Lettres parisiennes/Année 1837/20

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1837

LETTRE VINGTIÈME.

Notre ennemi naturel. — Les coups d’État à la mode. — Tivoli et le Ranelagh.
— La Brasserie anglaise. — M. Viennet et M. d’Arlincourt.
27 juillet 1837.

Chaque animal a son ennemi naturel, savoir : un être plus fort que lui, qui vit à ses dépens, qui le guette, qui le poursuit, qui le tue et qui le mange ; et manger son ennemi, c’est réellement vivre à ses dépens. La mouche a pour ennemie l’araignée ; la colombe a pour ennemi le vautour ; la brebis, le loup ; la souris, le chat, et le chat, le marchand de peaux de lapin ; puis, au moral, la femme a pour ennemi l’homme, l’homme a pour ennemi le démon, le peuple a pour ennemi le philanthrope, le gouvernement a le publiciste, le poëte a le journaliste, et le journaliste a le Correcteur. Or, de tous les ennemis, le correcteur est le plus dangereux, car il n’y a aucun recours contre sa négligence ; la veille on ne peut prévoir ses coups, le lendemain on ne peut guérir ses blessures. L’errata est permis à l’auteur, l’auteur a un droit de carton qui le console et le justifie ; le feuilletoniste n’a rien pour se défendre : la bêtise qu’on lui fait dire lui reste, l’intelligence du lecteur est son unique ressource. Mais encore il est des fautes inexplicables que le lecteur le plus intelligent ne peut deviner ; ainsi l’erreur suivante s’étalant dans les graves colonnes du Moniteur : « Le ministre des affaires étrangères a obtenu vingt mille francs pour le chocolat à la vanille. » Quel abus ! vingt mille francs de chocolat pour un seul ministère ; il y avait de quoi soulever le pays, amener une révolution ; au lieu de cela, il fallait lire : « vingt mille francs pour le consulat de Manille ! »

