Lettres parisiennes/Année 1840/22

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1840

LETTRE VINGT-DEUXIÈME.

Les déménagements de raison et les déménagements d’inclination. — Fourier. — Une bonne guerre. — Une bonne famine. — Une bonne fièvre. — Une bonne gelée, etc., etc.
10 juillet 1840.

Vous plaît-il de savoir ce que font depuis huit jours les habitants de Paris, c’est-à-dire ce qui reste d’habitants à Paris ? ils déménagent, le déménagement étant un des plaisirs de l’été.

Or il en est des déménagements comme des mariages : il y a des déménagements de convenance et des déménagements de raison.

Il y en a bien encore une troisième espèce qu’on pourrait appeler déménagement d’inclination, celui qui se fait lorsqu’on éprouve le besoin de changer de quartier parce qu’on a changé d’amour ; mais nous ne voulons point parler de celui-là.

Le déménagement de convenance n’est pas sans charmes ; ordinairement, on ne quitte un appartement que l’on n’est point obligé de quitter que pour en prendre un beaucoup plus agréable ; souvent même c’est un appartement que l’on connaît depuis longtemps, que depuis longtemps on envie, et que l’on n’appelle jamais que l’appartement de madame une telle. On dit pendant un an : « Ah ! si j’avais ce salon-là, je l’arrangerais de telle façon. » Aussi, quand arrive le jour où l’on obtient enfin ce réduit tant désiré, on ne se plaint pas trop des embarras du déménagement. D’ailleurs, ce changement ne trouble en rien vos habitudes : vous n’avez point quitté votre quartier, peut-être même êtes-vous encore dans la même rue ; vous restez près de votre famille, de vos amis, qui s’empressent de venir vous visiter dans votre nouvelle demeure, et de vous donner leurs avis, et ils en donnent parfois de singuliers.

« Moi, dit l’un, à votre place, j’aurais fait de ceci ma chambre à coucher, et de cette pièce-là j’aurais fait un second salon, une sorte de parloir élégant, comme c’est aujourd’hui la mode. — Bien, reprend le patient emménagé, mais alors où logerai-je mon enfant ? — Vous avez donc un enfant ? — Ma femme est grosse de huit mois. — Ah ! je n’avais pas remarqué. — Eh ! mais c’est cela qui nous force à déménager. — Vous m’en direz tant ! — Avec un enfant, mon cher, on ne se permet point le parloir élégant. — Je comprends maintenant pourquoi vous n’avez pas de second salon ; mais vous pourrez avoir un second enfant, par exemple : la chambre est superbe, on y ferait un dortoir. »

« Moi, dit un autre, j’aurais mis cette armoire de Boulle entre les deux fenêtres. — Elle n’y peut pas tenir. — Je vous dis qu’elle y serait à merveille… » L’ami incrédule mesure l’armoire et le trumeau ; la différence est monstrueuse, il s’en faut d’un demi-mètre… « Ah ! vous aviez raison, » dit-il.

Arrive une jeune femme qui se croit excellente musicienne. « Quel meurtre ! s’écrie-t-elle. Un excellent piano d’Érard mis sans pitié dans un courant d’air, entre une porte et une fenêtre ! cela est impardonnable ! — Où donc fallait-il le placer ? — Là. — Eh bien, là il se trouverait entre une fenêtre et deux portes. — C’est donc une porte, ça ? — Oui, madame. — Ah ! je ne l’avais pas vue. »

Survient un élégant rapin, qui se croit un Raphaël parce qu’il a pour ami un peintre rempli de talent. « Voilà un tableau affreusement éclairé ! s’écrie-t-il. C’est là-dessus qu’il fallait le poser ; le jour y est magnifique. — Oui, mais le feu y est excellent aussi : le poêle de la salle à manger est là derrière, et l’on ne peut rien mettre de ce côté. — Ah ! c’est différent. »

