Lettres parisiennes/Année 1837/22

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1837

LETTRE VINGT-DEUXIÈME.

Les philosophes sans le savoir.
10 août 1837.

Nous sommes allé l’autre jour faire une visite à la campagne ; nous sommes tombé dans un château frappé de littérature, et pour cause trois infirmes ! Il faut bien lire quand on ne peut marcher. La maîtresse de la maison relève de couche ; nous l’avons trouvée étendue sur un canapé : elle lisait ; une de ses parentes, une grosse cousine, femme très-puissante (expression provinciale fort en usage à Paris), puissante signifie impotente, une grosse cousine était plongée dans un grand fauteuil et lisait. Un oncle goutteux se partageait entre une bergère et une chauffeuse qui soutenait son pied malade. Il gémissait de temps en temps et lisait ; puis, dans un boudoir mystérieux, un jeune homme semblait fuir le monde et l’éclat du jour. Il soutenait de sa main son front couvert d’une compresse et lisait ; ce salon était un véritable cabinet de lecture. Nous étions descendu de cheval dans la première cour du château, et nous venions à pied par le jardin. La porte du salon était ouverte, et tous ces lecteurs étaient si occupés, que pas un ne fit attention à notre arrivée ; mais un joli petit chien anglais qui ne lisait pas, et qui nous connaît, s’étant dérangé pour venir nous saluer, la maîtresse de la maison s’aperçut de notre présence : « Quelle aimable surprise ! » s’écria-t-elle. À ce mot, l’alerte est donnée, les lecteurs s’interrompent, le jeune homme mystérieux s’enfuit. Nous nous approchons de la jeune accouchée, nous lui faisons nos compliments ; nous lui parlons de sa santé avec intérêt : « Je suis beaucoup mieux, dit-elle ; dans quinze jours, je pourrai marcher… — Je voudrais bien en dire autant, s’écria en soupirant le pauvre goutteux. — Je le crois, reprend la dame puissante, car c’est une triste chose que de passer sa vie dans un fauteuil ! » L’excellente femme ne s’aperçoit point que cette vie si triste est la sienne ; elle ne sort jamais ; non, mais elle croit que c’est parce qu’elle ne veut pas. Elle passe ses jours à plaindre son beau-frère de ce qu’il est goutteux, et lui se distrait en se moquant de sa belle-sœur et de son embonpoint. Tel est le monde, telle est la famille, tel est le cœur humain ; il s’apitoie souvent sur une souffrance qu’il éprouve ; il passe devant son propre malheur sans le reconnaître. C’est que l’infirmité d’autrui nous apparaît dans son ensemble : alors elle nous effraye, elle nous semble intolérable ; la nôtre, au contraire, nous arrive en détail, et par degrés nous force à la subir. Que de philosophes sans le savoir supportent avec résignation des ennuis qu’ils rêvent comme des supplices au-dessus de tous les courages, des tourments quotidiens qu’ils se croient de bonne foi incapables de supporter ! témoin cette femme qui disait un jour : « Ah ! ma chère, si je me croyais ridicule, j’irais me jeter à la rivière. » Or cette femme avait de la barbe comme un sapeur, elle se faisait raser tous les matins par sa femme de chambre, et jamais il ne lui était venu à l’idée de considérer ce phénomène comme un ridicule.

