Lettres parisiennes/Année 1838/06

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1838

LETTRE SIXIÈME.

Une découverte. — Lamartine. — Victor Hugo. — Histoire de l’âme humaine.
L’École des élus. — L’École des parias.
30 novembre 1838.

Patience, nous vous parlerons tout à l’heure de ce qui vous intéresse, de niaiseries et de chiffons ; mais, avant de vous raconter ce que vous désirez savoir, nous voulons dire ce que nous serons fier un jour d’avoir dit.

Il s’agit d’une grande découverte faite par nous, d’une belle pensée ravie à deux nobles intelligences, d’une clarté nouvelle jetée sur deux tableaux, deux œuvres gigantesques, que le monde juge et ne comprend pas ; rayon charmant, plein de partialité et d’injustice, puisqu’il n’a daigné luire encore que pour nous.

Quelles sont ces deux nobles intelligences ? — Lamartine et Victor Hugo. — Quelle est cette belle pensée ? — Celle de toute leur vie, celle qui préside à chacune de leurs œuvres. Chose étrange ! ces deux hommes de génie se sont rencontrés, sans le vouloir, sans le savoir ; et suivant tous deux une route différente, tous deux marchent au même but. Oui, tous deux gravissent la même montagne, l’un a choisi le sentier du nord, l’autre le sentier du midi ; mais, parvenus au sommet, ils se retrouveront et se donneront la main. Tous deux accomplissent le même travail, mais en sens inverse ; tous deux ont entrepris le même livre ; ils écrivent la même histoire, l’histoire de l’âme humaine ; l’un raconte, le bien, l’autre le mal ; Lamartine, avec son regard rêveur et poétique, cherche le beau ; Victor Hugo, avec son coup d’œil observateur et dramatique, étudie l’horrible. L’œuvre du premier pourrait s’appeler l’École des élus, l’œuvre du second serait l’École des parias. Ainsi, dans leur sublime instinct qu’on nomme génie, ils se sont partagé le monde : l’un a choisi la terre, l’autre le ciel !

Maintenant, suivons-les dans le développement de leur travail ; ne vous effrayez pas, cela ne sera pas long. Nous vous dirons dans un moment que l’on porte des robes groseille à bouquets noirs qui sont fort jolies. Permettez-nous avant d’expliquer notre idée.

Lamartine, dans ses poëmes épiques, montre l’homme vertueux aux prises avec les tentations de la vie, et succombant une heure à ces tentations pour expier ensuite cette heure de faiblesse par des années de remords, de remords bienfaisants ; l’homme entraîné au crime par un monde corrompu qui l’attire, mais triomphant d’une démence passagère, grâce à la noblesse de son origine, à la pureté de son cœur, à la sainteté de son éducation.

Victor Hugo, dans ses drames, a pris le point de vue contraire : il montre l’homme dégradé par toutes les passions mauvaises, par toutes les misères, par toutes les humiliations, par le vice, par l’esclavage, par la difformité, séduit à son tour une heure par le bien, luttant non pas contre lui, mais avec lui contre un passé horrible qu’il abjure ; aspirant vers le beau, comprenant les délicatesses les plus exquises, mais abruti, mais dégradé, indigne des nobles sentiments qu’il éprouve, ne pouvant déployer ses ailes rongées, ne pouvant respirer dans un air trop pur, ne pouvant se diriger dans ces régions inconnues ; retombant alors épuisé et vaincu dans l’abjection première, malgré ses efforts courageux, parce que sa pensée est à jamais flétrie, parce qu’une éducation pour ainsi dire malsaine a gangrené son cœur.

Vous le voyez, dans cette grande œuvre que ces deux génies poursuivent en même temps, c’est toujours l’âme humaine qui est l’héroïne, c’est elle qu’on éprouve, qu’on se dispute, c’est elle qui est l’étude enfin. Dans l’œuvre de Lamartine, elle lutte avec l’esprit du mal et triomphe ; dans l’œuvre de Victor Hugo, elle cherche avec instinct le bien, qu’une sainte passion lui révèle ; mais on la repousse du pied, et elle succombe. Ainsi Jocelyn a voué ses jours aux autels ; une femme vient qui lui dit : « Je t’aime, » et Jocelyn sent faillir ses résolutions, l’amour l’égare, il ne voit plus le temple qu’avec effroi, et il faut que la religion soit en péril, il faut qu’un prêtre meure comme un martyr, il faut qu’un peuple entier verse des ruisseaux de sang et de larmes pour le ramener au devoir. Ainsi, dans la Chute d’un ange, Cédar, ange exilé, a donné sa vie au plus pur amour : aimer son Dieu, sa femme et ses enfants, voilà sa vertu. Une courtisane vient qui lui dit aussi : « Je t’aime, » et Cédar est entraîné par une ruse, et l’indigne Lakmy trouve au sein des flots le châtiment du crime qu’elle a fait commettre. Maintenant voyez dans l’épreuve contraire le même effet. De grâce, encore quelques mots sur ce grave sujet ; dans un instant, nous vous dirons que mademoiselle Baudran fait des turbans de velours qui sont admirables.