Jadis, tous les ans, après la clôture des Chambres, tombait la pluie des ordonnances. Les ministères profitaient de l’entr’acte des sessions pour faire de petits coups de tête, de quasi-coups d’État qui réalisaient quelques-unes de leurs chimères ; jusqu’à ce qu’un jour, enhardis par le succès, ils en arrivèrent au fameux coup d’État qui bouleversa tout. Eh bien ! la mode a de tout temps procédé comme les ministères. Dans l’intervalle des sessions, c’est-à-dire lorsque les autorités qui font les lois élégantes sont dispersées, les couturières et les marchandes de modes livrées à elles-mêmes font leur coup d’État ; chaque année à cette époque une mode extravagante est adoptée et répandue avec fureur, on ne voit plus qu’elle, on ne peut faire un pas sans qu’elle vous apparaisse dans toute son exagération ; rien ne l’arrête, ni l’âge, ni la laideur, ni la maladie, ni le deuil lui-même. Elle règne toute-puissante dans Paris, personne n’est là pour lui dire : Reviens, tu t’égares ; elle fait en moins de trois jours le tour de tous les quartiers, elle passe les ponts, elle touche la banlieue, elle ravage les boulevards dans toute leur longueur : la peste n’est pas plus contagieuse, la renommée n’est pas plus rapide. Il y a neuf ou dix ans, les chapeaux à la chipie avaient fait irruption dans les familles les plus honnêtes, ils allaient sans pudeur étaler aux Tuileries l’insolence de leur allure. Il y a deux ans, les peignoirs ouverts et flottants s’étaient aussi emparés de la faveur publique pendant l’absence des femmes de bon goût. Il y a un an, vous en souvient-il ? la mode avait semé des grenades sous tous les chapeaux ; tous les petits bonnets s’empourpraient de grenades ; cette parure était enfin si généralement adoptée, que nous avons cru de notre devoir de la dénoncer à M. le préfet de police comme un signe de ralliement. Cette année, les roses blanches ont remplacé les grenades ; vous croyez peut-être que cela est très-joli, eh bien ! c’est une erreur ; en élégance, rien n’est joli d’une manière absolue. Dans une parure, les fleurs sont comme les chiffres. C’est leur place qui fait leur valeur ; une belle rose blanche sur de beaux cheveux noirs fait un effet charmant sans doute ; mais il n’est plus question de cheveux aujourd’hui, on a supprimé les cheveux. On les remplace par un tour de roses blanches qu’on décore du nom de guirlande, mais qui de loin, sur un front complètement chauve, ressemble à une couronne de papillotes. Voici comment on se coiffe quand on veut être à la mode : on relève ses cheveux à la chinoise ou à peu près, car les demi-bandeaux, qui laissent voir toute la tempe, ne sont qu’une chinoise altérée ; le front ainsi découvert n’a de secrets pour personne ; s’il a une cicatrice, on la voit ; s’il a des rides, il les avoue ; s’il a de la candeur, il la montre ; on sait tout de suite à quoi s’en tenir sur l’âge et le caractère de la femme qui vient à vous. Puis, sur le haut de ce front nu on applique sept roses blanches ! De près, cette parure n’empêche pas une jolie personne de paraître jolie ; mais de loin elle lui donne un air poupart qui n’a aucune distinction. Les grandes coquettes, les femmes à haute prétention, les artistes jettent la guirlande de côté sous le chapeau ; sur la joue gauche, cinq grosses roses en demi-guirlande ; sur la joue droite… rien du tout. C’est un caprice, un aimable désordre, un gracieux effet de l’art. Les ignorants, qui ne sont pas dans le secret de cette recherche, croient tout simplement qu’elles ont mis leur bonnet de travers. Nous prévenons les beautés de province que cette invention est une mode de contrebande que l’aristocratie de l’élégance n’a point consacrée, et qu’il faut bien se garder d’imiter. Tant que la bigamie sera un cas pendable en France, tant que les femmes de ce pays persisteront à voir d’un mauvais œil l’homme qu’elles adorent aimer une autre femme, tant qu’elles rêveront un amour exclusif, elles n’auront pas le droit de se coiffer à la chinoise. On n’est autorisé à singer les modes d’un pays que lorsqu’on en a pris les mœurs.

L’autre soir, à Tivoli, nous ne croyons pas exagérer en affirmant qu’il y avait bien deux mille cinq cents roses blanches. Que de femmes ! que de monde ! nous dirons comme cette portière de Henri Monnier : Il y avait un monde affreux ! Le tournois n’avait pas eu lieu depuis quinze jours, et c’était à qui viendrait le voir ; les gradins étaient couverts de spectateurs, et les allées étaient remplies de mécontents qui n’avaient pu trouver à se placer. Ce grand succès nous réjouit : il prouve que les choses niaises et de mauvais goût ne sont pas les seules qui réussissent à Paris, et que l’heure est venue d’essayer des fêtes nouvelles, de tenter des jeux hardis, des joutes, des combats, de sortir un peu des lieux communs équestres, politiques et dramatiques avec lesquels nous sommes censés nous divertir depuis vingt ans. À propos de vieux plaisirs, nous sommes allé lundi au Ranelagh. Sur une affiche on lisait : Ancien grand Bal de Paris ; il est sans doute fort ancien, et ses danseurs sont trépassés depuis longtemps. La salle était vide ; une fort belle salle, vraiment très-bien éclairée ; un orchestre excellent. Un fort bon cornet à pistons, le Dufresne de la banlieue, jouant les airs les plus nouveaux. Beaucoup de monde en dehors de la salle, regardant… jouer les musiciens ; derrière cette foule, beaucoup de voitures, des femmes assises dans leur calèche, regardant… jouer les musiciens ; et puis un homme criant de moment en moment : Allons, messieurs, en plesse ! en plesse !… cela veut dire « en place ». À Passy, on a adopté la prononciation anglaise, à cause des Anglais qui peuplent ce beau séjour. En plesse, messieurs, mesdames ! mais cette voix n’éveillait personne ; aucun ancien danseur ne ressuscitait ; l’ancien grand bal restait toujours désert. Enfin, un vieillard octogénaire, un ancien danseur, entraîné par ses souvenirs, eut pitié des plaisirs modernes ; il alla chercher une danseuse : c’était une petite fille de huit ans ; il la choisit comme une excuse à cette folie qu’il se permettait encore. Il recruta un clerc de notaire et son amie, pour leur servir de vis-à-vis ; le clerc de notaire alla chercher un confrère dans la foule ; le confrère se procura une danseuse ; et en moins d’une demi-heure, la contredanse fut complète ; contredanse simple, il est vrai, contredanse à huit ; mais cela suffisait pour danser, et toute la foule assistait à ce petit ballet perdu dans l’immense salle de l’ancien grand Bal de Paris. Le vieillard glissait comme une ombre ; il dansait avec tristesse, mais avec courage. On sait que maintenant le galop a envahi la contredanse ; au lieu de faire la chaîne anglaise, on tourne en galopant ; la queue-du-chat elle-même est remplacée par un temps de galop. Eh bien, le danseur octogénaire galopait comme s’il n’avait eu que quarante ans ! Philosophe, il se conformait aux usages d’une époque qui n’était plus la sienne ; et cela sans illusion ; il comprenait ce qu’un tel sacrifice devait lui coûter. Ô danseur vénérable ! que la danse te soit légère ! la société reconnaissante de tes efforts généreux te saura gré d’avoir consacré ton dernier souffle à ranimer l’ancien grand Bal de Paris !