La disparition subite du jeune lecteur du boudoir nous avait fort intrigué. « Nous avons fait fuir monsieur votre cousin, disons-nous à la maîtresse de la maison ; il a l’air souffrant, qu’est-ce qui lui est arrivé ?… » À cette question, chacun se met à rire. « Il n’est pas malade ? — Non, mais il est si malheureux, qu’il faut le plaindre. — C’est un grand chagrin de cœur ? — C’est bien pis, vraiment. — Ah mon Dieu ! vous m’effrayez ; mais je vous vois rire, qu’est-ce donc ? — Moi, je ne ris pas, reprit la mère de l’infortuné jeune homme ; car depuis trois jours, Arthur est si maussade, que je ne puis prendre gaiement sa mésaventure. — De grâce, dites-moi ce qui lui arrive. Quel événement peut tourmenter un homme à ce point sans inquiéter davantage sa famille ? Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que cela peut-être ? — Vous ne devinez pas ? — Non… — Eh bien ! il a un coup de soleil sur le nez. — Oh ! c’est affreux ; je connais cela, et je comprends toutes ses angoisses. — En vérité ! dit la jeune femme en souriant, je découvre que les hommes ont beaucoup plus de coquetterie que les femmes ; les hommes ne savent pas être laids. — Pardon, il y en a qui poussent cette science fort loin. — Oui, mais ceux-là se croient charmants ; je veux dire que les hommes ne savent ni vieillir, ni enlaidir. Moi, je sais très-bien que si j’avais un coup de soleil sur le nez, j’en rirais, je me résignerais à être laide pendant trois jours, je subirais ce destin très-courageusement ; je ne m’enfuirais pas comme fait mon cousin à chaque visite ; je ne vivrais pas loin du monde comme un sauvage ; enfin, il me semble qu’un coup de soleil ne changerait pas complètement mes habitudes, mes sentiments et mon caractère. — Un coup de soleil, dit l’oncle avec le plus malin sourire, peut-être, mais s’il y en avait deux ?… S’il y a concurrence de coups de soleil, si le second ne permet pas de soigner le premier, si… » Ce calembour laborieux parvint alors à notre intelligence. « Si le coup de soleil est un obstacle, disons-nous à notre tour, nous comprenons qu’on le maudisse comme tous les obstacles au bonheur : ce n’est pas une faiblesse que de s’affliger de ce qui empêche de plaire ; mais je croyais la duchesse de B… aux eaux d’Ems. — Ah ! vous avez deviné… — Oui, je devine assez facilement que lorsqu’on veut séduire, il est pénible d’avoir le nez rouge et le front jaune ; mais je croyais madame de B… bien loin d’ici ? — Non pas, elle est auprès de nous, chez sa tante, reprit la jeune femme, et c’est en allant la voir l’autre jour en plein midi, que notre héros a attrapé ce beau coup de soleil qui le sépare d’elle ; car il ne sort plus, il ne veut même pas se promener le soir, il prétend que l’air retarde la guérison de la brûlure ; il ne parle à personne, il ne rit plus, il passe tout son temps à lire, et il trouve mauvais tout ce qu’il lit. — En cela, il a peut-être raison. — Non, car hier je lui ai prêté Emmeline, d’Alfred de Musset. Vous savez comme c’est joli, gracieux, spirituel. Eh bien, il a jeté la Revue des Deux-Mondes sur la table en disant : « Ce Gilbert est absurde. » — Cela prouve qu’il n’a pas envie de l’imiter, mais cela ne dit pas que le livre l’ait ennuyé. À propos, je vous ai trouvées tout à l’heure, mesdames, bien absorbées par vos lectures. J’ai bonne idée des auteurs qui peuvent vous captiver ainsi. — Oh ! moi, je lis un livre admirable, s’écria la grosse cousine, les Souvenirs du duc de Vicence, par madame de Sor. C’est plein d’intérêt, de vérité. Voici un trait de soldat qu’on ne peut lire sans avoir les larmes aux yeux. J’en étais là quand vous êtes arrivé : « L’empereur s’approche d’un maréchal des logis à la mine rébarbative : — Tu as servi en Égypte ?

» — Je m’en flatte, répondit-il en se redressant fièrement. Vous ressouvenez-vous d’Aboukir ? il faisait rudement chaud aussi là.

» — Tu n’es pas décoré ?

» — Ça viendra, dit-il d’un ton bourru.

» — C’est venu, je te donne la croix.

» Le pauvre diable, stupéfait de bonheur, attache sur l’empereur un regard dont on ne peut peindre l’expression, des larmes coulent sur sa noble figure balafrée. — Je me ferai tuer aujourd’hui pour lui, c’est sûr, balbutie-t-il dans son ivresse. Il saisit un pan de la fameuse redingote grise, en déchire avec les dents un morceau, qu’il passe à sa boutonnière : — En attendant la rouge, notre empereur !

» L’empereur, ému, lança son cheval au galop. »

— Ma cousine, dit la jeune femme, vous me citez à chaque instant un passage de ces mémoires ; quand je les lirai, je ne trouverai plus rien, de nouveau. Moi, je suis très en retard, j’en suis encore aux Voix intérieures, de Victor Hugo. Oh ! que j’aime ces jolis vers à ses enfants, qui ont jeté au feu une de ses odes, et qu’il est si malheureux d’avoir grondés. Quelle charmante poésie ! Vous aimez les grands beaux vers, vous ; moi je préfère ceux-là. Mais que lit donc mon oncle, lui qui ne parle pas ? — Je lis le récit du duel de Jollivet, dans les Impressions de voyage de votre M. Dumas. Ma foi, c’est bien conté ; je n’aime pas les romantiques, mais il y a du vrai là dedans. Ce commis voyageur est parfait. — Eh bien, mon cousin nous empêche de commencer ce volume depuis deux jours ! il dit que c’est l’histoire de Guillaume Tell, et qu’il l’a déjà vue a l’Opéra. Là-dessus il nous chante le grand air de Duprez : Asile héréditaire, et on ne peut plus le faire lire.

Cette conversation nous a prouvé que les infirmités, les accidents, les souffrances, étaient favorables à la littérature, excepté les coups de soleil.