Lettres parisiennes/Année 1841/04

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1841

LETTRE QUATRIÈME.

Les hommes politiques qui voient avant, pendant et après. — Dieu, que c’est triste d’être habile ! — Concert à l’Abbaye-aux-Bois donné au profit des inondés de Lyon. — Vers de M. de Lamartine.
10 février 1841.

La semaine, ou plutôt le mois, a commencé par un événement bien triste et bien grave, dont presque personne ne s’est effrayé, et les malheurs incompris sont les plus terribles. Paris lui-même a voté sa perte, et il s’amuse, il rit, il chante, il danse comme s’il était libre encore. Il regarde tranquillement forger ses chaînes sans comprendre qu’il les lui faudra porter. L’avenir n’est rien pour cette cité frivole. Un homme d’esprit a dit : « En politique, il y a trois manières de voir : avant, pendant et après. » Les gens de haute intelligence voient avant, ils pressentent les événements par les causes, ils présagent les malheurs par les fautes, ils jugent de la moisson par la semence ; ce sont des prophètes : on les admire, mais on se borne à les admirer. Les hommes d’un esprit droit et juste, mais que n’éclaire nul rayon d’en haut, voient pendant, et c’est déjà beaucoup. Ils comprennent le danger quand le danger est venu, et s’ils n’ont pas eu l’instinct de le prévoir, ils ont du moins l’intelligence de le repousser ; ils donnent aux faits qui s’accomplissent leur véritable nom ; ils disent d’un malheur : C’est un malheur ; et d’une lâcheté : C’est un crime. Ce ne sont pas des prophètes, mais ce sont des juges, et quelquefois d’habiles médecins.

Les esprits bornés, les cerveaux étroits, les gros yeux éteints, les petits yeux fermés, les sots à idées fausses, les bavards incrédules qui doutent de tout parce qu’ils ne doutent de rien, les niais galvanisés par les passions des autres, toute cette plèbe ignorante, qui est censée flotter entre le bien et le mal, mais qui en réalité n’hésite jamais à mal faire, tous ces gens-là voient après ; quand les événements sont bien irrévocablement accomplis, alors qu’il n’y a plus de remède, ils ouvrent enfin les yeux et regardent avec effroi les lourdes sottises qu’ils ont faites, les irréparables malheurs qu’ils ont causés.

Cette manière de classer les hommes politiques nous a paru très-ingénieuse, et pour notre part, nous l’avons depuis longtemps adoptée. Souvent nous nous demandons, en songeant à tel ou tel personnage politique, à laquelle de ces trois catégories il appartient, et, ce qui vous semblera singulier, c’est que nous avons remarqué que très-peu d’entre nos députés, par exemple, appartiennent à la seconde. On la croirait la plus nombreuse : eh bien, au contraire, c’est la plus pauvre. Voir les événements pendant qu’ils s’accomplissent, c’est bien facile, dira-t-on ; c’est pourtant ce qu’on fait le moins. On les voit peut-être mieux d’avance : il suffit pour cela d’avoir de nobles instincts ou de mauvaises intentions ; car nous ne devons pas oublier de ranger, dans la catégorie de ceux qui voient avant, les perturbateurs, les révolutionnaires, les faux guides, ceux-là ne sont point du tout ignorants dans la science du regard. Ils voient parfaitement bien que la route où ils vous poussent est fatale ; ils aperçoivent d’un coup d’œil la portée d’une loi mortelle, ils lisent couramment dans le livre de l’avenir, dont ils déchirent en se jouant les plus belles pages. Le mauvais génie, c’est encore du génie.

Mais les gens du monde… oh ! ceux-là voient après, longtemps après ; ils comprennent les malheurs, quand les malheurs interrompent les fêtes ; aujourd’hui ils s’amusent comme hier, et si on leur parle de ce vote désespérant, déshonorant, ils s’écrient impatientés : « Quoi ! encore les fortifications ! toujours les fortifications ! Quand donc cesserez-vous de nous parler de ces ennuyeuses fortifications ? » Quand elles seront bâties… Soyez tranquilles, alors on ne vous parlera plus de cela ni d’autre chose. Les feuilletons auront bien de la peine à être piquants à cette époque-là ; quel que soit le gouvernement appelé à jouir des bastilles, le silence sera par lui décrété : quel maître serait assez naïf pour laisser vivre la critique avec de pareils moyens de persuasion et après avoir établi une pareille censure ? Faites donc de l’ironie contre des citadelles, et lancez donc des épigrammes à des interlocuteurs qui vous envoient de la mitraille ! Ah ! M. de Lamartine, l’autre jour, avait bien raison de dire qu’il ne se fie point aux réserves que fait la gauche pour la liberté. Qu’est-ce qu’un article de loi devant vingt forts et une enceinte pouvant tourner, sur un signe du télégraphe, trois mille bouches à feu sur la constitution ? « Quand Bonaparte, ajoutait-il, s’empara du pouvoir absolu après le 18 brumaire, il appela son despotisme du nom de république. Les libéraux du temps se déclarèrent contents, comme ceux d’aujourd’hui, et la liberté fut perdue. »