Et chacun alors est obligé de rendre justice au maître de la maison, et de reconnaître qu’avec tant d’obstacles, tant de difficultés à vaincre, de considérations à garder, il a su tirer de son nouvel appartement tout le parti qu’on en pouvait tirer ; puis on admire son bon goût, ces étoffes si bien choisies, ces meubles si ingénieusement rajeunis. Enfin, quand les parents et les amis ont bien débité toute sorte de compliments aimables, ils s’en vont en se disant tout bas : « Il n’est pas du tout joli, leur nouvel appartement. — Qu’il est triste ! — C’est un tombeau ! — J’aimais bien mieux l’autre ! »

Si, au contraire, le changement est tellement favorable qu’on ne puisse le nier, alors on fait de la philosophie. « C’est très-riche, dit-on ; mais je ne fais aucun cas de ce grand luxe ; est-ce que cela vous plaît, à vous, toutes les peintures et les dorures de ce salon ? — À moi ? non vraiment ; ça a l’air d’un café. »

Nos amis sont si exigeants pour nous, qu’ils ont bien de la peine à se contenter de notre bonheur.

Les déménagements de raison, semblables aux mariages de raison, sont tout simplement d’épouvantables sacrifices que le désespoir seul peut inspirer. Vous aviez un bel hôtel qu’il vous faut louer et dans lequel vous vous gardez seulement un pied-à-terre, c’est-à-dire un crève-cœur ; ou bien, ce qui est plus triste encore, vous avez une maison charmante qu’il vous faut vendre avec vos plus chers souvenirs. Et comme vous n’êtes préoccupé que du chagrin de quitter ce confortable asile, vous songez avec indifférence et dégoût au nouveau gîte qu’il vous faut chercher. Toutes les maisons de Paris vous semblent affreuses. Vous ne comprenez rien à leurs fantastiques distributions. Dans ces grandes casernes que l’on bâtit depuis six ans, il y a de petites cours carrées et mystérieuses, des puits vitrés qui vous semblent une ruse incompréhensible ; les escaliers vous font l’effet d’interminables échelles. Les chambres de domestiques, qui imitent les Plombs de Venise, vous paraissent d’impitoyables donjons. Les petits jardins étouffés, sans arbres, sans air et sans lumière, vous rappellent ce mot d’un spirituel moqueur qui, ouvrant la fenêtre de sa chambre, disait : « Il faut bien que je donne de l’air à mon jardin. » Vous maudissez tous les architectes, tous les propriétaires, tous les locataires et tous les portiers. Vous étiez seul dans votre maison, et vous voilà maintenant dans une sorte de phalanstère qu’habile un peuple d’inconnus. Ce n’est pas tout encore : pour avoir un appartement convenable et dont le prix s’accordât avec votre budget réduit, il vous a fallu changer de quartier ; dans celui que vous habitez maintenant vous ne connaissez personne, et vos amis, trop loin de vous, ne viennent plus vous chercher ; car dans les déménagements de raison, tous les malheurs à la fois vous accablent. On perd d’un seul coup la liberté du chez soi et les douceurs du voisinage. On n’est plus seul dans sa maison, et l’on est seul dans son salon.

Nous sommes allé voir, au Gymnase, Jarvis l’honnête homme. Ce drame est assez ennuyeux, mais Bocage y est réellement admirable. Il est impossible de représenter la folie avec plus de talent et de vérité. Mais pourquoi joue-t-on le drame au Gymnase pendant qu’on joue le vaudeville à la Comédie française ? N’est-il pas dommage de voir tous les bons acteurs éparpillés sur les petits théâtres, tandis que les grands théâtres manquent de sujets ? Oh ! que la concurrence est chose pitoyable ! comme elle réconcilie avec le monopole ! La concurrence, loin d’amener le perfectionnement par l’émulation, ne produit que l’appauvrissement par la lutte. Il faut en convenir, il a bien cruellement raison, cet éloquent apôtre de l’association, cet excellent Fourier, quand il dépeint ainsi l’organisation des sociétés actuelles :

