Lettres parisiennes/Année 1837/31

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1837

LETTRE TRENTE ET UNIÈME.

Nouvelle colère. — Le vrai savant et le faux savant. — Symptômes.
— Chasses de l’Union.
3 novembre 1837.

Oh ! cela devient grave. Serons-nous de force à lutter contre tant de monde ? Déjà nous avons pour ennemies toutes les personnes qui ne se lavent pas les mains en France, et maintenant voilà que tout le corps des savants se fâche contre nous ! Et pourquoi, s’il vous plaît ? Parce que nous avons hasardé quelques innocentes plaisanteries au sujet de mademoiselle Jacqueline, leur fille chérie, leur trésor, leur idole ! Eh bien, était-ce un crime, et n’était-ce pas notre droit ?… Il nous semble que s’il est permis de rire de quelqu’un, c’est d’un semblable personnage : en vérité, si l’on se met à révérer les singes, on ne sait plus où s’arrêtera le respect.

Les savants prétendent aussi que nous avons parlé d’eux légèrement : nous comprenons leur colère, c’est une méchanceté qu’ils ne peuvent pas nous rendre ; les savants ne parlent de rien légèrement, c’est là ce qui constitue la science. Mais entendons-nous, il y a savant et savant ; il ne faut pas confondre le vrai savant avec le faux savant ; le vrai savant est noble et bon, comme tout homme doué d’une grande passion ; la science est pour lui une amante, il ne voit qu’elle au monde, il vit pour elle, il lui a dédié sa pensée, il en est jaloux, et, loin de l’irriter, vous le rassurez en blasphémant contre elle, parce que vous lui prouvez que vous n’êtes pas un rival ; le vrai savant traite les ignorants comme des enfants, dont la gaieté ne peut offenser ; il supporte leur ironie avec douceur, parce qu’elle vient de leur faiblesse ; et de même qu’on dit à un enfant : « Quand tu seras grand, tu comprendras cela et tu ne t’en moqueras plus, » de même il dit aux ignorants : « Quand vous saurez, vous ne rirez plus ; quand ma décou- verte aura fait le tour du monde, vous m’admirerez. » Il est patient, parce qu’il travaille pour l’avenir ; il sait le temps qu’il faut à la semence pour germer ; il n’est point susceptible ni vindicatif, il a trop d’orgueil pour cela ; il supporte bravement les épigrammes du vulgaire, qui lui semblent parfois un hommage, car il a vu que dans les plus nobles choses il y avait de la gloire à n’être pas compris. Le vrai savant est un homme de génie, c’est pourquoi il est simple, naïf, plein de bonhomie et de franchise.

Hélas ! il n’en est pas de même du faux savant : comme il n’a que de petites passions, il n’a aussi que de petites idées ; il se fâche avant qu’on l’attaque, il est envieux avant le succès ; il est sans cesse sur ses gardes ; il sait bien que sa réputation est usurpée, et il est toujours inquiet comme un voleur qui a peur de voir son crime découvert. Il ressemble aussi à ce qu’étaient autrefois les acquéreurs de biens nationaux, qui tremblaient toujours de voir revenir les anciens propriétaires de leurs domaines. Le vrai savant travaille nuit et jour assidûment : le faux savant, au contraire, a de longues heures d’oisiveté, car il attend pour travailler un peu les découvertes du vrai savant ; il les exploite, et il passe sa vie à les faire valoir à son profit. Il n’a de la science que l’orgueil, et, comme tous les usurpateurs, il n’est préoccupé que du soin de se faire des droits ; il intrigue pour toutes les places, il aspire à toutes les dignités, il assiège toutes les sinécures ; il n’a pas de repos qu’il n’ait obtenu la croix, et quand il l’a reçue, comme il n’a pu l’obtenir en qualité d’officier de marine, de diplomate, d’industriel, de peintre, de musicien, de poëte, ni même de danseur à l’Opéra, il est fondé à dire qu’il l’a méritée comme savant, et cela lui sert à se prouver à lui-même qu’il est un savant. Il a besoin souvent qu’on le lui rappelle. Le faux savant ne se fait aucune illusion sur lui-même, et c’est là son malheur, c’est ce qui le rend si méchant ; c’est qu’il est une plaie profonde que la vanité même ne peut nous cacher : notre misère ; et l’ignorance est la misère de l’esprit.

