Lettres parisiennes/Année 1841/07

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1841

LETTRE SEPTIÈME.

À bas l’égalité ! — Les hommes sont tous égaux !… Non. — Injustices de la nature réparées par la société. — Valeurs fictives créées pour rétablir l’équité. — Petit bossu grand d’Espagne. — Les bras et les bracelets. — Les cheveux et les diamants. — La parure plus belle, hélas ! que la beauté.
25 mars 1841.

Quoi ! lui aussi, il a prononcé ce mot trompeur : égalité ! lui aussi a daigné jeter à son siècle cette flatterie. Il a dit : « La gloire est la noblesse de l’égalité ; » comme si la noblesse n’était autre chose que la consécration de la gloire ; comme si la gloire pouvait admettre l’égalité ; comme si l’égalité, avare, égoïste et jalouse, pouvait comprendre la gloire ! Et c’est lui ! lui, M. de Lamartine, qui vient à son tour bercer le monde de ce rêve étrange,

Ce rêve d’envieux qu’on nomme égalité !

Et il a pour complices, dans la propagation de cette riante chimère, tous les grands esprits de nos jours :

M. de Chateaubriand, qui fraternise avec les républicains, et que les républicains portent en triomphe au nom de l’égalité ;

M. de Lamennais, qui prêche au peuple le droit du plus fort, afin que le peuple, découvrant qu’il est le plus fort, se révolte au nom de l’égalité ;

George Sand, qui prouve que les menuisiers sont beaucoup plus beaux et plus spirituels que les jeunes seigneurs, et qui marie ses menuisiers à des marquises, toujours au nom de l’égalité.

Et ce sont précisément les êtres les plus injustement doués de la nature qui viennent parler d’égalité ! Ce sont ceux-là mêmes qui ont reçu la plus forte, la plus noble part, qui viennent sans pitié contester le peu de valeur de ce qui reste aux autres. Ce sont enfin ces soi-disant précurseurs du règne de l’égalité qui vont, sans prévoyance, à jamais détruire la seule égalité raisonnable, imparfaite sans doute, mais réelle, que la société, après tant de siècles, était parvenue à fonder !

Car, il faut bien vous le dire, au risque de tous faire crier au paradoxe, c’est la société qui a inventé l’égalité.

Oui, c’est elle !… Ce n’est pas la nature, vous en conviendrez.

La nature, injuste, cruelle, marâtre, aux uns avait donné tout, — aux autres rien.

Elle n’avait que des favoris ou des victimes.

Ceux-ci étalaient pompeusement leur trésor, ceux-là cachaient honteusement leur misère.

Elle prodiguait ses dons au hasard ; son caprice était sa seule loi.

Quelquefois ses dons les plus précieux, c’est-à-dire la force, l’intelligence et la beauté, devenaient le patrimoine d’un seul mortel, et cet homme, à l’instant même reconnu pour maître par les autres hommes, s’emparait du pouvoir absolu, et de l’empire du monde et de l’empire des cœurs. Aucun être vivant ne pouvait lutter contre lui. Comment n’aurait-il pas triomphé ? Sa toute-puissance était une conséquence de sa supériorité naturelle : il était le plus redouté, parce qu’il était le plus fort ; il était le plus écouté, parce qu’il était le plus intelligent ; il était le plus aimé, parce qu’il était le plus beau.

Souvent aussi, par une malice désespérante, la nature refusait ces trois dons à la fois à un malheureux paria qui se voyait condamné, par cette injustice, à une détresse, à un abaissement éternels. Il devenait à l’heure même l’esclave de tous les autres hommes, la victime de tous les mauvais vouloirs. On le maltraitait parce qu’il était le plus faible, on le méprisait parce qu’il était le plus abject, on le repoussait parce qu’il était le plus laid. Pour lui, point de succès ; pour lui, point de tendresse. Comment, hélas ! le consoler ? Que donner en compensation à celui que la nature implacable a privé de ses dons sublimes, la force, l’intelligence et la beauté ?

Quels bienfaits, dites, quels bienfaits peuvent valoir jamais de tels trésors, promesses de gloire et de bonheur ? car la force, c’est le courage ; car l’intelligence, c’est la foi ; car la beauté, c’est l’amour !

Ah ! vous le pensez comme nous, ces dons-là sont inappréciables, rien ne saurait les remplacer, rien ne saurait consoler le misérable à qui la nature les a refusés.

Rien, n’est-ce pas ? rien.