M. de Lamartine parlait ainsi au milieu d’un groupe de députés assemblés au pied de la tribune pendant le fatal scrutin. L’un d’eux, imprudent ou sincère, trahissant la véritable pensée de la loi, pour la défendre, osait dire : « Fortifier Paris, c’est fortifier le pouvoir. » M. de Lamartine reprit vivement : « C’est fortifier la guillotine ! » Les poëtes sont prophètes… Ô messieurs les pairs, ayez donc le courage d’avoir peur !

Mais non, ils se laissent séduire en détail, partiellement, individuellement. On les convie à dîner, ils savent que ces invitations sont un langage, et ils y répondent ; ils s’étonnent bien un peu de ces politesses tentatrices. Qu’on invite les députés pour les entraîner, c’est tout simple ; eux ne peuvent s’en offenser, ils donnent à dîner à leurs électeurs pour obtenir leurs voix, ils comprennent qu’on leur donne aussi à dîner pour avoir leurs votes ; mais les hommes indépendants, mais les pairs de France… c’est différent : ils ont le droit de s’effaroucher de pareilles avances. Quelques-uns, les plus délicats, s’en formalisent tout à fait ; mais cela ne les empêche point d’aller dîner, et cela ne les empêchera point de voter dans le sens de leur dîner.

Et cette loi terrible, mortelle, antinationale, antilibérale, anticonstitutionnelle, sera adaptée par les deux Chambres, malgré les convictions de ceux-ci, malgré les engagements de ceux-là. Une effroyable fusion aura lieu en sa faveur, de part et d’autre les sacrifices les plus laids auront été accomplis avec une honteuse émulation de faiblesse ; et lorsqu’un jour l’histoire étonnée cherchera à comprendre une si monstrueuse coalition, un si ténébreux complot, elle dira : Il y avait une fois une conjuration dont la tête était aux Tuileries et les pieds dans les bureaux du National. Comment voulez-vous qu’on résiste lorsqu’on est à la fois séduit et menacé ? Comment voulez-vous qu’on refuse de voter une loi qui a pour elle le ministère et les ennemis du ministère, la royauté et les ennemis de la royauté ? Loin de l’accabler, il faudra plaindre le député malheureux, effrayé ou fasciné, qui aura vainement voulu combattre

Barrot, le ministère et le chef de l’État.
Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ? — Qu’il votât !

Ce qu’il y a de désenchanteur dans ces sortes de batailles, c’est l’affreuse et coupable habileté qu’on y déploie. Dieu, que c’est triste d’être habile ! Que M. Guizot a dû souffrir pendant ces débats ! lui qui a commencé sa carrière politique par une marche si franche, lui qui s’était si noblement habitué à une impérieuse loyauté !… comme il a dû souffrir de cette obligation d’être habile ! Que tous ces détours ont dû le fatiguer ! Pour un homme sincère, quelle rude tâche que la composition et le maniement d’une majorité ! Quel pénible rôle il a été contraint de jouer dans toute cette affaire ! Combattre avec la moitié de sa majorité contre l’autre moitié ; se mettre à la tête de l’opposition pour venir démolir cette majorité ; lutter avec ses ennemis contre ses amis, au risque de les affliger, de les humilier et de les perdre, et remporter une frauduleuse victoire en démoralisant son armée… Ce rôle a dû lui sembler horrible ; ce n’est pas celui-là qu’il avait rêvé ; nous lui rendons justice, et nous comprenons tout ce qu’il doit ressentir d’amertume et de découragement. Être forcé à de pareils détours quand on a choisi la ligne droite pour devise ; n’avoir plus que des soldats ignorants et traîtres quand on a eu d’intelligents et de loyaux auxiliaires ; n’avoir plus que des complaisants quand on a eu des séides, cela doit être bien douloureux. Voilà donc comme les caractères les plus absolus se décomposent en arrivant au pouvoir ; voilà ce que vous autres vous appelez habileté politique, stratégie parlementaire. Nous donnons à de telles manœuvres un autre nom ; nous appelons ce genre d’habileté la rouerie constitutionnelle, et nous disons : Si le pouvoir s’achète au prix de la loyauté du cœur, que le ciel en préserve ceux que l’on peut encore aimer et admirer !

