Lettres parisiennes/Année 1840/17

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1840

LETTRE DIX-SEPTIÈME.

Les défauts profitables et les qualités fatales. — Que ferons-nous d’Auguste ?
Physiologie du député flottant. — La délicatesse porte malheur.
28 mai 1840.

Il est une triste vérité que nous sommes forcé de reconnaître et que nous aurons le courage de proclamer : c’est qu’on ne réussit dans le monde que par ses défauts.

Remarquez bien que nous ne disons pas « dans ce monde », mais « dans le monde », ce qui est bien différent.

Or si nous ne devons réussir que par nos défauts, rien n’est plus cruel, plus maladroit, plus imprudent que de nous engager à nous en corriger ; c’est nous ruiner, c’est nous perdre, c’est tarir la source de nos prospérités, en nous ôtant nos armes de combat et notre assurance, en nous arrachant nos illusions inspiratrices et notre espoir.

Vouloir se corriger de ses défauts… mais c’est apprendre à les connaître, et c’est là déjà un très-grand malheur.

Un philosophe a dit : « Connais-toi toi-même. » Oui, si tu veux rester philosophe, vivre en philosophe, c’est-à-dire ne prétendre à rien, n’arriver à rien. Pour vivre ainsi, connais-toi tant que tu voudras ; tu peux, sans risque, te donner ce pauvre plaisir ; la science de toi-même, la contemplation de tes misères ne pourront servir qu’à te rendre plus sage, soit… Mais si tu veux vivre avec tes semblables, si tu veux t’élever au-desses d’eux, si tu veux faire ton chemin et arriver à la fortune, garde-toi bien de te connaître ! ne t’étudie point, ne t’analyse point, ne t’interroge point ; marche droit, marche vite, sans regarder ni derrière toi ni devant toi ! Oh ! garde-toi de te connaître ! car, du jour où tu apprendrais ce que tu es, tu saurais ce à quoi tu peux prétendre et tu serais pour toujours découragé. Avoir le secret de ses forces, c’est souvent découvrir qu’on n’est bon à rien. Cette découverte serait fâcheuse pour les ambitieux de nos jours. Leur douce confiance, au contraire, fait tout leur pouvoir ; ils se croient capables, et on les croit capables ; la foi leur tient lieu de droit ; ils s’écrient : « Voilà le but ! » Le public niais répète : « Voilà leur but ! » et sans se demander s’il leur est permis d’y atteindre, il les aide à y parvenir, parce que, dans le monde, on est accoutumé à juger les gens, non pas d’après leur valeur, mais d’après leurs prétentions ; et l’on aurait souvent bien peu de prétentions si l’on avait appris à se connaître. L’ignorance de soi-même est donc une condition nécessaire pour réussir. Ah ! tous ces parvenus que nous voyons aujourd’hui si orgueilleux d’avoir agrippé de hauts emplois qu’ils sont incapables d’exercer, ils ne seraient pas arrivés où ils sont s’ils avaient eu la connaissance d’eux-mêmes ; ils seraient devenus humbles, ils auraient compris leur vocation, ils n’auraient jamais osé ambitionner de telles places, et leur modestie les aurait privés d’un bonheur que leur présomption leur a mérité.

Aussi nous ne craignons pas de déclarer que de tous les défauts, le plus profitable, celui qu’on doit cultiver avec le plus de soin, c’est la présomption. Ce défaut-là est à lui seul une fortune. Il vaut mieux, pour un jeune homme qui veut faire son chemin, être présomptueux et n’avoir pas le sou que d’être modeste avec une terre en Normandie. La présomption est un patrimoine.

