Lettres parisiennes/Année 1840/20

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1840

LETTRE VINGTIÈME.

Les épreuves de l’été. — L’arrivée au château. — Le voyage. — La comédie de société. — La lecture à haute voix. — La partie de chasse. — La contredanse.
25 juin 1840.

Voici venir la saison des épreuves. Garde à vous ! L’hiver, on peut cacher les imperfections de sa beauté, les défauts de son caractère, les misères de son esprit ; le jour est sombre et l’on ne vit que le soir ; on se voit souvent, mais avec un masque, et bien décidé à se plaire, c’est-à-dire à se tromper mutuellement ; on parle beaucoup, mais très-vite, quand on a mille choses à se raconter, quand les événements qui se renouvellent sans cesse vous apportent des conversations toutes faites, et puis aussi quand personne n’écoute, ce qui aide beaucoup à la conversation. L’hiver, il est facile d’être aimable ; ce qui est difficile, c’est de ne l’être pas. Il y a cependant des gens qui parviennent à vaincre cette difficulté. Mais dans la belle saison, mais l’été… qu’il est rare d’être réellement beau, réellement bon, réellement spirituel ! L’été est impitoyable, il nous fait subir d’horribles épreuves.

Première épreuve : l’arrivée au château. — Être pendant toute une matinée le monsieur qu’on attend au château… Se sentir l’objet des questions de toutes les personnes qui ne vous connaissent point. « Quel est le monsieur que vous attendez demain, ma nièce ? Est-ce un jeune homme ? — Oui, c’est M. ***. — Ah !… est-il parent du général de ce nom ? — C’est son fils. — Sans doute, il est tout dévoué à ces gens-ci ? — Il espère être bientôt nommé secrétaire d’ambassade. — Fort bien, est-ce qu’il faudra nous gêner devant lui ? — Non, ma tante, vous pouvez dire du mal de qui vous voudrez sans qu’il vous contredise ; c’est un mécontent. — A-t-il de l’esprit ? — Dans le monde on lui en trouve beaucoup. — Comment est-il ? — Ni beau ni laid ; mais il a l’air très-distingué. — Je vois ce que c’est, dit la tante en elle-même, c’est un petit sot que ma nièce trouve charmant… » Sur ce, le monsieur qu’on attend arrive ; il tombe dans une réunion imposante s’il en fut jamais : sept femmes qui font de la tapisserie, un ami de la famille qui fait l’aimable. À peine l’arrivée du nouvel hôte est-elle pressentie, que tous les rôles se dessinent par une affectation particulière. Les jeunes personnes s’empressent de s’enfuir, affectant d’être effarouchées. L’ami de la famille, qui prévoit que son règne est fini et qu’on va s’occuper d’un autre, prend avec un dépit mal dissimulé sa casquette pour aller se promener dans le parc, affectant une discrétion malveillante. La jeune femme à la mode, qui est depuis quelques jours au château, plie lentement son ouvrage en examinant le nouveau venu et en se demandant s’il mérite qu’elle mette pour lui sa robe neuve ; au premier coup d’œil, elle a reconnu qu’il était lui-même un homme à la mode, elle a deviné aussi qu’il était en coquetterie avec la maîtresse de la maison ; alors son parti est pris, elle se pose à elle-même cette proposition : « Plaire à ce monsieur qui vient ici pour madame de S…, mais faire bien sentir à madame de S… qu’on ne veut pas lui enlever son monsieur. » Pour cela, elle reste dans le salon assez de temps pour être vue et pas assez pour qu’on puisse s’occuper d’elle ; elle affecte la plus complète indifférence. La tante affecte la plus grande politesse et la plus hostile curiosité ; son regard et ses besicles semblent dire : « Voyons donc un peu ce Lovelace dont ma nièce a la tête tournée… » La maîtresse de la maison, de son côté, affecte la plus impassible froideur, s’efforçant de cacher toute sa joie d’avoir pu attirer à trente lieues de Paris l’homme le plus séduisant de sa coterie. Infortuné jeune homme, que votre rôle est difficile à jouer ! Vous voilà pendant huit jours le héros