« Partout, dit-il, on voit chaque classe intéressée à souhaiter le mal des autres, et l’intérêt individuel en contradiction avec l’intérêt collectif. L’homme de loi désire que la discorde s’établisse dans toutes les riches familles et y crée de bons procès. Le médecin ne souhaite à ses concitoyens que bonne fièvre et bons catarrhes. Le militaire souhaite une bonne guerre qui fasse tuer la moitié de ses camarades, afin de lui procurer de l’avancement. Le pasteur est intéressé à ce que la mort donne et qu’il y ait de bons morts, c’est-à-dire des enterrements à mille francs. L’accapareur désire une bonne famine qui élève le prix du pain au double et au triple. Le marchand de vin souhaite une bonne grêle sur les vendanges et de bonnes gelées sur les bourgeons, etc. ; et dans toutes les carrières sociales chacun est en rivalité et en jalousie avec les autres, et ne fait son chemin qu’au préjudice de ses concurrents. »

Il faut vous dire que cette semaine, pendant deux jours, nous avons été fouriériste passionné, mais pendant deux jours seulement. Nous étions en train de lire l’ouvrage de madame Gatti de Gamond, qui explique le système de Fourier ; et toute la première partie de cet ouvrage nous avait enthousiasmé ; cette affreuse histoire de l’égoïsme social écrite avec tant d’éloquence nous avait pénétré d’indignation ; le gouvernement de l’harmonie, l’administration unitaire des phalanges nous paraissait un grand problème résolu : donner aux pauvres sans prendre aux riches, cela était superbe ; établir l’égalité par l’éducation, cela était merveilleux. ; l’invention de l’industrie attrayante nous semblait enfin une pensée sublime ; dans notre admiration, nous en étions déjà à regretter de n’avoir pas de fortune qui nous permît de fonder un phalanstère et de rassembler des armées industrielles… lorsque vers la fin du livre nous avons lu cette phrase négligemment jetée au bas de la page comme une note insignifiante : « Fourier assigne cent quarante-quatre ans pour terme moyen de longévité aux hommes dans l’état harmonien. » Ces mots nous ont fait un moment réfléchir. Ah ! philosophe, tu veux nous séduire ; nous vivrons cent quarante-quatre ans, dis-tu, si nous réalisons ton système ? Cette promesse nous a paru très-suspecte. Puis, en continuant notre lecture, nous sommes arrivé au fameux chapitre de la Cosmogonie et de l’Immortalité de l’âme. Ah ! c’est alors que nous avons fait schisme et déserté promptement la phalange. Mais, comme nous ne passons pas sans regret de l’enthousiasme à l’ironie, nous avons voulu nous rendre compte de ce subit changement, et voilà ce que nous nous sommes dit : Fourier était un homme de génie, et il a subi le sort de tout homme qui, après de longues méditations, trouve une sublime idée ; il a été victime de cette idée, et martyr de toutes façons. Il n’est pas sur la terre un supplice pareil à celui d’un inventeur inspiré, convaincu, enthousiaste, possesseur d’une découverte immense, capable de changer la face du monde, et qui ne peut faire comprendre au monde cette découverte ; d’un homme qui a fait une trouvaille dont on ne veut point reconnaître l’importance, d’un homme qui offre un trésor que personne ne daigne seulement regarder ! Alors cet enthousiasme comprimé devient de la folie, cette activité sans emploi devient de la monomanie. On ne possède pas impunément une grande idée. En poésie, en politique, en industrie, les idées sont comme les femmes en amour… on les poursuit avec ardeur jusqu’au jour où ce sont elles qui vous poursuivent avec passion. Une idée qu’on a trouvée est comme une femme qu’on a séduite, elle ne vous laisse plus de repos. Hier vous la cherchiez, c’est elle aujourd’hui qui vous cherche ; vous ne pouvez l’abandonner. Une seule chose, une seule, peut vous délivrer de la femme et de l’idée, c’est l’infidélité ; qu’un autre s’empare d’elle, et vous