En revenant ici, nous avons admiré, aux Champs-Élysées, une enseigne longue comme une rue, sans plaisanterie ; les lettres sont de la taille d’un enfant. On les aperçoit à travers le feuillage pendant l’espace de dix arbres : BRASSERIE ANGLAISE. ENGLISH BREWERY. À l’ombre de cette enseigne, des familles entières viennent se reposer, en buvant de cette fameuse bière blanche dont les amateurs ont fait la réputation. Là chacun retrouve sa patrie en bouteilles. L’Écossais savoure l’ale, qui est le vin du montagnard ; l’Anglais y reconnaît son porter chéri ; l’Allemand sa grosse bier et le Français sa bonne double bière, cette fidèle compagne de l’échaudé qui fait si bien dans un tableau d’estaminet. Aussi, le dimanche, les bosquets de l’établissement ressemblent à un bazar où toutes les nations sont représentées. La supériorité de cette brasserie vient, dit-on, de la nature de l’eau qu’on trouve dans la localité. L’eau de la Seine ne vaut rien, à ce qu’il paraît, pour la fabrication de la bière. C’est une découverte que les brasseurs anglais viennent de faire, et que nous recommandons aux marchands de vin français. Nous leur conseillons de se défier de l’eau de Seine, qui peut leur être nuisible dans leur commerce. Charles Nodier, grand amateur de bière, confirme lui-même cette observation, car il ne faut pas croire que le nectar et l’hydromel aient seuls le privilège d’inspirer les poëtes. Chaque génie a son breuvage, chaque muse a des libations particulières qui lui servent à évoquer le dieu. Les lèvres prophétiques ont quelquefois horreur du fruit de Bacchus ; nous connaissons de grands écrivains qui boivent du cassis, d’autres qui s’enivrent de ratafia. Lamartine, propriétaire de vignobles ; Lamartine, dont les caves possèdent ce précieux vin du Liban, poétique souvenir du saint pèlerinage ; Lamartine, enfant de la rouge Bourgogne ; Lamartine boit de la bière comme un Flamand. Eugène Sue ne vit que d’opium ; Alexandre Dumas n’aime que l’eau de cerises (traduction : kirsch-wasser) ; George Sand s’inspire avec du café ; madame de *** avec de la limonade ; Alfred de Musset avec du punch, et M. Briffaut, de l’Académie française, avec de l’orgeat bouilli.