Après la présomption, le meilleur défaut pour parvenir, c’est une complète ineptie. Grâce à ce défaut-là, on est toujours sûr de se faire dans le monde une bonne petite position. Vous avez deux jeunes cousins : l’un est un garçon plein de courage, d’activité, d’intelligence ; vous reconnaissez son mérite en disant : « Ah ! celui-là ne m’inquiète pas. » Et, en effet, vous ne prenez nul soin de son destin. Vous ne lui donnez ni aide ni protection : vous le laissez piocher à son aise et se tirer d’affaire comme il peut. Vous êtes tranquille, vous savez qu’il ne viendra jamais rien demander. Mais il a un frère qui est un parfait imbécile ; il ne sait pas l’orthographe, il est incapable d’exercer la moindre profession : celui-là vous inquiète, car vous avez mille désagréments à redouter de sa pari. Alors vous rassemblez toute votre famille et vous dites avec anxiété : « Que ferons-nous d’Auguste ? » Et vos parents, consternés, sachant ce qu’on peut attendre du jeune sire, se regardent entre eux et répètent : « Que pourrait-on faire d’Auguste ? il n’arrivera jamais à rien par lui-même ; il faut le placer dans quelque administration (pauvre administration !), ou lui faire avoir quelque emploi dans le gouvernement… » (pauvre gouvernement !) — Que Dieu vous préserve d’Auguste !

Au premier aspect, cette idée de faire entrer dans les affaires du pays un jeune homme parce qu’il est incapable de faire les siennes peut paraître monstrueuse, folle, impraticable ?… Point du tout. Grâce au zèle, disons mieux, grâce au désespoir de tous ses parents, Auguste obtiendra la place qu’on ambitionne pour lui. Son oncle le député fera pour cela vingt démarches ; il promettra sa voix et sa contre-voix. Son cousin le directeur général fera pour cela, dans ses bureaux, deux ou trois mutations qui resteront toujours incomprises. Sa tante la baronne fera dix-neuf visites à de petites sottes qu’elle méprise. Sa cousine, la belle indolente, fera cent coquetteries à de vieux bavards qui l’ennuient. Sa bonne mère ira pleurer partout !… Oui, Auguste obtiendra la place ; il est vrai qu’il la perdra bientôt, mais ce sera pour en trouver une meilleure, car la première qu’il n’a pas su remplir lui comptera comme un précédent très-favorable. Il perdra aussi la seconde, et la famille coalisée lui en procurera une troisième, puis une quatrième, puis une cinquième tout à fait bonne qu’il gardera, — les bonnes places étant celles où il n’y a rien à faire. Ainsi Auguste, toujours soutenu, toujours relevé par sa famille puissante, arrivera promptement à la fortune, tandis que son pauvre frère restera loin derrière lui ; car un homme intelligent à pied va moins vite qu’un sot en voiture ; car un homme indépendant, qui attend tout de ses travaux, n’a pour lui que ses seules forces ; un paresseux imbécile a pour lui, au contraire, toutes les forces de toutes les personnes puissantes et en crédit qui sont responsables de lui.

La susceptibilité est encore un très-bon défaut. On ne traite jamais sans façon une personne susceptible. On lui donne la meilleure part, la meilleure place. Se montrer susceptible, c’est se préparer un horizon charmant de bons procédés, de bons fauteuils, d’ailes de poulet, etc. ; c’est enfin obtenir le plus grand bonheur que l’homme ici-bas puisse rêver : c’est… n’être jamais oublié.

L’importunité est encore un excellent défaut d’un revenu très-agréable. Les importuns sont irrésistibles, même en amour. Par la même raison, les entêtés ont aussi de très-bonnes chances. On dit d’un homme entêté : « Vous n’en obtiendrez rien. » Et on le laisse tranquille ; c’est toujours cela : L’entêtement est un de ces défauts qui inspirent le respect ; ce sont les meilleurs.

La brutalité a du bon : un accès de colère répond à tout. Un orage est un argument comme un autre ; un beau courroux sert à cacher un vilain tort. Et puis, avec une menace, on obtient vite une faveur. Dans ce siècle de la peur, les menaces sont les plus puissantes prières ; heureux ceux devant qui l’on tremble ! il n’y a plus que ceux-là qui aient des flatteurs.

