Lettres persanes/Lettre 54

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 114-116).

LETTRE liv.

Rica à Usbek.
À ***.


J’étois ce matin dans ma chambre, laquelle, comme tu sais, n’est séparée des autres que par une cloison fort mince, et percée en plusieurs endroits ; de manière qu’on entend tout ce qui se dit dans la chambre voisine. Un homme, qui se promenoit à grands pas, disoit à un autre : Je ne sais ce que c’est, mais tout tourne contre moi ; il y a plus de trois jours que je n’ai rien dit qui m’ait fait honneur ; et je me suis trouvé confondu pêle-mêle dans toutes les conversations, sans qu’on ait fait la moindre attention à moi, et qu’on m’ait deux fois adressé la parole. J’avois préparé quelques saillies pour relever mon discours ; jamais on n’a voulu souffrir que je les fisse venir : J’avois un conte fort joli à faire ; mais, à mesure que j’ai voulu l’approcher, on l’a esquivé comme si on l’avoit fait exprès : J’ai quelques bons mots, qui, depuis quatre jours, vieillissent dans ma tête, sans que j’en aie pu faire le moindre usage. Si cela continue, je crois qu’à la fin je serai un sot : il semble que ce soit mon étoile, et que je ne puisse m’en dispenser. Hier, j’avois espéré de briller avec trois ou quatre vieilles femmes qui certainement ne m’en imposent point, et je devois dire les plus jolies choses du monde : je fus plus d’un quart d’heure à diriger ma conversation ; mais elles ne tinrent jamais un propos suivi, et elles coupèrent, comme des parques fatales, le fil de tous mes discours. Veux-tu que je te dise ? La réputation de bel esprit coûte bien à soutenir. Je ne sais comment tu as fait pour y parvenir. Il me vient dans l’idée une chose, reprit l’autre : travaillons de concert à nous donner de l’esprit ; associons-nous pour cela. Nous nous dirons chacun tous les jours de quoi nous devons parler ; et nous nous secourrons si bien que, si quelqu’un vient nous interrompre au milieu de nos idées, nous l’attirerons nous-mêmes ; et, s’il ne veut pas venir de bon gré, nous lui ferons violence. Nous conviendrons des endroits où il faudra approuver, de ceux où il faudra sourire, des autres où il faudra rire tout à fait et à gorge déployée. Tu verras que nous donnerons le ton à toutes les conversations, et qu’on admirera la vivacité de notre esprit et le bonheur de nos reparties. Nous nous protégerons par des signes de tête mutuels. Tu brilleras aujourd’hui, demain tu seras mon second. J’entrerai avec toi dans une maison, et je m’écrierai en te montrant : Il faut que je vous dise une réponse bien plaisante que Monsieur vient de faire à un homme que nous avons trouvé dans la rue ; et je me tournerai vers toi ; Il ne s’y attendoit pas, il a été bien étonné. Je réciterai quelques-uns de mes vers, et tu diras : J’y étois quand il les fit ; c’étoit dans un souper, et il ne rêva pas un moment. Souvent même nous nous raillerons, toi et moi, et l’on dira : Voyez comme ils s’attaquent, comme ils se défendent ; Ils ne s’épargnent pas ; voyons comment il sortira de là ; à merveille ! Quelle présence d’esprit ! Voilà une véritable bataille. Mais on ne dira pas que nous nous étions escarmouchés dès la veille. Il faudra acheter de certains livres qui sont des recueils de bons mots composés à l’usage de ceux qui n’ont point d’esprit, et qui en veulent contrefaire : tout dépend d’avoir des modèles. Je veux qu’avant six mois nous soyons en état de tenir une conversation d’une heure toute remplie de bons mots. Mais il faudra avoir une attention : c’est de soutenir leur fortune. Ce n’est pas assez de dire un bon mot ; il faut le répandre et le semer partout ; sans cela, autant de perdu ; et je t’avoue qu’il n’y a rien de si désolant que de voir une jolie chose qu’on a dite mourir dans l’oreille d’un sot qui l’entend. Il est vrai que souvent il y a une compensation, et que nous disons aussi bien des sottises qui passent incognito ; et c’est la seule chose qui peut nous consoler dans cette occasion. Voilà, mon cher, le parti qu’il nous faut prendre. Fais ce que je te dirai, et je te promets avant six mois une place à l’Académie : C’est pour te dire que le travail ne sera pas long, car pour lors tu pourras renoncer à ton art ; tu seras homme d’esprit malgré que tu en aies. On remarque en France que, dès qu’un homme entre dans une compagnie, il prend d’abord ce qu’on appelle l’esprit du corps : tu en seras de même ; et je ne crains pour toi que l’embarras des applaudissements."

À Paris, le 6 de la lune de Zilcadé, 1714.