À propos de breuvages, nous avons appris ces jours-ci que les musulmans se permettent le vin de Champagne sans aucun remords ; voici leur raisonnement : « Le vin de Champagne n’était pas encore inventé au temps de Mahomet, donc il n’a pu le défendre. » Il est avec le Turc des accommodements, et les parjures sablent hardiment le champagne à la santé du Prophète. À eux il est permis de dire le champagne : cette faute de français est un devoir de leur religion, sans elle ils seraient coupables ; elle leur épargne un remords. On leur défend le vin, mais on leur permet le champagne. Oh ! les Normands !

On s’occupe beaucoup de la lettre de M. Viennet, et pourtant elle n’a rien qui bouleverse les idées modernes : que M. Viennet attaque les romantiques, mais c’est dans la nature ; M. Viennet est né pour haïr les romantiques, sa vocation est de les persécuter. Cela n’est rien, cela est dans l’ordre ; mais voici un fait qui renverse toutes les lois de la probabilité. Tout est possible après ce que nous venons de voir. Ô romantisme, tu dépasses la politique en apostasie ; ton fils, ton fils bien-aimé, contre toi se tourne ; ses serments il abjure ; ses triomphes il oublie. Quinze ans de gloire, de succès européens sont par lui reniés ; l’ingrat ! les flancs il déchire qui l’ont porté ; le sein il meurtrit qui l’a nourri ; de son grand destin il ne se souvient plus. Il en est venu jusqu’à mériter son titre le plus illustre, non celui de vicomte, mais celui de Renégat ! Ô giaour littéraire ! ô déception ! qu’allons-nous devenir ? Où va le monde ? Le Solitaire rentre dans la foule ; il se mêle aux classiques, il attaque les romantiques, il les poursuit de son ironie ; il les appelle par son nom ; lisez dans la Mode cette nouvelle intitulée : la Nuit de sang, signée vicomte d’Arlincourt. C’est une critique des romans modernes, de leur influence funeste sur l’esprit des jeunes filles. On s’y moque des jeunes gens aux regards fauves, des cœurs de femme et des poitrines d’homme ; des êtres exceptionnels, des héros au front pâle, aux cheveux en désordre, criant dans leur délire : Fatalité ! fatalité ! Malédiction ! malédiction ! Eh ! monsieur le vicomte, avez-vous donc oublié les vôtres ! Ils étaient gentils, vos héros ! farouches brigands, meurtriers infâmes, malfaiteurs de moyen âge que l’on ferait pendre aujourd’hui sans pitié, et qu’alors vous nous faisiez adorer à force de mystères et d’inversions. Et quelles inversions, grand Dieu ! Chacune de vos phrases semblait avoir subi un tremblement de terre ; rien n’y restait en place : chez vous la vie commençait par la mort, l’amour venait ensuite : vous savez bien, votre poëme : la Mort et l’Amour. Voilà une belle inversion, convenez-en. Le héros de ce poëme mourait au premier chapitre, bien ; au second chapitre on l’enterrait, bon ; et puis il partait de là pour venir faire sa cour à son amie, jeune fille innocente qu’il était facile de tromper ; à seize ans, l’âme est si confiante, elle croit au bonheur, aux serments, aux prodiges, et à toutes les inversions. Un autre aurait dit l’Amour et la Mort : fi donc ! c’était classique, votre style n’admettait pas ces choses-là ; la Mort et l’Amour, à la bonne heure ! c’était romantique, et vous étiez romantique alors. Pourquoi donc aujourd’hui déserter vos drapeaux ? pourquoi tirer sur vos soldats ? Vos yeux sont-ils dessillés ? êtes-vous revenu aux croyances vulgaires ? pensez-vous qu’on aime avant de mourir ? allez-vous corriger le titre de votre ancien poëme, et le verrons-nous paraître à sa trente-deuxième édition avec cet humble changement : l’Amour et la Mort ? Quelle concession ! Non, vous ne la ferez pas ; vous resterez fidèle au succès.