En cela le faux savant est véritablement à plaindre. Le pauvre homme, il est défiant et timide, il n’ose faire un seul pas ; voulez-vous le reconnaître tout de suite ? Rien n’est plus facile ; vous n’avez qu’à lui parler d’une découverte nouvelle, il se trahira soudain par son incrédulité ; regardez-le, il est au supplice, son visage se contracte d’impatience, tandis que celui du vrai savant s’épanouit : celui-ci écoute et réfléchit, l’autre se hâte d’abord de nier, afin de ne pas même écouter : le vrai savant recueille les idées nouvelles, en attendant qu’il puisse les accueillir ; le faux savant ne songe qu’à les combattre, il les maudit, il les étouffe. Il a raison, elles le menacent ; chacune d’elles met son savoir en question, chacune d’elles peut amener l’heure qui dévoilera son ignorance, ce grand crime que depuis tant d’années il cache avec tant de soins ; chaque homme ingénieux qui jette par la science une clarté au monde le remplit d’épouvante, et, comme nous l’avons déjà dit, lui fait l’effet d’un procureur général qui va commencer ses poursuites.

Heureusement, les faux savants sont rares au jardin des Plantes, et nous n’aurions pas peur d’eux, s’ils étaient seuls à nous menacer ; mais, nous l’avouons, ils ont là des auxiliaires dont la participation nous inquiète. Depuis huit jours, dit-on, les savants excitent les animaux contre nous ; c’est abuser de leur position. Par toutes sortes de calomnies, on a cherché à nous nuire dans l’esprit des bêtes féroces : on a dit aux ours que nous n’aimions que les belles manières, et ils s’apprêtent à nous recevoir rudement ; on a persuadé au tigre que nous déchirons tout le monde, il est envieux, il nous hait ; l’éléphant est tout rempli de préventions contre nous ; enfin on est allé jusqu’à dire au lion que nous avions dit de lui qu’il n’était qu’un caniche exagéré ; il est furieux, et le gardien a reçu l’ordre de nous laisser entrer dans sa loge par faveur ! Nous prions donc le lecteur de nous pardonner si nous ne faisons pas samedi prochain le Courrier de Paris ; nous aurons été dévoré. Cela sera notre excuse.

Ce n’est pas tout : chaque jour voit s’augmenter le nombre de nos ennemis ; les élégants chasseurs de l’Union se révoltent aussi contre nos innocentes et mauvaises plaisanteries ; ils nous accusent de nuire à leurs plaisirs, et, s’ils pouvaient, ils exciteraient de même leurs animaux contre nous : par malheur, ces animaux sont rebelles ; on a de la peine à les dresser, et pendant longtemps encore nous serons à l’abri de leur malveillance. Toutefois la chasse de mardi dernier a été très-heureuse : un cerf a été lancé, et il a fui avec vitesse ; il a tenu pendant deux heures et demie : c’était la première fois ; aussi disons-nous que la chasse a été brillante, parce que c’est une vérité. Soyez de bonne foi, messieurs : quand le cerf, au lieu de fuir à travers la campagne, poursuivi par les chiens, se retourne et se bat avec eux, comme un brave âne à la barrière du Combat, pouvons-nous dire : « La chasse a été heureuse ? » Non, cela n’est pas possible en conscience ; tout ce que nous pouvons faire, c’est de dire : « Le combat a été très-intéressant. » Quand le cerf, après deux ou trois bonds légers, va se baigner dans un étang et qu’il y nage deux ou trois heures, pendant que les chasseurs se promènent à cheval autour de l’eau ; quand on se voit forcé de pêcher le gibier à la ligne ou de le ramener dans un filet au rivage, pouvons-nous dire : « La chasse a été brillante ? » En conscience, cela ne se peut pas ; tout ce qu’il nous est permis de dire avec enthousiasme, c’est que « la pêche a été des plus heureuses » ; parce qu’en effet, dans tous les pays, c’est un coup de filet admirable que celui qui ramène sur la plage un cerf dix cors !

