Lettres persanes/Lettre 62

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 131-133).

LETTRE lxii.

Zélis à Usbek.
À Paris.


Ta fille ayant atteint sa septième année, j’ai cru qu’il étoit temps de la faire passer dans les appartements intérieurs du sérail, et de ne point attendre qu’elle ait dix ans pour la confier aux eunuques noirs. On ne sauroit de trop bonne heure priver une jeune personne des libertés de l’enfance, et lui donner une éducation sainte dans les sacrés murs où la pudeur habite.

Car je ne puis être de l’avis de ces mères qui ne renferment leurs filles que lorsqu’elles sont sur le point de leur donner un époux ; qui, les condamnant au sérail plutôt qu’elles ne les y consacrent, leur font embrasser violemment une manière de vie qu’elles auroient dû leur inspirer. Faut-il tout attendre de la force de la raison, et rien de la douceur de l’habitude ?

C’est en vain que l’on nous parle de la subordination où la nature nous a mises : ce n’est pas assez de nous la faire sentir ; il faut nous la faire pratiquer, afin qu’elle nous soutienne dans ce temps critique où les passions commencent à naître et à nous encourager à l’indépendance.

Si nous n’étions attachées à vous que par le devoir, nous pourrions quelquefois l’oublier ; si nous n’y étions entraînées que par le penchant, peut-être un penchant plus fort pourroit l’affaiblir. Mais, quand les lois nous donnent à un homme, elles nous dérobent à tous les autres et nous mettent aussi loin d’eux que si nous en étions à cent mille lieues.

La nature, industrieuse en faveur des hommes, ne s’est pas bornée à leur donner les désirs ; elle a voulu que nous en eussions nous-mêmes, et que nous fussions des instruments animés de leur félicité : elle nous a mises dans le feu des passions, pour les faire vivre tranquilles ; s’ils sortent de leur insensibilité, elle nous a destinées à les y faire rentrer, sans que nous puissions jamais goûter cet heureux état où nous les mettons.

Cependant, Usbek, ne t’imagine pas que ta situation soit plus heureuse que la mienne : j’ai goûté ici mille plaisirs que tu ne connais pas : mon imagination a travaillé sans cesse à m’en faire connoître le prix : j’ai vécu, et tu n’as fait que languir.

Dans la prison même où tu me retiens, je suis plus libre que toi : tu ne saurois redoubler tes attentions pour me faire garder, que je ne jouisse de tes inquiétudes ; et tes soupçons, ta jalousie, tes chagrins, sont autant de marques de ta dépendance.

Continue, cher Usbek : fais veiller sur moi nuit et jour ; ne te fie pas même aux précautions ordinaires ; augmente mon bonheur en assurant le tien ; et sache que je ne redoute rien que ton indifférence.

Du sérail d’Ispahan, le 2 de la lune de Rebiab I, 1714.