Lettres parisiennes/Année 1839/20

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1839

LETTRE VINGTIÈME.

Un nouveau système. — Les parures sont des aveux. — Le béguin orgueilleux. — Le panache modeste. — Les diamants pénibles. — Le chapeau d’une envieuse.
10 août 1839.

Rien de nouveau cette semaine. Le monde parisien n’a point changé d’aspect depuis huit jours ; on n’a entendu aucun bombardement, les rues n’ont brillé d’aucune clarté officielle ; la physionomie de la grande cité n’a révélé aucun événement.

N’ayant rien de nouveau à dire, nous ne trouvons, hélas ! aucun prétexte pour ne point bavarder sur les modes et sur les chiffons ; c’est là le plus pénible de notre tâche. N’allez pas croire cependant que cette étude de la parure des femmes soit pour nous sans intérêt ; au contraire, prise au sérieux, cette étude a un très-grand charme, et nos observations nous ont souvent amené à des découvertes très-curieuses. Grâce à elles, nous sommes parvenu à établir un système complet dont la profondeur philosophique vous épouvanterait. Lavater devinait les passions du cœur aux plis du visage ; telle ride lui disait : Il a souffert ; telle autre : Elle a aimé ; tel sourire, symptôme de franchise, l’attirait ; tel autre, indice d’une nature perfide, l’éloignait. Il reconnaissait le nez d’un bon père, le front d’un honnête magistrat, le menton d’un jaloux. Pour juger un homme, pour connaître son caractère, ses goûts, ses sentiments, ses vices, ses vertus, il lui suffisait de le regarder.

Le docteur Gall devinait les passions du cœur aux bosses du crâne ; ce moyen d’observation était moins commode, mais aussi plus certain ; car, lorsqu’on est assez lié avec les gens pour qu’ils vous permettent de leur tâter le crâne pendant un quart d’heure, on connaît déjà parfaitement leur caractère, leurs goûts et leurs talents ; reste seulement à savoir s’ils ont la bosse du meurtre ou celle du génie ; détail inutile, puisque, pour la plupart du temps, les heureux possesseurs de ces deux bosses remarquables négligent de s’en servir. Il est pénible, n’est-ce pas, de manquer aux ordres de son propre crâne, de ne pas suivre la destinée qui vous était tracée par la science ? Faire mentir ses bosses, c’est affreux ! Eh bien ! nous l’avouons, ce tort grave est le nôtre : nous faisons des vers, nous faisons des feuilletons ; et cependant un disciple de Gall, un célèbre phrénologue, consulté dans notre enfance par nos parents, a reconnu que nous avions, très-prononcée, la bosse des arts mécaniques !

Voici donc deux beaux systèmes à l’aide desquels on pénètre dans les abîmes du cœur. Le nôtre est moins savant, mais il est peut-être plus ingénieux. Il a, sur celui de Lavater et sur celui du docteur Gall, cet avantage, qu’il peut être mis très-facilement à la portée de tout le monde. Vive la science des ignorants ! elle est limpide ; les découvertes dues au hasard de leur esprit sont les plus certaines. Un ignorant devine souvent des choses admirables et d’une grande utilité. Les sages se sont écriés tristement : « Qu’est-ce donc qu’être savant ? C’est savoir qu’on ignore. » Nous pourrions leur répondre peut-être avec raison : Qu’est-ce donc qu’être ignorant ? C’est ignorer que l’on sait.

Or notre système, le voici : moyen infaillible de reconnaître le caractère, les goûts, les manies, les prétentions, les sentiments d’une femme, par un seul coup d’œil jeté sur sa parure.

