Lettres persanes/Lettre 122

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 68-72).

LETTRE CXXII.

USBEK AU MÊME.


L’effet ordinaire des colonies est d’affaiblir les pays d’où on les tire, sans peupler ceux où on les envoie.

Il faut que les hommes restent où ils sont : il y a des maladies qui viennent de ce qu’on change un bon air contre un mauvais ; d’autres qui viennent précisément de ce qu’on en change.

L’air se charge, comme les plantes, des particules de la terre de chaque pays. Il agit tellement sur nous, que notre tempérament en est fixé. Lorsque nous sommes transportés dans un autre pays, nous devenons malades. Les liquides étant accoutumés à une certaine consistance, les solides à une certaine disposition, tous les deux, à un certain degré de mouvement, n’en peuvent plus souffrir d’autres, et ils résistent à un nouveau pli.

Quand un pays est désert, c’est un préjugé de quelque vice particulier de la nature du terrain ou du climat : ainsi, quand on ôte les hommes d’un ciel heureux pour les envoyer dans un tel pays, on fait précisément le contraire de ce qu’on se propose.

Les Romains savoient cela par expérience ; ils reléguoient tous les criminels en Sardaigne, et ils y faisoient passer des Juifs. Il fallut se consoler de leur perte ; chose que le mépris qu’ils avoient pour ces misérables rendoit très facile.

Le grand Chah-Abas, voulant ôter aux Turcs, le moyen d’entretenir de grosses armées sur les frontières, transporta presque tous les Arméniens hors de leur pays, et en envoya plus de vingt mille familles dans la province de Guilan, qui périrent presque toutes en très peu de temps.

Tous les transports de peuple faits à Constantinople n’ont jamais réussi.

Ce nombre prodigieux de nègres dont nous avons parlé n’a point rempli l’Amérique.

Depuis la destruction des Juifs sous Adrien, la Palestine est sans habitants.

Il faut donc avouer que les grandes destructions sont presque irréparables, parce qu’un peuple qui manque à un certain point reste dans le même état ; et si, par hasard, il se rétablit, il faut des siècles pour cela.

Que si, dans un état de défaillance, la moindre des circonstances dont je t’ai parlé vient à concourir, non-seulement il ne se répare pas, mais il dépérit tous les jours, et tend à son anéantissement.

L’expulsion des Maures d’Espagne se fait encore sentir comme le premier jour : bien loin que ce vide se remplisse, il devient tous les jours plus grand.

Depuis la dévastation de l’Amérique, les Espagnols, qui ont pris la place de ses anciens habitants, n’ont pu la repeupler ; au contraire, par une fatalité que je ferois mieux de nommer une justice divine, les destructeurs se détruisent eux-mêmes, et se consument tous les jours.

Les princes ne doivent donc point songer à repeupler de grands pays par des colonies. Je ne dis pas qu’elles ne réussissent quelquefois ; il y a des climats si heureux que l’espèce s’y multiplie toujours : témoins ces îles[1] qui ont été peuplées par des malades que quelques vaisseaux y avoient abandonnés, et qui y recouvroient aussitôt la santé.

Mais, quand ces colonies réussiroient, au lieu d’augmenter la puissance, elles ne feroient que la partager, à moins qu’elles n’eussent très-peu d’étendue, comme sont celles que l’on envoie pour occuper quelque place pour le commerce.

Les Carthaginois avoient, comme les Espagnols, découvert l’Amérique ou, au moins, de grandes îles dans lesquelles ils faisoient un commerce prodigieux : mais, quand ils virent le nombre de leurs habitants diminuer, cette sage république défendit à ses sujets ce commerce et cette navigation.

J’ose le dire : au lieu de faire passer les Espagnols dans les Indes, il faudroit faire repasser les Indiens et les métis en Espagne ; il faudroit rendre à cette monarchie tous ses peuples dispersés ; et, si la moitié seulement de ces grandes colonies se conservoit, l’Espagne deviendroit la puissance de l’Europe la plus redoutable.

On peut comparer les empires à un arbre dont les branches trop étendues ôtent tout le suc du tronc, et ne servent qu’à faire de l’ombrage.

Rien ne devroit corriger les princes de la fureur des conquêtes lointaines que l’exemple des Portugais et des Espagnols.

Ces deux nations, ayant conquis avec une rapidité inconcevable, des royaumes immenses, plus étonnées de leurs victoires que les peuples vaincus de leur défaite, songèrent aux moyens de les conserver, et prirent, chacun pour cela, une voie différente.

Les Espagnols, désespérant de retenir les nations vaincues dans la fidélité, prirent le parti de les exterminer, et d’y envoyer d’Espagne des peuples fidèles : jamais dessein horrible ne fut plus ponctuellement exécuté. On vit un peuple, aussi nombreux que tous ceux de l’Europe ensemble, disparaître de la terre à l’arrivée de ces barbares, qui semblèrent, en découvrant les Indes, avoir voulu en même temps découvrir aux hommes quel étoit le dernier période de la cruauté.

Par cette barbarie, ils conservèrent ce pays sous leur domination. Juge par là combien les conquêtes sont funestes, puisque les effets en sont tels : car enfin, ce remède affreux étoit unique. Comment auroient-ils pu retenir tant de millions d’hommes dans l’obéissance ? Comment soutenir une guerre civile de si loin ? Que seroient-ils devenus, s’ils avoient donné le temps à ces peuples de revenir de l’admiration où ils étaient de l’arrivée de ces nouveaux dieux et de la crainte de leurs foudres ?

Quant aux Portugais, ils prirent une voie tout opposée ; ils n’employèrent pas les cruautés : aussi furent-ils bientôt chassés de tous les pays qu’ils avoient découverts. Les Hollandais favorisèrent la rébellion de ces peuples, et en profitèrent.

Quel prince envieroit le sort de ces conquérants ? Qui voudroit de ces conquêtes à ces conditions ? Les uns en furent aussitôt chassés ; les autres en firent des déserts, et rendirent de même leur propre pays.

C’est le destin des héros de se ruiner à conquérir des pays qu’ils perdent soudain, ou à soumettre des nations qu’ils sont obligés eux-mêmes de détruire ; comme cet insensé qui se consumoit à acheter des statues qu’il jetoit dans la mer, et des glaces qu’il brisoit aussitôt.

De Paris, le 18 de la lune de Rhamazan 1718.

  1. L’auteur parle peut-être de l’Île de Bourbon