Mais nous vous entendons d’ici vous écrier : « N’en finirez-vous donc pas avec vos fortifications ? » Que voulez-vous ! nous avons l’esprit très-mal fait et très-peu en harmonie avec la légèreté du vôtre. Parce qu’un malheur est accompli, désespérément accompli… ce n’est pas pour nous une raison suffisante de s’en consoler tout de suite ; d’ailleurs, celui-là a un avantage, c’est qu’il est plein d’avenir, ce qui empêche qu’on ne l’oublie.

Le monde parisien, depuis quinze jours, est dans tout son éclat, et ce feuilleton, commencé vendredi, a été interrompu par trois bals, deux concerts et trois lectures, deux comédies et une tragédie, rien que cela ! et puis aussi peut-être par l’état de l’atmosphère, comme les dépêches télégraphiques. Vendredi soir, nous avons tout quitté pour aller entendre à l’Abbaye-aux-Bois la plus délicieuse musique qu’il soit permis d’entendre. Lablache a été, comme toujours, admirable et charmant. Cette voix si puissante, et cependant si légère, est un phénomène auquel on a peine à s’accoutumer ; ce condor aux ailes immenses qui daigne chanter comme un rossignol, ce géant qui fredonne comme un enfant, ce Jupiter qui imite Orphée et qui jette ses armes terribles pour s’accompagner sur la lyre ; ce tonnerre si bon musicien qui, après avoir grondé dans la montagne, s’amuse à dérouler les échos en changeant tout à coup ses roulements en roulades ; ce prodige de la nature et de l’art nous semble chaque année plus merveilleux. Vous êtes accoutumés à ce prodige, et parce que vous entendez cette belle voix très-souvent, elle vous paraît une voix plus étendue qu’une autre, et voilà tout ; mais, pour nous, c’est la voix la plus extraordinaire qui ait jamais existé. Par suite de ce même esprit mal fait dont nous vous parlions tout à l’heure, nous disons encore : Parce qu’on entend tous les jours une chose merveilleuse sans la comprendre, ce n’est pas une raison de l’expliquer ou de ne plus s’en étonner.

À minuit, mademoiselle Rachel est arrivée. — Pourquoi donc venait-elle si tard ? — Parce qu’elle jouait ce soir-là dans Mithridate. — Et pourquoi jouait-elle précisément un jour où elle devait dire des vers chez madame Récamier au profit des inondés ? Une bonne action, c’est chose sacrée ; cela ne se remet pas par indisposition comme une autre fête. Avec des gens qui meurent de faim, il faut être exact. — On l’avait forcée à jouer ce jour-là. — Mais, encore une fois, pourquoi ce jour-là ? — Parce que ce jour-là elle devait dire des vers à l’Abbaye-aux-Bois. — On voulait donc la contrarier ? — Ah ! vous commencez à comprendre ! — Mais pourquoi, au Théâtre-Français, veut-on la contrarier ? — Parce qu’on ne l’aime pas. — Et pourquoi ne l’aime-t-on pas ? — Parce qu’elle a de grands succès et que le public l’admire. — Vous m’en direz tant… — On ne peut pas avoir pour soi le public et le comité. Vous ne savez pas, vous, ce que c’est qu’un comité : c’est une association de haines dissimulées, un faisceau de vanités coalisées, une mixture d’amertumes subtilisées ; un comité, c’est un méchant collectif qui n’est jamais responsable de ses méchancetés ; c’est un envieux abstrait qui n’a jamais à rougir de son envie ; c’est un criminel toujours masqué qui commet son crime et subit sa peine sans jamais dire son nom. En fait de malices et d’ingénieux complots, un comité peut rivaliser avec une commission, un tribunal, un conseil, un syndicat et même une académie.