Depuis trois mois d’études obstinées, nous ne nous sommes pas trompé une seule fois. Pour nous tout est symptôme. Chaque objet nous révèle une pensée ; les détails les plus insignifiants ont un langage que nous entendons ; il est de grands et terribles événements que nous ont appris les remarques les plus puériles. Oui, dernièrement, nous avons compris qu’il venait d’arriver un affreux malheur à la marquise de R… Le matin même, son frère s’était blessé dangereusement en tombant de tilbury. Elle allait le voir quand nous l’avons rencontrée à quelques pas de chez lui. « Ah ! mon Dieu, nous sommes-nous écrié, ce pauvre Alfred !… — Eh bien ? — Il lui est arrivé quelque accident : sa sœur vient d’entrer chez lui. — Cela n’a rien d’étonnant, elle y va tous les jours ; elle aime son frère passionnément. — Je vous dis qu’Alfred est blessé grièvement ou très-malade. — À quoi donc devinez-vous cela ? — Madame de R… n’a pas de manchettes… et pour que cette femme si coquette, si élégante, coure les rues à cette heure sans avoir mis des manchettes, il faut qu’il y ait un grand malheur dans sa vie. »

Quant aux secrets des caractères, rien n’est plus facile à deviner. Depuis le chapeau d’une femme jusqu’à ses souliers, il n’est pas une pièce de sa toilette qui ne soit un aveu ; la fortune ou la pauvreté n’y changent rien, le petit bonnet de la repasseuse dit toutes ses pensées, comme le turban de la duchesse dit tous ses projets. Le regard ment, le sourire est perfide ; la parure ne trompe jamais.

Il est des béguins pleins d’orgueil que vous n’avez jamais compris, et des panaches pleins de modestie dont vous n’avez jamais apprécié la délicatesse et la dignité. — Expliquez-vous, nous dira-t-on. — Écoutez donc ! Ce béguin est orgueilleux à force de simplicité, car une femme de millionnaire peut seule porter dans une brillante soirée cette coiffure modeste, bonnet de pensionnaire à l’infirmerie. Ce furieux panache, au contraire, est plein d’humilité ; car la femme d’un employé à mille écus d’appointements peut seule avoir le noble courage, pour venir chez la femme de son supérieur, de s’affubler de cette toque à plumage jauni, qui compte des hivers de souffrance, dont les proportions sont démesurées, dont l’envergure est fantastique, mais dont l’âge et le ridicule même trahissent la plus généreuse abnégation, la plus pure conduite et les plus tendres sentiments. Ce béguin ne vous disait rien, mais, à nous, il tient ce langage ; voilà ce qu’il signifie pour nous : « J’ai un million de rente, le plus bel hôtel et les plus beaux chevaux de Paris. Mes diamants ont fait leur effet, mon collier d’émeraudes est connu, mes opales sont classiques ; j’avais, l’autre jour, une robe de dentelle qui a fait le sujet de la conversation de toutes ces femmes pendant trois jours. Je veux leur prouver que je puis produire beaucoup d’effet dans un salon sans ces merveilles, et que je n’ai pas besoin de tout cela pour être plus jolie qu’elles. »

Cette vieille toque, pauvre mais honnête, qui ne vous disait rien à vous, nous dit à nous : « Je sais bien que cette coiffure est très-laide, et qu’elle n’a jamais été à la mode sous aucun règne ; mais qui me regarde ? et d’ailleurs, qu’importe qu’on me regarde ? je suis une bonne mère de famille, et j’aime mieux acheter une capote neuve à ma petite fille que de beaux chapeaux pour moi. Que le monde est ennuyeux et triste ! quelle corvée qu’une visite de devoir ! Il me tarde d’être à la maison pour coucher moi-même le petit ; ce cher amour est si délicat ! un rien l’enrhume. » — N’avons-nous pas raison de dire : Béguin orgueilleux, panache modeste ; la simplicité de l’un n’est-elle pas de l’insolence ? l’étalage de l’autre n’est-il pas, au contraire, de la déférence et du respect ? Les femmes pauvres sont obligées de se parer pour aller dans une grande soirée ; là il n’est permis qu’aux femmes immensément riches de faire des excès de simplicité.