êtes libre. Mais qui voudrait de la liberté à ce prix ? Eh bien, Fourier a été pendant de longues années la proie de l’idée sublime qu’il avait trouvée. D’abord il l’a aimée pour elle-même, et il a vécu de l’espoir de la réaliser ; puis les obstacles sont venus, que disons-nous, les obstacles ? les impossibilités. Alors l’idée méconnue s’est révoltée, elle est devenue acariâtre et maussade comme une femme qu’on tient prisonnière et qui s’ennuie ; il a fallu s’occuper d’elle malgré tout. Or il n’y a qu’un moyen de s’occuper d’une idée qu’on ne peut mettre à exécution, c’est de la fausser et de la compliquer ; de même qu’il n’y a qu’un moyen de s’occuper d’une femme qu’on ne peut mener au bal ni au spectacle, c’est de lui chercher querelle et de la tourmenter. Fourier s’occupa donc de travailler son idée, et sous prétexte de la compléter et de la perfectionner, il la dénatura et la détruisit en l’amenant à l’état de système, c’est-à-dire de rêverie et d’absurdité ; car, enfin, qu’est-ce qu’un système ? c’est un tout petit cercle dans lequel on prétend faire entrer le monde. C’est un unique point de vue d’où l’on prétend découvrir l’univers. Causez vingt minutes avec un homme à système, il aura réponse à tout ; parlez-lui des choses les plus contraires, il vous dira : « Cela aussi entre dans mon système. » Le système est la maladie de tous les esprits supérieurs que ronge la fièvre de l’oisiveté ; que peut-on faire d’une grande idée incomprise et inexpliquée ? un système ! elle n’est plus bonne qu’à cela. Et voilà le malheur de Fourier : son imagination ardente s’est dévorée dans l’inaction, semblable à ces coursiers de pure race qui se fatiguent dans le repos ; sa pensée vivace et oisive s’est usée en d’inutiles efforts ; son regard illuminé s’est éteint dans la cécité de l’extase ; ses vastes projets se sont noyés dans des rêveries impossibles ; ses savantes combinaisons se sont perdues dans des conjectures extravagantes. Découragé, fatigué d’une lutte si terrible, dans son désespoir il s’en est pris aux êtres les plus innocents : il a gourmandé les astres avec injustice, il a calomnié dans ses mœurs la Terre, qu’il traite comme une jeune planète mal élevée qui cherche trop franchement un mari. Il a attaqué la Lune sans raison ; et comme il avait refait le monde, il a voulu refaire Dieu. Notre Dieu à nous le gênait ; cela s’explique : son système devant amener le bonheur universel, il croyait n’avoir plus besoin d’une religion consolante comme la nôtre, qui prêche la résignation et glorifie la douleur. Pauvre fou ! il supprimait la consolation et la patience… et il gardait dans son Univers le génie, l’amour et la mort !

Tout cela veut dire que, si l’on avait aidé Fourier à exécuter son idée, il aurait employé à la réaliser toute l’ardeur, tout l’esprit qu’il a perdus à la développer et à l’expliquer ; aux prises avec les difficultés de l’exécution, il n’aurait pas eu le temps de songer à écrire des pamphlets contre la Lune et à corriger le christianisme ; il n’aurait pas fait d’une découverte admirable un système burlesque ; au lieu de composer des livres incompréhensibles, il aurait fondé d’utiles établissements ; et nous qui rions aujourd’hui de l’exagération de ses principes, nous n’aurions jamais connu de ses idées que ce qu’elles ont d’ingénieux, de sage, de profond et de généreux.

Oh ! qu’il est coupable, le pouvoir ignare de nos jours qui ne sait deviner ni la valeur des hommes ni la portée des découvertes, qui ne sait ni pressentir ni reconnaître, qui n’a pas l’expérience et qui n’a plus l’instinct ; qui languit dans la misère entouré d’inestimables trésors ; qui est faible et qui laisse tous ceux qui feraient sa force agir en dehors de lui ; qui laisse ses écrivains travailler pour vivre, ses artistes mourir de chagrin, et ses grands génies, qui l’auraient sauvé peut-être… devenir fous !