Et cependant la société, juste, compatissante, généreuse, a su trouver ce merveilleux secret ! Dans son ingénieuse équité, elle a su imaginer des consolations pour une telle douleur, des dédommagements pour une telle misère, des réparations pour une telle injustice.

Elle a opposé des avantages fictifs à ces avantages réels si arbitrairement distribués ; et elle est parvenue à dédommager par des dons imaginaires ceux à qui les dons naturels avaient manqué. C’est alors qu’elle a créé des valeurs artificielles, des vanités de prix, des bonheurs de convention, pour tenir lieu des qualités véritables trop rares, comme en affaires de banque on émet du papier-monnaie pour suppléer le numéraire insuffisant.

Ainsi, pour contre-balancer la force naturelle, elle a créé une force sociale : la richesse.

Ainsi, pour contre-balancer l’intelligence naturelle, elle a créé une intelligence sociale : l’éducation, qui souvent détrône l’instinct.

Ainsi, pour contre-balancer la noblesse naturelle, la beauté, elle a créé une noblesse sociale : la naissance.

Et elle a si bien fait, que les hommes ont tout de suite pris au sérieux ces puissances conventionnelles, et qu’ils ont fini par les regarder même comme très-supérieures à celles que la nature seule pouvait donner.

Et la lutte s’est établie entre toutes ces puissances rivales : force, richesse, intelligence, éducation, beauté, noblesse, se sont disputé les joies de ce monde, et la société s’est applaudie de son ouvrage. En imaginant cet heureux système, elle avait du moins remédié à bien des maux ; certes, ce n’était point fonder une égalité absolue, mais c’était multiplier les chances de compensations dans le partage. Ce n’était pas établir un niveau universel, mais c’était maintenir un équilibre relatif ; c’était constituer l’échange, organiser la mutualité, et la mutualité est le grand secret de toutes les combinaisons sociales. Si l’égalité absolue est une chimère, la mutualité seule est une réalité, parce que les philosophes ont beau le proclamer, les hommes ne sont pas tous égaux ; ils sont tous frères, ce qui est très-différent.

Mais revenons à cet admirable système des consolations ingénieuses. Dans sa prévoyante sollicitude, la société ne négligea aucun détail. À chaque bienfait, elle sut répondre par un bienfait équivalent ; à chaque faveur, elle sut obvier par une contre-faveur. Elle alla même un peu trop loin : elle donna tant à ceux qui n’avaient rien, que ceux qui avaient tout commencèrent à se plaindre. Les consolés étaient devenus les heureux.

Il y avait des hommes alertes et bien portants qui marchaient d’un pas si vif et si léger, que les autres hommes ne pouvaient les suivre, et qu’ils arrivaient toujours les premiers, en prenant partout la meilleure place.

La société, pour contre-balancer cet avantage, imagina des véhicules très-compliqués qui servaient à transporter d’un lieu à un autre les asthmatiques et les boiteux, de sorte que tous ceux qui ne pouvaient marcher, s’habituant à voyager dans de bons carrosses, se consolèrent peu à peu d’être privés du plaisir de voyager à pied, et bientôt ils cessèrent de regretter cet avantage.

Il y avait des hommes d’une taille noble et fière, qui tout d’abord attiraient l’attention des femmes. Les autres hommes, qui étaient petits et chétifs, par elles n’étaient même pas regardés, et ils se sentaient, par cette indifférence, humiliés et contristés.

La société, toujours spirituellement charitable, eut pitié de ces pauvres gens si maltraités, elle voulut venir à leur secours ; elle inventa pour eux les habits magnifiques, les coiffures chevaleresques, les uniformes guerriers, voire les gants blancs et les souliers vernis, et elle chargea une jeune folle, appelée la Mode, de donner une signification à, toutes ces parures dont elle affubla les malheureux qu’elle voulait consoler. Et il arriva que ces laiderons, ainsi fagotés, parurent charmants aux yeux des femmes, et qu’elles les préférèrent souvent à des hommes d’une beauté remarquable, dont la tournure était noble et fière, mais dont le chapeau était passé de mode et dont les habits étaient fanés.

Il y avait de même des femmes d’une merveilleuse beauté qui accaparaient tous les hommages et qui voyaient, pour elles, toutes les autres femmes abandonnées. C’étaient des brunes éclatantes dont les yeux brillaient comme des étoiles ; c’étaient des blondes gracieuses dont les cheveux ondoyaient comme des vagues d’or ; c’étaient de folâtres jeunes filles qui riaient par coquetterie pour laisser voir leurs fraîches dents d’une blancheur éblouissante ; et puis, auprès d’elles, c’étaient des femmes louches, chauves, édentées. Que faire pour consoler ces malheureuses créatures ? Qu’imaginer pour contraindre les hommes à les admirer ? Comment les rendre jamais belles, ces femmes à qui manquaient toutes les séductions de la femme ? Quel éclat leur donner, quel langage leur apprendre qui puisse remplacer jamais le regard et le sourire ?