de la campagne. Voilà six personnes désœuvrées dont vous allez être l’unique préoccupation. Elles n’ont rien autre chose à faire qu’à vous observer, vous critiquer, vous juger. Si vous avez un défaut de prononciation, les deux jeunes filles qui se sont enfuies à votre approche, et qui semblent ne jamais vous écouter, l’ont déjà bien vite remarqué. L’aînée vous contrefait à merveille ; elle fait mourir de rire toutes ces dames quand elle s’amuse à parler comme vous. Si pour être plus agréable, vous marchez comme nos élégants, en vous donnant des airs gracieux et en prenant de vagues allures de cachucha, la plus jeune des deux sœurs a tout de suite découvert et signalé ce ridicule ; elle marche en vous imitant derrière vous, et tout le monde rit. Mais comme vous venez de dire un mot que vous croyez fort plaisant, vous pensez que c’est votre esprit qui amuse ; hélas ! ce n’est que votre sottise. La vieille tante vous observe avec pitié. Elle parle de vos prétentions, de vos manies, pour rappeler les usages agréables et les plaisirs délicats de son temps ; elle fait valoir son passé à vos dépens ; chacun de ses regrets est pour vous une injure. « Ah ! dit-elle, l’esprit de conversation est tout à fait perdu en France ! » ce qui signifie : Votre conversation est insipide. Elle continue : « Il y avait autrefois des conteurs charmants qui faisaient les délices des châteaux ! » cela signifie : Vos histoires, qui n’en finissent pas, sont absurdes. Elle ajoute : « De mon temps, les jeunes gens étaient très-romanesques ! » cela signifie : Vous êtes un égoïste qui n’aimez rien. Et il vous faut supporter toutes ces épigrammes et y répondre gracieusement comme si vous ne les aviez pas comprises. « L’esprit de conversation, direz-vous, a dû nécessairement mourir le jour où l’art de la parole est devenu un moyen de fortune ; on cause mal quand on s’écoute parler ; vous regrettez, madame, les aimables conteurs d’autrefois ; moi, je vais plus loin, je regrette les troubadours : la guitare et la harpe devaient prêter tant de charmes à leurs récits ! Quant à nos sentiments, madame, s’ils sont peu romanesques, ils sont du moins très-profonds ; nous soupirons moins, nous languissons moins, peut-être, que ne faisaient les jeunes gens de votre temps ; nous n’avons point de passions folles, mais nous sommes capables de dévouement sérieux. » Ces réponses suffisent pour vous aliéner sans retour la vieille tante ; les gens malveillants ne vous pardonnent jamais de n’être point déconcerté par leurs épigrammes. Ce n’est pas tout : l’ami de la maison vous tend des pièges du matin au soir ; il vous entraîne dans des prés marécageux, il vous fait passer dans des allées abandonnées, il vous envoie dans la figure toutes les branches qu’il a l’air d’écarter pour votre passage. Il raconte à déjeuner que vous vous levez tard et qu’il vous a entendu ronfler toute la nuit ; il rapporte sur votre compte toutes sortes de choses insignifiantes, mais destinées à vous nuire. La jeune femme à la mode, qui se pare pour vous de ses plus beaux atours et qui vous lance les regards les plus coquets, fait semblant de n’oser vous parler dans la crainte d’alarmer son amie. Ménagements cruels, offensants pour tous ; chacun est gêné, contraint, et la maîtresse de la maison elle-même, découragée, refroidie par tant d’obstacles sans poésie, ne trouve plus pour vous cet intérêt de coquetterie qui lui avait fait désirer si vivement votre présence. Vous avez perdu auprès d’elle presque tous vos avantages ; vous annoncez votre départ, et l’idée ne lui vient pas de vous dire : « Restez ; » car elle s’avoue que vous lui plaisez maintenant beaucoup moins qu’à Paris ; en effet, vous êtes moins aimable ; mais ce n’est pas votre faute, c’est celle des personnes qui l’entourent. Il est impossible d’être aimable à la campagne sans bienveillance et sans intimité.

