Lettres parisiennes/Année 1838/09

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1838

LETTRE NEUVIÈME.

Les enfants. — Le mendiant équestre. — Le manège d’Aure. — L’émeute parlementaire. — Les débuts de mademoiselle Rachel et de mademoiselle Garcia. — Les tricoteuses.
29 décembre 1838.

Allons ! voilà les enfants revenus, voilà le tapage qui recommence ; quel vacarme ! on ne s’entend plus. Comme ils crient ; mais voyez-les donc, ces petits diables, comme ils se poussent, comme ils se battent ! Il n’y a plus moyen de causer avec tout ce bruit ; il n’y a plus moyen de faire de la musique, de dire des vers, de raconter la moindre histoire… Quand ils n’étaient pas là, on pouvait s’amuser encore ; mais aujourd’hui, que faire ? Ils ne nous laissent pas un moment de repos : il faut toujours s’occuper d’eux et les surveiller ; on a toujours peur qu’ils ne cassent quelque chose ! Les enfants de cet âge-là sont si turbulents et leurs jeux innocents sont si dangereux ! Les autres enfants de cinq ou six ans, dans leurs folies, ne sont jamais bien terribles : ils brisent des tables, des chaises ; ces dégâts sont réparés promptement ; mais des espiègles de quarante à cinquante ans, c’est tout autre chose : quand ils se mettent à détruire, cela devient grave, et les meubles qu’ils brisent ne se raccommodent pas toujours facilement. N’importe, quel plaisir de les revoir ! comme ils sont engraissés, qu’ils ont bonne mine ! ils ont sérieusement profité de leurs vacances ; que leurs mères doivent être contentes ! Ils ne sont pas beaux, ils ne travaillent pas beaucoup, ils n’ont pas une grande intelligence, mais ils se portent bien. Allez, mes petits-amis, amusez-vous, et si vous êtes sages, on vous donnera à chacun un petit portefeuille pour vos étrennes ; mais il ne faudra pas le perdre, entendez-vous, car on ne vous donnerait plus rien.

Singulière époque que la nôtre !… de jeunes vieillards et de vieux enfants ! des cœurs froids et des esprits passionnés ; des rivalités qui s’entendent, des haines qui se marient, des égoïstes qui s’oublient, des avares qui donnent, des cœurs déchirés qui plaisantent, des millionnaires qui vont à pied, et des pauvres qui demandent l’aumône à cheval !

Vous l’avez vu, n’est-ce pas, ce vieillard infirme qui promène dans Paris sa misère équestre ? deux enfants lui servent de guide ; il dit d’une voix lamentable : « La charité, monsieur ! je ne peux marcher. » Alors, vous qui êtes sur le trottoir, vous vous avancez dans le ruisseau pour donner à ce brave homme de quoi nourrir lui et sa monture, et tout le monde vous regarde ; car cela est fort étrange de voir un piéton faire l’aumône à un cavalier : il reçoit du haut de sa grandeur votre offrande ; il vous remercie d’un air protecteur, malgré lui, et s’en va plus loin implorer une autre âme sensible, éclabousser un autre bienfaiteur. Ce pauvre nous intéresse fort, nous lui souhaitons bonne chance ; nous lui conseillons même de faire des commissions : avec son cheval il peut aller vite, et ce serait un bon état pour lui ; cela vaudrait bien mieux que de faire de la musique, comme un de ses confrères, qui se promène en tilbury en jouant de l’orgue de Barbarie ; les commissions sont mieux payées que les chansons. On dit que c’est un très-bel état que celui de commissionnaire à Paris ! Il serait meilleur encore si on pouvait faire ses courses à cheval ! Mais non, le mendiant perdrait de son caractère poétique. Ô civilisation ! que tu as fait faire de progrès ! On parle des anciens : que sont-ils auprès de nous ? Bélisaire n’avait qu’un ami, Homère n’avait qu’un bâton. Un jour on dira : Quel grand peuple c’était que ces fameux Français ! leurs singes étaient vêtus comme des hommes, et leurs mendiants se promenaient à cheval !

À propos de cheval, mais ce n’est plus du tout le même genre d’équitation, nous l’avons vu, ce fameux manège dont nous vous parlions l’autre jour… — Eh bien ? — Oh ! c’est vraiment admirable ! c’est un monument, c’est une ville tout entière. On pourrait rester six mois là dedans sans sortir un seul jour, et l’on n’y aurait pas une heure d’ennui ; on y trouve tout ce qu’il faut pour mener l’existence la plus agréable. On s’y promène à cheval, dans un manège immense, dont le dôme est si élevé, dont l’écho est si sonore, qu’on n’y entre qu’avec respect, qu’on y parle bas : on dirait une église sablée. Une élégante galerie donne sur le manège. Cette galerie se compose de plusieurs salons bien chauffés et meublés d’une façon charmante, d’où les mères peuvent assister aux leçons d’équitation que prennent leurs fils et leurs filles, et où les jeunes écuyères viennent quitter leur habit de cheval. Derrière cette galerie sont les salons du cercle, salon de whist, salle à manger, salle de billard, vestiaire, bibliothèque et atelier de peinture ; puis une autre salle d’armes, puis un salon pour fumer, puis un boudoir mystérieux, tout rempli de squelettes de chevaux, d’ouvrages consciencieux sur l’art vétérinaire, sur la science de l’équitation : livres, dessins, gravures, statuettes, phénomènes intéressants, rien n’y manque ; c’est un cabinet d’hippiatrique complet, qui doit fort séduire les savants écuyers, et qui sera surtout d’une grande ressource pour les ignorants amateurs, car l’hippiatrique a ses importants comme les autres sciences, la physique, la thérapeutique, la politique et la statistique. Le sportsman, ce monomane élégant, ce savant futile, n’est pas exempt de prétention ; les pédants ne sont pas tous à pied, et ce sera pour nos jeunes dandys une occasion excellente d’apprendre en peu de temps quelques termes spéciaux de la science à la mode. Il est si agréable de pouvoir jeter légèrement dans la conversation une vingtaine de mots qui ne sont compris de personne !