Mademoiselle Rachel a parfaitement dit le songe d’Athalie et toute la scène avec Joas. Son succès a été complet. M. de Chateaubriand, M. le duc de Noailles, M. Ballanche, toutes les illustrations de l’endroit l’ont applaudie avec enthousiasme. On l’a trouvée très-belle comme tragédienne et très-jolie comme femme. Elle était mise à merveille ; son costume, d’un goût exquis, tenait à la fois du salon et du théâtre : c’était une robe blanche garnie de chefs d’or et nouée autour du cou par un chef d’or, avec de longues manches flottantes, puis dans ses beaux cheveux noirs des bandelettes d’or. Ce n’était pas une Athalie, sans doute : Athalie n’était pas si jeune et ne devait pas être si agréable ; mais c’était une Cléopâtre, gracieuse jusque dans sa violence, séduisante jusque dans sa haine, délicate jusque dans sa cruauté. Et puis, quand elle eut quitté l’estrade si ingénieusement élevée pour elle dans un des angles du salon, ce n’était plus qu’une jeune fille aux nobles manières, au modeste maintien, recevant avec joie, mais sans embarras, les compliments flatteurs de toutes les grandes dames et de tous les grands talents qui s’empressaient autour d’elle.

Nous serions bien charmé de pouvoir vous répéter tout ce qu’on a dit ce soir-là de l’aimable maîtresse de la maison, de sa beauté toujours présente, de sa bonté toujours nouvelle ; de cette femme, la plus femme de toutes les femmes, et la plus constamment aimée de toutes celles qui ont mérité d’être aimées ; mais elle nous a défendu de parler d’elle, et nous n’en dirons pas un mot. Que les inondés nous pardonnent !

Lady Byron avait envoyé cent francs pour un billet ; on pensait qu’elle devait venir à ce concert. — Sans doute elle est ici ; dit quelqu’un. — Elle est ici, répond un autre affirmativement. — La voici ! comprend un troisième. Et quand nous arrivons demandant si lady Byron est dans le salon, on nous répond : « Oui, elle est en face de vous… » et l’on nous montre une grande femme coiffée d’un turban de gaze brodé d’argent. Nous regardons vite la célèbre veuve de Lara. Mais, ô surprise ! cette prétendue lady Byron, que nous n’avons point du tout l’honneur de connaître, nous fait signe de la main et nous sourit gracieusement… C’était mademoiselle d’Angeville, la célèbre voyageuse… Et nous avons rencontré des gens qui assuraient, le lendemain, avoir vu lady Byron à l’Abbaye-aux-Bois. Voilà comme on écrit l’histoire !

Nous allons maintenant vous raconter comment et dans quel but ont été faites les invitations d’un bal superbe donné ce soir par un riche Américain. Une grande dame s’est aussi chargée de faire la liste, et elle a prié ses amis : c’est une manière charmante d’amuser sa société aux dépens du nouveau monde ; les malins appellent ce genre de bal le bal à l’américaine. Celui d’aujourd’hui… Mais gardons cette description pour un autre jour ; une main amie nous envoie à l’instant l’album de madame la princesse G…, en nous autorisant à publier ces vers ravissants que M. de Lamartine vient d’y écrire. L’autre soir, la princesse, voyant M. de Lamartine souffrant et triste, lui offrait de prier pour lui ; il a improvisé cette réponse :

Quand on se rencontre et qu’on s’aime,
Que peut-on échanger de mieux
Que la prière, don suprême,
Or pur qu’on reçoit même aux cieux ?

Vous me l’offrez ; je la réclame,
Pensez à moi dans le saint lieu ;

Que cette obole de votre âme
M’enrichisse au trésor de Dieu !

L’Orient sous son ciel de fête,
Prenant les astres pour autel,
Sur les minarets du Prophète
Fait prier la voix du mortel.

Le chrétien, dans ses basiliques,
Réveillant l’écho souterrain,
Fait gémir ses graves cantiques
Par la cloche aux fibres d’airain.

Moi, j’emprunte une voix de femme
Pour porter au ciel mes accents ;
Mon hymne, en passant par son âme,
Prend plus de pleurs et plus d’encens.

Ces vers valent mieux que le récit du bal de M. B…, n’est-ce pas ? mais nous vous le donnerons samedi, car désormais nous ne manquerons plus volontairement un seul feuilleton. Nous avons encore tant de choses à dire avant que Paris soit fortifié, pétrifié, mortifié et bêtifié !