Oh ! c’était une grande difficulté à vaincre, c’était un aride problème à résoudre. La société a dû chercher longtemps le moyen d’y parvenir ; mais elle l’a trouvé enfin, et elle est sortie victorieuse de l’épreuve.

Elle est descendue au sein de la terre, et elle a arraché aux entrailles du monde un caillou qu’elle a choisi parce qu’il était le plus rare, le plus dur, le plus pénible à travailler, et après avoir poli ce caillou de sa main toute-puissante, elle l’a proclamé diamant.

Elle a plongé au fond de la mer, et du sein de l’Océan elle a rapporté une larme qu’elle a déclarée perle fine, et dont elle a consacré la valeur ; et puis elle a composé de ces diamants des couronnes, de ces perles des bandeaux, et elle a dit : « Les diadèmes sont plus beaux que les plus beaux cheveux ; les diamants ont plus d’éclat que les plus beaux yeux ; les perles valent mieux que les plus belles dents ! » et elle a crié aux femmes qui avaient le cou et les bras maigres : « Voici des colliers et des bracelets ! » et elle a dit à celles qui avaient les épaules noires : « Voici de blanches dentelles et des châles d’un très-grand prix ; cachez-vous, parez-vous ! avec cela vous pourrez séduire bien des cœurs, avec cela vous pourrez l’emporter sur les femmes les plus parfaitement belles, avec cela vous serez plus que jolies, vous serez élégantes et fashionables. Courage donc ; marchez la tête haute, ayez confiance, et vous verrez qu’on aime plus les femmes pour leur parure que pour leur beauté. »

Quand la société eut ainsi forgé toutes ses armes, quand elle eut remédié à tous les inconvénients, vaincu toutes les difficultés, elle attendit de pied ferme ces créatures d’élite, ces êtres privilégiés de la nature, auxquels sa prudence avait suscité tant de rivaux, contre lesquels son génie avait élevé tant d’obstacles. Alors elle pouvait du moins lutter avec ces orgueilleux favoris et s’opposer de toute sa force à leurs prétentions envahissantes. À celui qui avait reçu en partage force, intelligence et beauté, elle pouvait dire : « Sois fier, tu possèdes des trésors réels ; mais sois humble aussi, car il te manque tous les biens que je puis donner. La nature a trop fait pour toi, je ne te dois rien ; elle t’a créé pour dominer et pour séduire, mais moi je te condamne à obéir, à travailler ; elle t’a fait puissant et superbe, moi je te fais pauvre et obscur ; elle te destinait à être partout au premier rang, moi je te destine au dernier. C’est à toi de reconquérir ta place par ton courage, si tu le veux ; par ton génie, si tu le peux. Ah ! tu n’avais point d’égaux : eh bien, je t’en ai donné, moi ! »

Et par contre, appelant à elle l’homme qui n’avait rien reçu de la nature, qui était né chétif, abject, hideux, le malheureux qui n’avait devant lui qu’un avenir de désespoir et de honte, la société pouvait lui dire : « Sois humble, car la nature t’a maudit, mais sois fier aussi, car je t’ai comblé de tous les biens que ma puissance a su créer. La nature pour toi s’est montrée injuste, avare, cruelle ; moi, je suis compatissante et prodigue ; elle t’avait condamné à végéter dans la misère et dans l’isolement, moi je t’ai fait renaître pour vivre dans l’abondance et dans la joie. Les femmes t’auraient fui comme un objet d’horreur et de dégoût ; grâce à moi, les femmes vont rechercher ton amour comme une gloire, et leurs agaçantes coquetteries vont t’enivrer. Vois déjà cette tendre mère qui t’accueille d’un air si prévenant ; mendiant hideux, elle t’aurait fait chasser de sa basse-cour, dans la crainte que ton aspect épouvantable ne fît accoucher de peur sa fille aînée. Eh bien, grâce à moi, elle te regarde avec bienveillance, et en te regardant, toi si laid, elle n’est agitée que d’une pensée : c’est d’obtenir ta préférence pour sa fille cadette, qu’elle veut te donner pour épouse ; c’est de jeter dans tes bras difformes cet ange de beauté qu’elle instruit depuis longtemps à te plaire et à qui elle fait déjà comprendre que l’on pouvait t’aimer. C’est que moi je suis savante dans l’art des métamorphoses ! La nature avait fait de toi un crétin monstrueux, — moi je t’ai fait un grand d’Espagne de première classe, je t’ai donné le rang et la fortune, et par ces seuls dons je t’ai restitué ta part d’orgueil, de bonheur et d’amour. Des égaux, tu n’en avais point ; je t’ai donné des valets, des complaisants, des flatteurs ; bien plus encore, des envieux ! »