Deuxième épreuve : le voyage. — L’épreuve du voyage est une des plus dangereuses, pour les hommes souvent, pour les femmes toujours. Madame de Lavigny est une personne charmante ; vous vous êtes occupé d’elle tout l’hiver. « Que j’aime à voyager ! disait-elle étendue nonchalamment sur son canapé. On ne me connaît pas quand on ne m’a pas rencontrée en voyage… je ne suis aimable qu’en voyage ; j’aime tant à courir les montagnes, à voir lever le soleil dans les blanches vapeurs ! j’aime les orages, les coups de tonnerre que répètent les échos ; j’aime les torrents, les précipices, etc. » Vous vous laissez entraîner par cet enthousiasme, et vous partez pour la Suisse avec madame de Lavigny. Mais vous découvrez bientôt qu’elle n’aime ni les montagnes, ni les orages, ni les précipices, ni les torrents, ni surtout le lever du soleil. Elle n’est jamais prête à partir pour une excursion avant midi. Les auberges sont exécrables, dit-elle ; les lits sont si mauvais, qu’elle n’a pu s’endormir avant deux heures du mâtin ; s’il faut gravir une montagne, elle a des palpitations ; s’il faut descendre une colline, elle a un point de côté épouvantable ; si l’on est au bord d’un précipice, elle a des vertiges ; si l’on passe sous une voûte, dans une galerie, elle dit qu’elle étouffe et qu’elle se sent mourir. Elle a peur de tout, des voleurs, du tonnerre, des bœufs, des grenouilles, des chauves-souris, des souris ; elle craint d’avoir trop chaud, elle craint d’avoir un peu froid, elle ne voudrait pas trop se fatiguer, elle ne peut pas rester trop longtemps sans manger ; et puis à table tout la dégoûte, elle vous dit à chaque plat : « Comment pouvez-vous manger de cela ? » Elle oublie quelque chose dans chaque auberge : ici son ombrelle, là sa montre, et son sac partout ; et la route est semée de petits messagers qui courent chercher ce qu’elle a oublié. L’orage lui fait mal aux nerfs, la pluie lui fait mal aux dents, la poussière lui fait mal aux yeux, le pavé lui fait mal aux pieds ; elle se plaint toujours, elle gémit toujours, elle crie toujours : elle appelle cela aimer à voyager ! Enfin, vous découvrez que cette Parisienne charmante est insupportable à deux cents lieues de Paris, et, tout à fait désenchanté sur son compte, vous trouvez à votre tour qu’elle avait bien raison de dire : « On ne me connaît pas quand on ne m’a pas vue en voyage. »

Troisième épreuve : la comédie de société. — Tout est mystère dans l’art de jouer la comédie. Tel homme qui vous paraît, dans un salon, spirituel, élégant, charmant, vous semble, sur un théâtre, prétentieux, niais, ridicule ; et vous le voyez toujours ainsi malgré vous. Telle femme, au contraire, qui vous avait semblé, dans le monde, gauche, insignifiante et presque laide, vous apparaît tout à coup, sur le théâtre, gracieuse, piquante et vraiment jolie. La comédie est une grande épreuve qu’on ne doit jamais risquer qu’avec des indifférents. Quelqu’un même a dit à ce sujet : « Il ne faut jamais voir la femme que l’on aime jouer la comédie : si elle la joue mal, on se désenchante ; si elle la joue bien, on se désabuse. »

Quatrième épreuve : la lecture à haute voix. — Il y a des gens, des personnes très-bien élevées, qui ont une manière de lire si désagréable, si fatigante, si lourde, que vous les prenez en horreur à l’instant ; leur voix vous devient odieuse, vous ne voulez pas même les entendre parler, et vous finissez par trouver ridicule tout ce qu’elles disent. On ne sait pas assez tout ce qu’il y a de séduction dans l’art de bien lire.

Cinquième épreuve : la partie de chasse. — Un homme qui a de grandes prétentions et qui, dès le matin, se déguise sérieusement en chasseur, et qui revient le soir sans avoir rien tué, court les plus grands dangers. Dès le retour, il souffre d’être déguisé en Nemrod, n’ayant rien tué ; son humeur s’altère visiblement : il maudit sa veste, il maudit ses guêtres ; tous ces attributs sont autant de ridicules pour lui ; son fusil lui semble un fardeau cruellement inutile, son carnier désert lui paraît d’autant plus pesant qu’il est vide. Il est maussade, il est humilié. Il prévoit vingt questions embarrassantes. Si on lui dit : « Avez-vous fait bonne chasse ? » il vous lance un regard furieux et ne vous répond pas. Si ses compagnons le plaisantent, il leur décoche des traits mordants ; à dîner, quand on sert le gibier il devient rouge et baisse les yeux. On lui offre une aile de faisan, il la refuse avec colère ; il boude tout le monde, il a perdu sa bonne grâce et sa gaieté Il faut tant d’esprit pour savoir être malheureux à la chasse !