Les fêtes de l’Union, comme tous les autres plaisirs de Paris, n’auront donc de nous que la vérité ; nous rendrons justice à l’habileté des chasseurs, à leur bonne grâce, à leur élégance ; nous leur dirons qu’ils montent à cheval à merveille, qu’ils tirent fort bien le pistolet, qu’ils sont très-adroits à l’épée, et que même plusieurs d’entre eux sont gens de beaucoup d’esprit, ce qui est un grand luxe à la chasse ; que leurs habits rouges sont très-bien faits, et que leurs chevaux sont admirables. Mais nous leur dirons aussi que leurs renards, leurs biches et leurs cerfs sont très-mal dressés, et que lorsqu’un animal après lequel on court n’a plus le mérite d’être sauvage, il faut au moins qu’il ait celui d’être bien élevé.

Vérité, déesse implacable, que tu nous causes de chagrins ! Pourquoi faut-il que nous ayons choisi tes autels déserts ? Dès l’aube jusqu’au soir tu nous condamnes à déplaire ; tu fais de nous un être odieux aux mortels ; notre nom est maudit par tous ceux que la clarté réveille : ton flambeau dans nos mains est un signal d’effroi. Ah ! reprends-le, cruelle, ce fatal flambeau ! ou bien fais-le servir à nous défendre ; qu’il brille sur notre pensée, et qu’il la rende lumineuse ; qu’il fasse comprendre à ceux que nous affligeons que c’est ta force qui nous entraîne, que nulle malveillance, que nulle misérable envie ne nous guide, que nous ne marchons qu’à ta voix, que toi seule es responsable de nos paroles, que tous nos arrêts viennent de toi. Nous t’implorons, ô déesse loyale ! fais briller sur nous la lumière, et que la lumière nous justifie !

Mais le moyen d’être compris lorsqu’on parle au nom de la vérité ? Si nous faisons l’éloge de quelqu’un : — Ah ! nous dit-on, monsieur un tel est donc votre ami ? — Non, je ne le connais pas. — Si nous hasardons une critique : — Ah ! dit-on, vous en voulez donc bien à cette personne-là ? — Moi ! au contraire, je lui trouve beaucoup de talent. — Eh bien ! vous avez dit que son dernier ouvrage était mauvais ; pourquoi cela ? — Parce que j’ai trouvé que son dernier ouvrage était mauvais. — D’autres personnes disent : — On ne peut vraiment pas compter sur le vicomte de Launay. Tantôt il vous loue, tantôt il vous blâme ; on ne sait jamais s’il est pour vous ou contre vous… — Nous allons vous le dire : il n’est ni pour vous ni contre vous ; il approuve ce qui est bien, il blâme ce qui est mal, sans s’inquiéter du plaisir ou du chagrin que cela peut vous faire. Mais, dans ce pays de camaraderie et de coterie, l’indépendance est un scandale, la justice une monstruosité ; un homme qui n’a pas de préventions a l’air d’un sot qui n’a pas d’opinions. Si vous critiquez une chose, vous n’avez d’excuse que par la malveillance. Si l’on vous connaît quelque raison de haïr la personne que vous blâmez, on vous comprend tout de suite, et elle-même n’a garde de se fâcher ; elle sait que vous êtes placé de manière à voir en mal tout ce qu’elle fait ; elle regarderait même votre admiration comme une marque de mépris qu’elle ne mérite pas ; les violents outrages de la calomnie l’irritent moins que les éloges froids de l’impartialité. On s’écrie depuis des siècles : « Est-il rien de plus révoltant que l’injustice ? « Nous répondrons : « Oui, il y a quelque chose de plus révoltant, c’est la justice ! » Elle indigne tout le monde également : d’abord les ennemis de celui que vous vantez, qui ne vous pardonnent pas d’admirer ce qu’ils détestent, et puis les amis qui trouvent que vous n’en dites jamais assez. Ah ! c’est une rude tâche que la nôtre ! Heureusement nous avons les ridicules de tous pour nous amuser ; et dans nos jours de colère, nous nous désarmons nous-même en riant.