Mais, direz-vous, tous les grands d’Espagne ne sont pas des crétins hideux, il y en a de fort beaux et de fort aimables ; les hommes beaux et intelligents ne sont pas tous pauvres et obscurs, il y en a de très-opulents et de très-célèbres ; les femmes riches ne sont pas toutes laides, il y en a de fort jolies qui réunissent tous les avantages, qui ont les longs cheveux et les brillants diadèmes, les beaux yeux et les diamants, les belles dents et les perles fines, les beaux bras et les bracelets, les blanches épaules et les dentelles. Il y a des gens merveilleusement dotés qui ont accaparé tous les bienfaits de la nature et tous les dons de la société. Eh ! sans doute, c’est un malheur ; mais la société n’est pas coupable de ce malheur. Il y avait aussi jadis des gens qui mettaient cinq numéros à la loterie, et dont les cinq numéros sortaient. C’était aussi une grande injustice que ce quine si heureusement gagné ; mais jamais il n’est venu à l’idée de personne d’accuser la loterie de cette injustice.

Soit, c’est un malheur. — Non pas pour nous, vraiment ; nous appelons cela un bonheur, parce que nous sommes poëte, et que nous aimons l’harmonie, et que, loin de nous attrister, rien ne nous plaît autant que cet accord parfait d’un haut rang et d’une noble nature, que cette brillante union de l’opulence et de la beauté ; parce que nous avons reçu du ciel la plus humble mais aussi la plus douce des facultés, la plus fertile en jouissances, la faculté de l’admiration. Ah ! cet heureux don aide à supporter bien des privations et des injustices ! Cela rend indulgent pour les richesses d’autrui. Cela fait qu’on regarde avec calme ces superbes objets dont l’orgueil se pare, car on se console de ne pas les posséder en les admirant. — Mais pour ceux qui sont philosophes, pour les républicains, pour les libéraux, nous en convenons, c’est un grand malheur qu’il y ait au monde des gens si parfaitement heureux. Toutefois, ce qui doit faire supporter ce malheur, c’est qu’il est bien rare, c’est que le nombre de ces gens si heureux est bien petit. Aux plus favorisés il manque toujours quelque avantage. Celui-ci a la fortune et la beauté, sans la naissance. Celui-là qui a l’esprit et la naissance, est fort laid ; ce duc charmant n’a pas le sou, ce millionnaire n’a point d’esprit ; c’est que sur trente millions d’habitants il n’y a peut-être pas dans tout le pays cent personnes favorisées si complètement. C’est aussi que de tels bonheurs, quand ils sont extrêmes, s’achètent par de tristes infirmités, par de terribles catastrophes ; c’est enfin qu’ils ne peuvent durer.

Hélas ! n’avez-vous pas remarqué naguère encore ce triste phénomène de la perfection puni fatalement ? L’idéalité réalisée porte malheur ! Ô philosophes et libéraux, rassurez-vous, il existe, pour vous aider dans votre œuvre de nivellement, une vieille envieuse plus implacable que la vieille opposition, plus radicale que la jeune république ; une vieille jalouse, la mort, qui fait promptement justice de ce qui est trop parfait, trop pur, trop beau et trop aimé.

Rappelez-vous le sort de cette jeune princesse si belle, fille de France et femme de génie… morte à vingt ans !

Rappelez-vous le sort de ce jeune prince dont on nous vantait l’esprit et la beauté. C’était le petit-fils des Césars et l’enfant de Napoléon… mort à vingt ans !

Ô philosophes ! philosophes ! ayez pitié des beaux destins !

Et vous, poëtes sublimes, étoiles des peuples, phares du siècle, restez sur la montagne du haut de laquelle vous éclairez le monde, et ne descendez pas dans la plaine pour suivre la fausse voie que les sophistes ont tracée ; apôtres de vérité, chantres divins, parlez toujours la langue sacrée, et n’empruntez pas ce mot menteur au vocabulaire de l’envie : l’égalité !… Ce mot-là est presque un blasphème dans votre bouche. L’égalité !… mais, dans un temps où chacun travaille pour acquérir et mériter, l’égalité, c’est l’injustice.

