Lettres persanes/Lettre 55

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 117-119).

LETTRE lv.

Rica à Ibben.
À Smyrne.


Chez les peuples d’Europe, le premier quart d’heure du mariage aplanit toutes les difficultés ; les dernières faveurs sont toujours de même date que la bénédiction nuptiale : les femmes n’y font point comme nos Persanes, qui disputent le terrain quelquefois des mois entiers ; il n’y a rien de si plénier : si elles ne perdent rien, c’est qu’elles n’ont rien à perdre ; mais on sait toujours, chose honteuse ! le moment de leur défaite ; et, sans consulter les astres, on peut prédire au juste l’heure de la naissance de leurs enfants.

Les François ne parlent presque jamais de leurs femmes : c’est qu’ils ont peur d’en parler devant des gens qui les connoissent mieux qu’eux.

Il y a parmi eux des hommes très-malheureux que personne ne console : ce sont les maris jaloux ; il y en a que tout le monde hait : ce sont les maris jaloux ; il y en a que tous les hommes méprisent : ce sont encore les maris jaloux.

Aussi n’y a-t-il point de pays où ils soient en si petit nombre que chez les François. Leur tranquillité n’est pas fondée sur la confiance qu’ils ont en leurs femmes ; c’est, au contraire, sur la mauvaise opinion qu’ils en ont : toutes les sages précautions des Asiatiques, les voiles qui les couvrent, les prisons où elles sont détenues, la vigilance des eunuques, leur paroissent des moyens plus propres à exercer l’industrie du sexe qu’à la lasser. Ici les maris prennent leur parti de bonne grâce, et regardent les infidélités comme des coups d’une étoile inévitable. Un mari qui voudroit seul posséder sa femme seroit regardé comme un perturbateur de la joie publique, et comme un insensé qui voudroit jouir de la lumière du soleil à l’exclusion des autres hommes.

Ici un mari qui aime sa femme est un homme qui n’a pas assez de mérite pour se faire aimer d’une autre ; qui abuse de la nécessité de la loi pour suppléer aux agréments qui lui manquent ; qui se sert de tous ses avantages au préjudice d’une société entière ; qui s’approprie ce qui ne lui avoit été donné qu’en engagement, et qui agit autant qu’il est en lui pour renverser une convention tacite qui fait le bonheur de l’un et de l’autre sexe. Ce titre de mari d’une jolie femme, qui se cache en Asie avec tant de soin, se porte ici sans inquiétude : on se sent en état de faire diversion partout. Un prince se console de la perte d’une place par la prise d’une autre : dans le temps que le Turc nous prenoit Bagdad, n’enlevions-nous pas au Mogol la forteresse de Candahar ?

Un homme qui, en général, souffre les infidélités de sa femme n’est point désapprouvé ; au contraire, on le loue de sa prudence : il n’y a que les cas particuliers qui déshonorent.

Ce n’est pas qu’il n’y ait des dames vertueuses, et on peut dire qu’elles sont distinguées ; mon conducteur me les faisoit toujours remarquer : Mais elles étoient toutes si laides, qu’il faut être un saint pour ne pas haïr la vertu.

Après ce que je t’ai dit des mœurs de ce pays-ci, tu t’imagines facilement que les François ne s’y piquent guère de constance : ils croient qu’il est aussi ridicule de jurer à une femme qu’on l’aimera toujours, que de soutenir qu’on se portera toujours bien, ou qu’on sera toujours heureux. Quand ils promettent à une femme qu’ils l’aimeront toujours, ils supposent qu’elle, de son côté, leur promet d’être toujours aimable ; et si elle manque à sa parole, ils ne se croient plus engagés à la leur.

À Paris, le 7 de la lune de Zilcadé, 1714.