Lettres parisiennes/Année 1844/19


◄  XVIII.
1845, I.  ►
1844

LETTRE DIX-NEUVIÈME..

Attaques nocturnes. — Paris repaire de brigands. — Il n’y a d’important que les niaiseries.
21 décembre 1844.

Nous voilà revenus aux jours heureux du moyen âge, alors que les rues étaient désertes et sombres, et qu’on n’osait sortir après le couvre-feu que bien armé de sa bonne dague de Tolède, que bien escorté par ses fidèles estafiers. On n’entend parler depuis un mois que d’attaques nocturnes, de guet-apens, de vols audacieux. La civilisation semble n’avoir eu d’autre résultat que de rendre les malfaiteurs plus habiles, les crimes plus ingénieux ; c’est là qu’est le véritable progrès, le perfectionnement incontestable. Quelqu’un disait un jour : « Pourquoi n’y aurait-il pas des bandes d’honnêtes gens comme il y a des bandes de voleurs ? Qu’est-ce qui empêche donc les honnêtes gens de se mettre d’accord ? — C’est la conscience, répondit un philosophe ; rien ne serait plus varié que cette collection de consciences ; le bien est moins absolu que le mal ; il y aurait des discussions interminables. »

Ce qu’il y a d’effrayant dans ces attaques nocturnes, c’est la noble impartialité des assaillants : ils frappent également le riche et le pauvre ; ils fouillent indifféremment les beaux habits et les vieux habits ; que vous ayez quelque chose ou que vous n’ayez rien, ce n’est qu’une chance plus ou moins heureuse ; ils vous tuent d’abord, quitte à se tromper, et ils s’inquiètent peu de leur erreur. Cette égalité devant le meurtre est un bienfait de la civilisation qui dépasse tous les rêves humanitaires. Mais quoi de plus affreux ! Vivre dans l’indigence et mourir comme un Mondor ; être tout le jour poursuivi par ses créanciers, et ne trouver de crédit que le soir, chez ses assassins, c’est cruel. Autrefois, la misère avait au moins un privilège, la sécurité ; elle ne le possède plus. N’avoir rien, ce n’est plus une garantie contre la cupidité des hommes.

Paris est assez troublé par ces aventures sinistres, les réunions de famille surtout se ressentent désagréablement de ces préoccupations défensives. Chaque soirée intime finit, comme le quatrième acte des Huguenots commence, par la bénédiction des poignards. On ne laisse sortir de chez soi ses parents, ses amis, qu’après avoir visité leurs armes, et c’est alors une exhibition effrayante de poignards, de cannes à épée, de couteaux, de stylets ; l’élégant salon se métamorphose aussitôt en une boutique d’armurier. Ces objets aimables se posent sur la table à côté des paniers à ouvrage, des boîtes à filet ; ils s’accrochent, s’enlacent dans les tricots ébouriffés, ils s’enfoncent dans les pelotes de laine ; chacun fait valoir son adresse et vante sa présence d’esprit ; on s’essaye à la lutte, on joue, on rit ; c’est gai, c’est charmant ; ce qui n’empêche pas que cela ne soit triste et révoltant. À quoi donc nous sert-il d’habiter un endroit où l’on nous fait payer le sol, l’espace, l’eau, l’air, le jour !… si ce n’est pas même pour y trouver les avantages qu’on trouve dans une prison ? Là, si on n’est pas libre, du moins on est gardé.

