger les vieilles institutions. Eh bien ! Monsieur, ce que le célèbre Irlandais avait fait en 91, M. de Salvandy a eu la noble ambition de l’entreprendre en 1831. Edmond Burke a fait cinq cents pages, et lui aussi, il en fera cinq cents ; Edmond Burke est éloquent, injurieux, emphatique ; M. de Salvandy, sur ces trois qualités aura au moins les deux dernières ; Edmond Burke s’est érigé en champion des vieilles institutions et de l’aristocratie, M. de Salvandy brigue la même gloire, il consacrera sa plume à deux ou trois salons qui auront peut-être l’ingratitude de ne pas lire son dévoûment. Maintenant, monsieur, méditez les Seize mois, si bon vous semble, vous en avez la clef.

Après la gloire, M. de Salvandy n’aime rien tant que les phrases ; or, pour grouper ses phrases, il a trouvé deux principes, à savoir que la légitimité royale et aristocratique était la source de tous les droits et de tous les biens, et que la révolution française était la source de toutes les injustices et de tous les maux. Vous concevez, monsieur, tout le parti qu’un grand écrivain peut tirer d’une telle dualité, d’un tel contraste ; vous voyez les tableaux, les tirades, les amplifications.

Si toute cette rhétorique n’aboutissait qu’à produire un livre médiocre, le mal serait léger ; mais en dehors de la France, des hommes honorables qui ne la connaissent pas, peuvent ajouter foi à ces peintures, et voilà le danger. C’est un tort sans doute que d’aduler sa patrie ; j’en connais un plus grand, c’est de la calomnier. Je regrette pour M. de Salvandy que sa plume ne se soit pas arrêtée, au moment de représenter la France comme folle et furieuse, la jeunesse comme ayant le goût des ruines et du sang, l’anarchie désignant déjà les têtes qu’elle se propose de faire tomber : l’enivrement de la déclamation ne saurait excuser de tels excès. Quand on écrit cette phrase : il n’y a que deux systèmes, celui de Napoléon et celui de Marat, tendre la main à l’aristocratie, ou bien lui couper la tête ; quand on ne donne à son pays d’autre option que les antichambres ou la guillotine, on encourt plus que le ridicule, on encourt la réprobation du bon sens public.

M. de Salvandy m’accuse d’avoir écrit sur la propriété des principes faux et funestes. Vous avez lu cette théorie ; vous savez combien elle est conservatrice, puisque j’y démontre, en m’autorisant de l’histoire, que, dans notre pays, la propriété a subi toutes ses révolutions violentes, et qu’elle n’attend plus que des perfectionnemens législatifs ; vous savez que ma Philosophie du droit est une déclaration continuelle de la légitimité du droit de propriété et d’héritage ; vous y avez lu cette phrase : La philosophie de la révolution n’est pas subversive de la propriété, elle en est propagatrice ; son vœu le plus cher est de la communiquer à tous, et non de la troubler dans ses principes naturels[5]. N’importe ! M. de Salvandy ne s’en écriera pas moins : Eh bien ! un savant professeur de droit pose philosophiquement ces maximes et la France les entend sans s’étonner ! Eh ! de quoi, s’il vous plait, s’étonnerait la France, si elle a le loisir de s’occuper des opinions individuelles ? S’étonnerait-elle quand on démontre la légitimité de la révolution, la justice de la déclaration de l’Assemblée constituante, qui mit les biens du clergé à la disposition de la nation, la nécessité qui répondit à la guerre civile et à l’émigration dans les camps ennemis par une expropriation violente que j’ai qualifiée d’accident hideux qui ne saurait devenir une loi que dans ces crises où une société se refait en se déchirant. La France s’étonnera-t-elle à ces paroles de bon sens et de modération : « C’est à ces extrémités où furent poussés nos pères, que nous devons un territoire divisé à l’infini, la propriété accessible à tous, la diminution progressive des prolétaires, la modestie si pure de notre dernière révolution, sa sobriété admirable dans la réaction et dans la vengeance. Je prends empire sur moi-même, pour ne pas qualifier trop sévèrement la légèreté avec laquelle M. de Salvandy incrimine une théorie conservatrice et raisonnable.

Mais je veux vous donner un échantillon de l’instruction de ce publiciste. M. de Salvandy en est encore à regarder les douze Tables comme venant de Solon ou de Lycurgue. « Dans l’histoire, il fait beau voir les Romains, quand ils veulent changer les lois qu’ils ont héritées de leurs aïeux, et qui ont assuré leur liberté comme leur grandeur, appareiller patiemment une flotte pour envoyer en course de découvertes dans la Grèce, d’illustres citoyens chargés de consulter les dieux, de presser les oracles, de recueillir, comme les oracles de la sagesse antique, les institutions de Solon ou de Lycurgue, et les leçons d’un plus grand maître encore, celles du temps[6]. » Je vous cite ces phrases pour vous divertir à Berlin. Que dites-vous, monsieur, de cette flotte appareillée patiemment, de Romains allant en course de découvertes dans la Grèce, pour rapporter les institutions de Solon ou de Lycurgue ? Vous le voyez : le publiciste vous laisse le choix, Sparte ou Athènes, à votre convenance. Il est clair que M. de Salvandy, en digne soutien de l’ancienne France, n’a jamais lu d’autres historiens que Rollin ou Vertot.

Assez sur ce factum. En deux mots, monsieur, je m’inscris en faux auprès de vous contre sa teneur. Ne croyez rien de ce qu’il vous dit. Quant à notre patrie, tenez-la pour vivante, pleine de foi en elle-même et d’avenir. Représentez-vous les générations fraîches et nouvelles, divisées par des nuances, mais prêtes à se réunir dans le dévoûment à la nation, dans l’abnégation de chacun à tous. La vie nationale n’a jamais été plus abondante : elle déborde au lieu de tarir. Vous pouvez tout attendre d’elle, tout, hormis le suicide.


lerminier
  1. Introduction à l’histoire de la philosophie, treizième leçon.
  2. Ibid.
  3. Ibid.
  4. Seize mois, ou la Révolution et les Révolutionnaires, 1831, Ladvocat, libraire, quai Malaquais.
  5. Tome I, page 332, Révolution française.
  6. Pages 41, 42.