L’égalité, c’est l’utopie des indignes.

Et d’ailleurs, si cette égalité que vous promettez était établie, si les privilèges du rang et de la fortune étaient supprimés, il ne resterait plus que ceux du génie, et votre part serait trop belle. Allons, soyez généreux, laissez vivoter ces vanités suprêmes, elles maintiennent l’équilibre ; comme cela, du moins, il y a encore quelques personnages qui peuvent lutter avec vous. Il y a encore quelques millionnaires et quelques rois qui peuvent se croire vos égaux.

Et vous, madame, vous que la nature a comblée de ses dons les plus précieux, vous qu’elle a bercée avec tant d’amour, vous qu’elle a parée avec tant d’orgueil, vous sa création favorite, vous son chef-d’œuvre, vous sa plus charmante injustice, ne soyez pas ingrate envers votre sort. Ne disputez pas à ces pauvres riches, à ces humbles nobles, les minces trésors de la fortune, les fades couleurs du blason. Ne soyez point si cruelle pour cette petite marquise, et laissez-lui ses parures. À chacune ses diamants. Ceux que vous avez dans la tête ont plus de prix que ceux qui brillent sur son front. Laissez-la se promener tranquillement dans sa calèche, et ne semez point de tant d’erreurs, de tant de ronces et de tant de menuisiers l’obscur chemin de sa vie. Quoi ! vous avez reçu en partage le génie et la beauté, ces présents superbes dont Satan lui-même fut enivré, et vous vous préoccupez de ce qu’il y a sur la terre des femmes d’un rang plus ou moins élevé !… Mais, madame, vous ne comprenez donc pas votre gloire, vous ne sentez donc pas votre bonheur, vous ne savez donc pas que le jour où vous êtes née la société a été forcée de créer au moins vingt duchesses, cinquante marquises, cent comtesses et trois cents baronnes, pour dédommager un peu toutes ces pauvres femmes dont vous avez pris la part.

Ah ! nous, nous n’avons reçu qu’une bien pâle étincelle dans l’injuste partage de l’immortelle clarté ; mais nous ne donnerions pas cette lueur, cette flamme tremblante, pour toutes les splendeurs de la plus brillante fortune et du plus haut rang. Nous n’avons obtenu au banquet de la renommée qu’une place bien modeste ; mais nous ne trouvons pas que ce soit l’avoir payée trop cher que de l’avoir achetée par l’ironie des sots, par les ennuis de la pauvreté et par la rigueur du travail.

Et nous avons le courage ou plutôt l’orgueil de dire que nous ne rêvons point l’égalité.

Mais l’égalité devant la loi ! criera-t-on. — Nous ne l’admettons pas plus qu’une autre. Eh ! c’est vraiment devant la loi qu’il ne saurait y avoir d’égalité. Il n’y a devant la loi que des innocents et des coupables, que des possesseurs et des usurpateurs, que des honnêtes gens et des fripons, que des oppresseurs et des opprimés, que des assassins et des victimes, et nous ne pensons pas que ces gens-là puissent jamais se regarder entre eux comme des égaux.

Non, non, les hommes ne sont égaux ni dans la vie ni dans la mort. Ne parlez plus de ce prétendu niveau de la tombe, de ces six pieds de terre qui suffisent au mendiant comme au roi… Mensonge ! toujours mensonge ! La mort n’égalise rien : à sa dernière heure, l’homme qui a lâchement vécu n’est pas l’égal de celui qui a vécu noblement. À son dernier soupir, l’homme dont l’existence a été douce et belle n’est pas non plus l’égal de celui qui a souffert toujours. Les vertus sont des titres, les souffrances sont des droits. On ne s’améliore pas en vain, on ne souffre pas inutilement. Dieu est un maître équitable, qui récompense chacun selon ses œuvres, et surtout selon ses peines. Heureuse l’âme qui a l’intelligence de ses douleurs ! pour elle les larmes ont un langage qu’elle comprend, le désespoir a des promesses qu’elle écoute. Oh ! qui de nous ne l’a senti, qu’en nous frappant Dieu s’engage, et qu’il est de certains chagrins, de certains tourments inouïs, insupportables, horribles, qui le compromettent avec nous pour l’éternité !

Non, ceux qui auront toujours ignoré ces affreuses peines ne seront pas, au jour du jugement dernier, les égaux de ceux qui les auront connues et dévorées.