Dans cette vaste école les chevaux ne sont pas moins bien traités que les élèves : il y a là écurie pour soixante chevaux, comme on voit ailleurs salon de soixante couverts ; on a construit deux étages d’écuries. L’écurie souterraine sera fort belle. Et quels chevaux ! À la bonne heure ! ce ne sont plus ces vieillards complaisants qui se prêtaient jadis avec tant de perfidie aux promenades des manèges ; chevaux égoïstes et sournois, qui, pour se faire toujours regretter, vous donnaient les plus fausses idées sur le caractère de leurs semblables, et ne vous apprenaient qu’une seule chose, à tomber avec grâce dès que vous montiez un cheval véritable ; quadrupèdes somnambules, coursiers à roulettes, flétris du nom de cheval de manège, c’était jadis la traduction libre du nom de Rossinante. Aujourd’hui ce n’est plus cela, la réforme est radicale ; l’art de l’équitation ne sera plus un art illusoire. Maintenant, ce que nous allons dire va vous étonner, vous aurez de la peine à nous croire, mais vous verrez que cela sera ainsi ; — maintenant, quand on aura pris des leçons au manège, on saura monter à cheval, ce qui ne s’était jamais vu. Ce n’est pas tout : on apprendra aussi dans cette école les lois de l’élégance, les règles du savoir-vivre. Cette écurie est plus fashionable que bien des salons : la société y est fort choisie ; on n’y admet que des hommes de bonne compagnie et que des chevaux de bonne maison.

Cette semaine, on ne s’est occupé que de l’ouverture de la session. Compte rendu de la séance d’hier : Vive agitation ; cris : Aux voix ! aux voix ! Vive agitation, vives rumeurs ; explosions à gauche, vives réclamations à droite ; agitation ; bruit à gauche, rumeur à droite ; vives et nombreuses réclamations ; vifs murmures à gauche ; nouveaux murmures à gauche ; agitations, rumeurs, violents murmures, etc., etc. Comment voulez-vous qu’on ne s’occupe pas de ces choses-là ? Et cela s’appelle délibérer sur les affaires de l’État ! Pauvre État !… Quelqu’un a nommé la coalition une émeute parlementaire. Une émeute, oui ; mais parlementaire, non.

Ceux qu’une politique de brouillons et de mécontents envieux attriste, ennuie et décourage, s’occupent de mademoiselle Rachel et de mademoiselle Garcia. Deux petites filles remplies de talent et d’inspiration valent mieux qu’une vingtaine de vieux fous sans idées.

Les plaisirs bienfaisants ont déjà commencé : la vente et la loterie au profit des réfugiés polonais doivent avoir lieu cette semaine ; des fées charmantes, de bonnes fées, ont fait en leur honneur des merveilles. Depuis trois mois, on veille dans les ateliers de bienfaisance : les grandes dames de charité n’ont pas un moment de repos ; ces femmes vertueuses travaillent comme des forçats, bien plus encore vraiment ; car le zèle a plus de force que la soumission ; la générosité est plus active que la peur, qui est pourtant bien active. On parle de chefs-d’œuvre en broderies, en dessins, en tapisserie et en tricot ! nous allions oublier le tricot, ce travail élégant par excellence et tant à la mode aujourd’hui. Jamais peut-être on n’a tricoté avec plus d’ardeur, même du temps affreux des tricoteuses. Cette fois ce ne sont plus des femmes vindicatives et méchantes qui se livrent à ce travail innocent ; ce sont de belles et gracieuses personnes, qui ne sont pas cruelles du tout, qui n’assistent à aucune condamnation sanguinaire, et qui demandent tout au plus, en riant, un changement de ministère. Or savez-vous ce que ces dames font en tricot ? des cordons de sonnette, des couvre-pieds et des brioches. Les brioches font fureur : on ne les sert pas avec le thé, celles-là, on les met sous ses pieds, et ce ballon de plumes et de laine vous tient très-chaud. Vous trouverez aussi au Bazar polonais force coussins, pelotes, chaises, tabourets, fauteuils, le tout brodé parfaitement ; mais ce qui frappera vos regards, ce sont les paravents faits par madame la princesse C… et par madame la princesse de W… C’est une broderie belle comme un tableau. Ces ouvrages charmants à voir éveillent encore en vous de douces pensées ; toutes ces merveilles sont écloses sous une généreuse inspiration : les nobles ouvrières à qui elles ont coûté tant de peine avaient pris, en travaillant, cette devise, ce mot d’ordre sublime qui a déjà changé le monde : Patience et charité !