Lettres persanes/Lettre 63

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 133-134).

LETTRE lxiii.

Rica à Usbek.
À ***.


Je crois que tu veux passer ta vie à la campagne. Je ne te perdois au commencement que pour deux ou trois jours ; et en voilà quinze que je ne t’ai vu : Il est vrai que tu es dans une maison charmante, que tu y trouves une société qui te convient, que tu y raisonnes tout à ton aise ; il n’en faut pas davantage pour te faire oublier tout l’univers.

Pour moi, je mène à peu près la même vie que tu m’as vu mener ; je me répands dans le monde, et je cherche à le connoître : mon esprit perd insensiblement tout ce qui lui reste d’asiatique, et se plie sans effort aux mœurs européennes. Je ne suis plus si étonné de voir dans une maison cinq ou six femmes avec cinq ou six hommes ; et je trouve que cela n’est pas mal imaginé.

Je le puis dire : je ne connois les femmes que depuis que je suis ici ; j’en ai plus appris dans un mois que je n’aurois fait en trente ans dans un sérail.

Chez nous, les caractères sont tous uniformes, parce qu’ils sont forcés : on ne voit point les gens tels qu’ils sont, mais tels qu’on les oblige d’être ; dans cette servitude du cœur et de l’esprit, on n’entend parler que la crainte, qui n’a qu’un langage, et non pas la nature, qui s’exprime si différemment, et qui paroît sous tant de formes.

La dissimulation, cet art parmi nous si pratiqué et si nécessaire, est ici inconnue : tout parle, tout se voit, tout s’entend ; le cœur se montre comme le visage ; dans les mœurs, dans la vertu, dans le vice même, on aperçoit toujours quelque chose de naïf.

Il faut, pour plaire aux femmes, un certain talent différent de celui qui leur plaît encore davantage : il consiste dans une espèce de badinage dans l’esprit qui les amuse en ce qu’il semble leur promettre à chaque instant ce qu’on ne peut tenir que dans de trop longs intervalles.

Ce badinage, naturellement fait pour les toilettes semble être parvenu à former le caractère général de la nation : on badine au conseil, on badine à la tête d’une armée, on badine avec un ambassadeur ; les professions ne paroissent ridicules qu’à proportion du sérieux qu’on y met : un médecin ne le seroit plus si ses habits étoient moins lugubres, et s’il tuoit ses malades en badinant.

À Paris, le 10 de la lune de Rebiab 1, 1714.