Lettres persanes/Lettre 121

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 67-68).

LETTRE CXXI.

USBEK AU MÊME.


Les pays habités par les sauvages sont ordinairement peu peuplés, par l’éloignement qu’ils ont presque tous pour le travail et la culture de la terre. Cette malheureuse aversion est si forte que, lorsqu’ils font quelque imprécation contre quelqu’un de leurs ennemis, ils ne lui souhaitent autre chose que d’être réduit à labourer un champ, croyant qu’il n’y a que la chasse et la pêche qui soient un exercice noble et digne d’eux.

Mais, comme il y a souvent des années où la chasse et la pêche rendent très-peu, ils sont désolés par des famines fréquentes ; sans compter qu’il n’y a pas de pays si abondant en gibier et en poisson qu’il puisse donner la subsistance à un grand peuple, parce que les animaux fuient toujours les endroits trop habités.

D’ailleurs, les bourgades de sauvages, au nombre de deux ou trois cents habitants, isolées les unes des autres, ayant des intérêts aussi séparés que ceux de deux empires, ne peuvent pas se soutenir, parce qu’elles n’ont pas la ressource des grands États, dont toutes les parties se répondent et se secourent mutuellement.

Il y a chez les sauvages une autre coutume qui n’est pas moins pernicieuse que la première : c’est la cruelle habitude où sont les femmes de se faire avorter, afin que leur grossesse ne les rende pas désagréables à leurs maris.

Il y a ici des lois terribles contre ce désordre ; elles vont jusques à la fureur. Toute fille qui n’a point été déclarer sa grossesse au magistrat est punie de mort si son fruit périt : la pudeur et la honte, les accidents mêmes ne l’excusent pas.

De Paris, le 9 de la lune de Rhamazan 1718.