Quasimodo est un monstre dégradé par la laideur ou plutôt par la hideur et abruti par une monomanie. Quasimodo, amoureux de ses cloches, tout à coup aime une jeune fille, il aime… et l’étincelle divine qu’étouffait sa difformité se révèle ; il aime d’un amour pur, délicat, sublime, il aime d’amour enfin, car il n’y a qu’un amour ; il aime comme Saint-Preux, comme Roméo, comme don Carlos, comme les modèles classiques de la passion ; mais il n’aime ainsi qu’une heure. Cette tendresse, si noble au fond de son âme, ne s’exprime, hélas ! que dans son misérable langage ; ce foyer si brûlant ne jette qu’une flamme décolorée ; il aime comme un héros de roman, et il agit comme un monstre méprisable, parce qu’il ne sait pas comment on agit dans les nobles choses, parce que ses habitudes d’idiot sont plus fortes que son instinct de générosité ; parce que, nous le disions tout à l’heure, une éducation pernicieuse a souillé son cœur ; et cette passion si belle, si véritable, si puissante, ne se trahit que par une touchante humilité. Pauvre monstre ! il n’imagine rien de plus beau, pour séduire la femme qu’il aime, que de lui amener son rival. Nourri d’humiliations, pour prouver sa tendresse, il s’humilie ; l’abnégation servile pour lui, c’est le dévouement ; et puis quand la passion devient trop forte, quand il veut à tout prix en avoir raison, stupide, il s’y abandonne avec sa brutalité de monstre, et le feu sacré caché dans son âme, qu’une heure d’amour avait fait revivre, s’éteint dans l’horreur et le dégoût.

Le Roi s’amuse nous offre la même étude. Triboulet, homme dégradé par le rire, s’ennoblit une heure à l’aspect de sa fille déshonorée. Le rayon divin jaillit encore de l’être abject. Le bouffon se transforme ; l’amour paternel lui révèle toutes les délicatesses du cœur ; quelques degrés de plus, il serait Virginius ; mais il retombe, et ce n’est plus que Triboulet. Voyez Marion Delorme : même miracle, même subite transformation ; un moment elle comprend la honte, elle apprend à pleurer, à rougir ; une heure elle aime comme Héloïse, elle parle comme Aménaïde… mais sitôt que les grandes terreurs l’éprouvent, elle redevient Marion ; l’affreuse tradition est plus forte qu’elle ; voulant sauver celui qu’elle aime, elle se livre au bourreau, sans comprendre que pour Didier il valait cent fois mieux mourir que d’être sauvé ainsi.

Voyez encore Lucrèce Borgia : elle n’est pas une fille du peuple, elle n’est point difforme, l’humiliation n’a point flétri son cœur ; mais elle est née dans le crime, mais elle a été élevée dans le crime. Dès son enfance, on lui a enseigné à composer des poisons, comme on apprend aux jeunes Anglaises à faire le thé. Aussi, le jour où un beau sentiment l’inspire, par bonté d’âme, par dévouement, elle fait périr tous ses ennemis dans un repas qu’elle prend soin d’assaisonner elle-même.