Le danger d’être tué par des brigands citadins n’est pas le seul qui vous menace ; il y en a un autre plus terrible encore : c’est d’être tué par vos amis. Après huit heures du soir, tout homme qui marche derrière vous est suspect ; vous écoutez le bruit de ses pas avec effroi, vous saisissez votre arme, et, bravement, vous vous arrêtez pour le laisser passer ; mais à peine est-il passé devant vous que la situation change : c’est vous-même qui lui devenez suspect. Il s’arme comme vous, il imite votre manœuvre : il s’arrête, et vous passez devant lui à votre tour. Ce manège se continue de la sorte jusqu’à ce que vous arriviez à votre demeure ; là, nouvelle crainte : l’homme qui vous suit cesse de marcher en même temps que vous ; il va tenter un coup désespéré ; vous saisissez le bouton de la sonnette, et vous vous retournez brusquement pour faire face à l’ennemi en lui montrant, aux lueurs du réverbère, votre poignard ou votre épée ; mais l’ennemi s’écrie : « Ah ! c’est lui ! » Vous répondez : « Eh ! c’est toi ! — Tu m’as pris pour un voleur ? — Oui ; mais aussi pourquoi me suivais-tu ? — Je ne te suivais pas ; j’allais chez toi pour te demander si tu veux venir souper avec nous, et tu me reçois à coups de poignard ! — Mais il me semble que toi-même tu avais préparé pour moi un petit stylet fort gentil ! — Je ne te reconnaissais pas du tout ; tu es affreux avec ce cache-nez écossais. Quel bonheur que nous soyons un peu braves ! À notre place, deux poltrons auraient perdu la tête et se seraient tués tous les deux… » Et chacun raconte une aventure de cette espèce, une véritable peur ou une fausse peur. Un grand jeune homme traversait l’autre soir, vers minuit, la rue Royale ; il s’aperçoit qu’un homme traverse la rue en même temps que lui, il prend par la place Louis XV et marche le long des fontaines. L’homme, qui était assez mal mis et qui s’enveloppait dans un manteau sombre en affectant des airs frileux, prend le même chemin et semble marcher sur ses traces et dans son ombre, ou plutôt dans ses ombres, car il y a des moments où sur la place Louis XV et dans les Champs-Élysées on a deux ombres ; le jeune homme inquiet presse le pas, il gagne le pont de la Concorde, l’homme au manteau sombre le suit encore ; le jeune homme s’en va le long du quai d’Orsay, l’homme au manteau le suit toujours. Le jeune homme traverse la chaussée et se dirige vers la rue de Poitiers ; l’homme au manteau traverse de même la chaussée et se dirige de même vers la rue de Poitiers. Enfin le jeune homme, impatient, se retourne et, levant sa canne, il dit d’une voix ferme : « Pourquoi me suivez-vous, monsieur ? — Parce que je meurs de peur, répond le malheureux d’une voix tremblante ; je me sens très-faible, et j’espère que, si on m’attaquait, vous voudriez bien me défendre, vous, monsieur, qui êtes si fort. » Le jeune homme se mit à rire. « En effet, dit-il, vous êtes tout tremblant. — Ah ! monsieur, je viens d’avoir les fièvres, c’est ma première sortie ; on appelle ça une convalescence ! je me soutiens à peine, je ne sais pas comment je pourrai me traîner jusque chez moi. — De quel côté allez-vous ? — Par là. — Ce n’est plus mon chemin ; mais c’est égal, vous m’avez l’air d’un brave homme, je vais vous reconduire chez vous. » Et le jeune homme, en racontant cette histoire, se moquait plaisamment de lui-même. « Jamais je ne me pardonnerai, ajoutait-il, d’avoir eu si longtemps peur d’un poltron. »

Les jours où l’on va dans le grand monde avec prétentions, on a moins d’inquiétude, on est en voiture ; les voleurs, dit-on, respectent les voitures et les cochers, du moins jusqu’à présent.

Les seules fêtes dont on ait parlé depuis quelques jours sont les fêtes d’ambassade ; les étrangers continuent à faire les honneurs de Paris. La beauté à la mode, c’est la belle lady Duff…, la sœur de la célèbre mistress Norton, la petite-fille de Sheridan. Chaque hiver voit briller à Paris une étoile nouvelle. Tantôt la clarté vient du Nord, tantôt la douce lueur vient du Midi. Une année, la mode proclame reine lady d’Ors… ; une autre année, elle donne le sceptre à la séduisante marquise Pallavi…, puis elle couronne la charmante princesse Gal… ; enfin elle vient d’offrir la royauté à la petite-fille de Sheridan. Donc lady Duff… est l’étrangère à la mode. Ah ! qu’elle est jolie ! Son frère est l’étranger à la mode ; ça se trouve bien, ils triomphent en famille.

Notre dernier feuilleton nous a attiré force critiques. Messieurs les républicains se sont révoltés ; nous les avions accusés d’être grossiers ; pour nous confondre, ils nous répondent… quoi ? des grossièretés. — Les maladroits ! Il y a de si jolies choses à dire contre nous !

Puis, d’autres personnes nous ont reproché d’attacher trop d’importance à des niaiseries. Ô naïves personnes ! vous ne savez donc pas qu’aux yeux de l’observateur, il n’y a, dans ce monde, de sérieux que les niaiseries, parce qu’il n’y a de primitif, d’involontaire et par conséquent de sincère que les niaiseries. Dans les grandes actions de la vie, on se surveille, on se pare, quelquefois même on se masque… Dans les niaiseries de tous les jours, on se trahit. Les grandes actions ne disent à l’observateur que ce qu’on veut être ; les niaiseries seules lui révèlent ce qu’on est.