L’insolence est aussi un estimable défaut, mais il a bien quelques dangers. Heureusement, les hommes privilégiés qui le possèdent sont doués d’un instinct merveilleux ; ils gouvernent ce défaut-là avec une adresse incroyable ; ils savent reconnaître, à ne s’y jamais tromper, l’heure, le temps et le lieu où il est convenable de s’en servir, et les personnes avec lesquelles il est avantageux de le déployer. Grâce à l’insolence, dans le monde on peut… Allons ; pourquoi le dire ? vous savez tout cela mieux que nous.

Dans le monde politique, enfin, certains défauts sont des trésors. Être versatile, n’avoir ni caractère ni principes, c’est se créer un bel avenir de puissance et de crédit. Un homme assez heureux pour faire dire de lui qu’il n’a pas de conscience est un homme dont la fortune politique est assurée. Le député sans conscience, honoré du nom de député flottant, est le seul être qui puisse se vanter d’avoir trouvé la pierre philosophale. Le député flottant est roi de France ; c’est l’arbitre de tous les destins ; car chacun attend tout de lui. Que faire d’un député qui a de la conscience, qui a planté franchement son drapeau dans un camp ? à quoi est-il bon ? quel espoir peut-on fonder sur son concours ?… On connaît d’avance ses convictions, et on les respecte, c’est-à-dire qu’on désespère de les détruire, et comme en politique on ne s’occupe que des gens qu’on peut corrompre, personne ne s’occupe de lui.

Le député flottant, au contraire, est l’intérêt de tout le monde ; c’est à qui le captivera : on s’empresse de lui plaire, on l’accable de prévenances, il est invité partout. Aujourd’hui il a déjeuné chez un 221, et il va dîner chez un ministre ; demain il déjeunera chez un ministre, et il dînera chez un 221. Le député flottant peut se passer de cuisinier : son couvert est mis à la table de tout le monde ; on lui offre des loges à tous les spectacles ; on le cajole, on le câline, on écoute ce qu’il dit, on lui répond quand il demande, on fait pour lui ce qu’on ne fait pour personne. La veille d’un vote important, on dresse ordinairement deux listes, on en dresse trois quelquefois ; chaque parti compte ceux qui voteront pour lui. Ô merveille ! le nom du député flottant se trouve en même temps sur les deux listes, et sur les trois quelquefois… Les ministériels, en parlant de lui, se disent : « Il est des nôtres, un tel a répondu de lui !… » Les hommes de l’opposition s’écrient : « Comment ! s’il est des nôtres ? certainement ; c’est *** qui nous l’amène : il en répond ! » Quand il a voté, n’importe avec qui, vous le croyez séduit ?… Non vraiment ; il a donné un gage et rien de plus… En politique, donner un gage ne signifie pas s’engager, cela veut dire seulement qu’on a fait quelque chose pour vous, et qu’on peut encore, dans l’avenir, vous rendre quelques services. Le député flottant n’est jamais plus libre que le lendemain du jour où il a fait ses preuves en votre faveur. Avec lui, les frais de séduction sont toujours à recommencer ; ce qu’il vous a donné, il peut encore le promettre à un autre. Vous êtes sans cesse à la merci de ses caprices : c’est une coquette irritante dont l’inconstante humeur vous inquiète à tout moment ; c’est une Célimène politique toujours compromise, mais jamais perdue.

Nous avons commencé par déclarer que l’on ne réussit dans le monde que par ses défauts ; nous devons finir par prouver que l’on ne se perd, dans ce même monde, que par ses qualités.

S’il est des défauts profitables et lucratifs, il est, hélas ! des qualités nuisibles, des qualités fatales ! Ce sont les plus belles, malheureusement.

La dignité — vous fait cent ennemis acharnés. Dans le monde, il vaut mieux être familier, sans façon et méchant, que d’être digne, réservé et généreux.

La bonté — ne nuit pas précisément, mais elle déconsidère.

La franchise — vous fait passer pour un fou, et l’indépendance pour un original.

L’impartialité — vous isole ; soyez impartial, et vous serez bientôt suspect.