En général, les toilettes ridicules, le froufrou, les garnitures historiées, les pouffes, les garnitures mirobolantes, les turbans à trois étages, les chapeaux à la polichinelle, les péruviennes en marabout, les chicorées exagérées autour des manches et de la jupe, les pompons, les rosettes jetées à profusion sur les robes, annoncent une grande aménité de caractère, de la générosité même ; les femmes fagotées de la sorte sont rarement méchantes ; par la même raison, les femmes véritablement méchantes sont rarement ridicules.

Défiez-vous des femmes qui s’adonnent aux lisérés de couleur avec persistance. Nous ne parlons pas de celles qui ont eu dans leur vie une ou deux robes garnies de cette manière, quand c’était la mode ; nous parlons de ces femmes qui portent toujours, et sans raison, des robes jaunes lisérées de rouge, des robes lilas lisérées de vert, des robes bleues lisérées de noir, des robes carmélite lisérées de bleu ; ce sont des sournoises qui n’osent pas avouer qu’elles aiment la toilette avec fureur. Défiez-vous d’elles, surtout si elles ne sont point jolies, car elles cachent d’innombrables prétentions : ce sont des coquettes hypocrites qui n’entendent pas la plaisanterie. Dites-leur vite que leur robe est charmante ; elles ne vous pardonneraient jamais de ne pas l’avoir remarquée. Ne leur dites pas deux fois que vous les aimez ; elles désirent vous croire.

Défiez-vous des femmes à toilettes jansénistes, de ces robes montantes et collantes qui dessinent tous les contours de la taille comme un corset avec une pudeur si malintentionnée. Ces femmes sont pleines d’orgueil et de jalousie. Elles ont un caractère de fer et les passions de feu. Rien n’échappe à leurs regards toujours baissés.

Défiez-vous des femmes à parures tragiques, à turbans improvisés, qui ont toujours dans un salon l’attitude de Roxane reconnaissant l’écriture de Bajazet. Ces femmes-là sont dévorées du besoin de produire de l’effet, cette manie les mène très-loin ; quand les moyens permis sont épuisés, elles arrivent à ne plus choisir, et Dieu sait jusqu’où peuvent aller ces actrices de salon !

Défiez-vous des femmes qui, avec une fortune médiocre, ont de magnifiques diamants. Vous ne savez pas ce qu’il leur en coûte pour arriver à cet éclat. Elles se privent de tout, même d’enfants ; elles ont une cuisinière pour femme de chambre, un domestique hebdomadaire pour frotter leur appartement, et un mari facticement nourri de pommes de terre et de haricots, pour leur donner la main et les mener dans le monde, couvertes de leurs diamants. « Vous avez là une superbe agrafe, leur dit-on. Ces diamants sont d’une très-belle eau. — J’aimerais mieux de bon vin ! » dit le mari. On prend cela pour une plaisanterie assez vulgaire, mais on en rit par politesse. « Puis les haricots sont bien indigestes ! » ajoute-t-il en soupirant ; et l’on n’y comprend plus rien. Nous qui connaissons les misères de cette splendeur, nous vous les expliquons.

Voulez-vous savoir ce que nous appelons toilette d’envieuse ? C’est un assemblage de couleurs vagues et fausses dont le destin est d’exprimer une modestie implacable ; la robe d’une envieuse n’est ni rose, ni bleue, ni verte, ni noire, ni rouge, ni blanche ; elle est en mousseline de laine tourterelle à dessins brouillés ; son châle est couleur suie ; son chapeau est marron, orné de rubans glauques à filet brun ; elle ne porte jamais de volants pour pouvoir lancer contre eux de vertueuses épigrammes. Elle a des brodequins noirs lacés soir et matin, nuit et jour, des gants de fil écru ; cette toilette lui sert à trouver toutes les femmes coupables et plus ou moins cause de la ruine de leurs maris.

Voulez-vous savoir à quelle toilette nous reconnaissons les femmes très-dévouées, courageuses, paresseuses, ennuyeuses, menteuses, vaniteuses, vertueuses, heureuses ou malheureuses ? — Oui, sans doute… mais c’est là notre secret, et nous ne disons pas nos secrets.