Voyez enfin Ruy Blas : même travail, même vérité ; avilir la royauté, c’est le but, c’est la morale de cette œuvre, dites-vous ? Eh non, mille fois non ! ce n’est point de la royauté qu’il s’agit. Elle n’est mise là que pour faire valoir la pensée ; c’est l’antithèse, c’est le repoussoir, c’est un contraste, et voilà tout. La véritable pensée du drame est celle-ci : l’âme d’un laquais est aussi noble que l’âme d’un héros. Parlez-lui le langage de la passion généreuse, elle y répondra. L’amour fait de ce laquais un ministre, un grand homme d’État ; il est capable des plus belles actions, il réalise les plans les plus vastes ; ministre, il va sauver l’Espagne ; mais voilà que vous venez lui rejeter à la face, avec une ironie cruelle, tout son passé comme une injure, vous gonflez son cœur d’amertume ; alors cet homme, grand d’Espagne une heure, rentre avec furie dans son ancienne profession ; vous lui en faites un crime, il s’en fait une arme. Il ne veut pas combattre, il veut punir. Il dérobe traîtreusement à son maître son épée, et avec cette épée qu’il a nettoyée la veille, il le tue. Né gentilhomme, il se fût vengé en chevalier ; né domestique, il se fait justice en assassin ; et il commet ce meurtre dans un noble but, et cette lâcheté sauve l’honneur d’une reine. Mais est-ce donc sa faute à lui, si vous l’avez nourri de misère et d’outrages, si vous avez flétri ses jours ? Le ciel lui avait donné de nobles instincts comme à vous, c’est votre morale étrange qui les a fait taire. Vous lui avez enseigné le dédain de sa condition. Vous lui avez donné des coups de bâton, en lui disant : Je te chasse. Vous avez appelé devant lui valets ceux que vous méprisiez, quand au contraire il fallait lui dire : C’est l’intelligence qui fait la valeur d’un homme ; c’est le caractère qui fait la dignité ; un serviteur adroit et fidèle est plus qu’un maître incapable et voleur ! Son abjection est donc votre ouvrage, et vous seuls l’avez fait ainsi ; et vous le voyez lutter sans cesse avec la nature qui l’a créé noble et bon contre la société qui l’a fait envieux et méchant. Ah ! quelle admirable étude ! quel attachant spectacle ! Quand l’amour l’inspire, il est enfant de Dieu, comme tous ceux qui aiment, qui admirent et qui prient ; quand la haine l’enflamme, il n’est plus que votre élève, et il se conduit d’après vos leçons.

Oui, cette étude de l’âme humaine dans les monstruosités les plus hideuses, cette découverte de la beauté dans la laideur, cette recherche de la perle divine dans tous les fumiers humains, c’est un généreux et sublime travail. C’est réfuter victorieusement l’opinion de ce philosophe à qui l’on demandait s’il croyait à l’immortalité de l’âme, et qui répondit : « C’est selon. » Comme on s’étonnait de cette réponse spirituellement impie : « J’avoue franchement, continua-t-il, que je ne crois pas à l’immortalité de toutes les âmes ; il y a beaucoup d’êtres dans ce monde qui n’ont pas besoin d’être immortels, qui n’y tiennent pas ; les polichinelles, par exemple : pensez-vous qu’un homme qui toute sa vie a parlé comme ça (et il imitait l’accent du personnage), pensez-vous que cet homme tienne beaucoup à son immortalité ? » — Oui, oui sans doute, a répondu Victor Hugo, et il y tient peut-être plus que vous. Souvent de grands éclats de rire ont caché de tragiques douleurs ; un paillasse qui nourrit quatre enfants en faisant des gambades sur un théâtre de boulevard est plus noble que vous, monsieur, qui le regardez peut-être de votre loge, entre un ami que vous avez ruiné et une malheureuse fille que vous avez perdue. Oui, l’âme du bouffon est immortelle ; l’âme de Marion Delorme, de Quasimodo, est de la même essence que la vôtre ; tous les hommes sont frères par l’âme. Voilà ce que Victor Hugo vous a démontré dans toutes ses œuvres ! Bien loin de jeter le mépris sur ces êtres misérables que le crime, la honte et le ridicule ont proscrits, il vous apprend à les plaindre comme des victimes, alors que vous les poursuivez comme des parias. Il les réconcilie eux-mêmes avec leur sort ; il leur enseigne la dignité, comme il vous enseigne à vous la charité. Quand il les voit étendus sur la terre, découragés, anéantis, il leur dit : Relevez-vous, purifiez-vous, vous êtes nos frères ; quand il vous voit les fuir avec dégoût, quand il aperçoit l’injure prête à éclore sur vos lèvres, il vous crie : Passez en silence, pitié et respect, Dieu est là !

Et la preuve qu’il a raison, c’est que nous, dont le métier, bien plus, le devoir, est de parler des modes, des plaisirs et des commérages du monde, nous vous disons à propos de lui toutes ces choses qui sont pourtant bien loin de nous et dont nous sommes tout à fait indigne de nous occuper.