Le courage — dans le monde est une vertu mortelle. Un homme qui a montré du courage est un homme perdu : c’est un paria que chacun fuit, dans la crainte de se laisser entraîner ; il vaut mieux dans le monde passer pour avoir la lèpre que pour avoir un grand courage. L’homme courageux ne trouve jamais personne qui l’aime ni qui le défende ; il trouve seulement quelques femmes qui l’applaudissent et qui l’aiment.

Mais, de toutes les qualités, la plus fatale, celle pour laquelle il n’est point de merci, celle qui sait jeter dans une belle existence le plus de tourments, le plus de dégoûts ; celle qui n’est jamais pardonnée, jamais comprise, c’est la plus noble de toutes, c’est la délicatesse ! C’est une qualité pernicieuse, non-seulement parce qu’elle humilie tous ceux qui ne la possèdent pas, mais encore parce que, étant toujours entourée de mystère, elle prête naturellement à la calomnie. Rien n’attire plus vite les plus affreux soupçons qu’une belle action inexpliquée ; rien ne ressemble plus à l’excès du mal que l’excès du bien. Nous avons l’honneur d’avoir des amis doués d’une exquise délicatesse de caractère, aimant le bien d’une façon romanesque, généreux jusqu’à l’héroïsme, cléments jusqu’à l’imprudence, désintéressés jusqu’à la pruderie. Eh bien, ces amis-là font le désespoir de notre vie. Nous passons nos jours à les défendre. À cause de leurs fautes ? — Oh ! non pas, mais bien au contraire à cause de leurs plus belles actions, de leurs plus purs sentiments ; actions si nobles, qu’elles dépassent tous les rêves ; sentiments si saintement voilés, qu’ils échappent à tous les regards. Il est triste, n’est-ce pas, d’avoir à justifier ce qu’on admire ? Mais aussi, qu’elle est profonde notre joie, qu’il est vif notre orgueil, lorsque, après un plaidoyer chaleureux rendu éloquent par la puissance d’une si merveilleuse vérité, nous parvenons à arracher aux accusateurs convertis ce cri d’une admiration étonnée : « Quoi ! cela s’est passé ainsi ? Je n’en savais rien, mais c’est superbe ! » Alors nous répétons avec le poëte :

C’est que de tels efforts si grandement sublimes,
Si monstrueux en bien, ressemblent à des crimes !
Le monde est effrayé des trop beaux sentiments.
Il voit dans leur excès d’affreux égarements,
Il ne peut les comprendre : il juge de sa place.

Et il ne faut pas vraiment lui en vouloir, à ce pauvre monde, s’il ne devine pas ces choses-là ; d’abord, on l’a fort peu accoutumé à les soupçonner, à les reconnaître ; et puis, on n’a qu’une pensée, c’est de les lui dérober. Les gens doués de cette fâcheuse qualité dont nous parlons sont remplis d’une si noble dissimulation ! Comment pourrait-on jamais les comprendre et les forcer à s’expliquer ? Ils mettent toute leur délicatesse à cacher leur délicatesse.

On pourrait conclure de ces deux principes : « Les défauts servent et les qualités nuisent, » qu’il est affreux de vivre dans le monde, et que rien n’est plus désolant à observer qu’une société où le mal a tant de succès, où le bien a tant de revers. On se tromperait. Cette étude est, au contraire, une source de consolations très-douces. Pour un homme de cœur, il est beau de dire : « Ce qui est mal réussit… et je ne veux pas réussir. Je n’ai, pour arriver au but, qu’une petite mauvaise action à faire, pas très-mauvaise encore… eh bien, je ne la ferai pas ! Il ne s’agit que d’être un peu lâche un seul instant pour être très-heureux toujours… eh bien, je ne veux pas être lâche ! Il s’agit de mentir une fois pour obtenir ce que je rêve… eh bien, je ne veux pas mentir ! » — Se priver d’un brillant destin pour rester conséquent avec ses principes, se sacrifier à une idée qui ne doit vous rapporter que des ennuis, savoir qu’on sera mal jugé et braver ce cruel jugement des hommes, oui, cela est beau ; c’est tout simplement prouver Dieu.