Sixième épreuve : la contredanse. — Ceci regarde les femmes, et plus particulièrement les jeunes personnes. Ô vous, cœurs sensibles, qui rêvez au choix d’une compagne, ne vous décidez jamais, jamais, avant d’avoir tenté l’épreuve de la contredanse ! tout votre avenir en dépend. Mais ne confondez point, il ne s’agît pas ici de la contredanse qu’on danse, mais bien de la contredanse qu’on joue. À la campagne, si l’on veut danser et valser, ce sont les jeunes filles qui, l’une après l’autre, viennent tenir le piano ; regardez-les bien, observez-les bien, et confiez sans hésiter votre bonheur à celle qui aura le plus parfaitement joué son quadrille. Mademoiselle de B… a du talent ; ses doigts sont brillants ; elle est très-bonne musicienne, mais elle est étourdie ; elle joue vite par complaisance, c’est-à-dire très-mal : c’est une tête légère ; cette femme-là ne vous convient pas. — Sa sœur a plus de sang-froid, mais on voit que tout l’ennuie ; elle joue lentement et sans intelligence : c’est une grande paresseuse qui vous ennuiera. — Mademoiselle P… tape, tape ! elle va casser le piano ; elle joue avec beaucoup de prétention et pas du tout en mesure : c’est une petite sotte qui se croit tous les talents ; fuyez-la bien vite. — Mademoiselle de X… vient de jouer ce quadrille dans la perfection : quel goût ! quel style ! quelle pureté de sons ! c’est une personne très-distinguée ; mais c’est pour elle, c’est pour se faire valoir qu’elle a joué ; elle s’est fort peu inquiétée des danseurs ; elle a joué deux fois la pastourelle, et puis, distraite par ses propres succès, croyant la figure achevée, elle s’est interrompue subitement en laissant tous les danseurs le pied en l’air, ce qui est fort désagréable. Je crains que mademoiselle de X… ne soit une personne un peu égoïste, et je ne vous conseille pas de vous attacher à elle. — Mais voilà une jeune fille bien jolie qui vient s’asseoir au piano ; écoutons ; son jeu, qui ne cherche point à être brillant, trahit cependant un talent véritable. Bien, très-bien !… de la douceur… de la fermeté et la plus scrupuleuse exactitude ; de la grâce et de l’aplomb : c’est parfait ! c’est un trait de caractère, pas une étourderie, rien d’oublié ; aussi voyez comme on danse avec plaisir au son de cette excellente musique ! que ces airs paraissent jolis ! Regardez donc la grosse madame T…, elle saute, elle devient presque légère : c’est un triomphe pour l’orchestre. Croyez-nous, demandez bien vite en mariage la jeune fille qui est au piano ; une femme qui joue les contredanses avec ce soin, ce goût, cette complaisance attentive et cette délicate intelligence est un trésor ; elle sera bonne épouse, bonne mère et bonne ménagère : on peut l’épouser les yeux fermés. — Que d’épreuves il nous reste encore à énumérer ! mais ce sera pour une autre fois.

Paris s’en va décidément ; tous les gens aimables nous quittent, Qu’allons-nous devenir ?… qu’aurons-nous à vous dire quand tous ces causeurs charmants qui nous prêtent parfois un peu de leur esprit ne seront plus là ? L’un s’est enfui il y a trois jours à Vichy, très-fâché contre nous ; mais nous bravons sa colère, que nous ne méritons pas, et nous attendons avec confiance, et surtout avec impatience, une lettre de lui. Un autre vient de nous dire adieu ; il quitte Paris pour six grands mois : on n’a pas impunément un beau château en Bretagne. Madame une telle est déjà partie moralement : elle ne reçoit plus ; il n’y a maintenant, dans son salon que sa sœur, quatre ou cinq amis, une vache, deux grandes malles et six cartons. Madame de *** ne sait plus que dire depuis trois jours ; elle ne sait parler que de ses lectures, et toute sa bibliothèque, toute sa conversation, est emballée. Et ce qui prouve que Paris commence à partir, c’est que les inventeurs de la fausse absence (vous savez, ceux qui n’ouvrent jamais leurs jalousies pour faire croire qu’ils sont en voyage, et qui ne se promènent, comme les patrouilles, que la nuit), les inventeurs de la fausse absence commencent à prédire leur départ pour la fin de juillet. Ils ne veulent pas assister aux fêtes populaires ; en vérité, ils sont trop élégants pour cela ; ils ne verront donc pas le feu d’artifice… mais ils l’entendront, il le faudra bien !

Ah ! ce qu’il faut vous hâter d’entendre, c’est la tyrolienne que chante Arnal dans la pièce nouvelle du Vaudeville : elle est admirable ! Il y a aussi dans cet ouvrage un mot sublime que nous avons retenu : « Cruel ! vous ne m’avez jamais aimée ! » dit une jardinière naïve, abandonnée pour une femme de chambre coquette. — « Vrai, répond Arnal, je vous aimais, et je ne vous aurais jamais quittée, si je n’avais pas trouvé mieux. » Le mot est charmant ; mais, hélas ! que d’ingrats n’ont pas une si bonne excuse !