Lettres parisiennes/Année 1837/04

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1837

LETTRE QUATRIÈME.

Bal masqué de l’Opéra : plaisir d’imagination. — Les femmes ne dansent plus, elles improvisent. — Triomphe de Musard.
8 février 1837.

Voici le carnaval passé à la satisfaction de tout le monde. Ceux qui l’ont célébré s’en réjouissent, car le repos leur devenait urgent ; ceux qui n’en ont point goûté les plaisirs s’en félicitent, parce qu’au moins ils n’en entendront plus le bruit, et le bruit qu’on ne fait pas est toujours fatigant.

Nous avons eu peu de bals costumés cette année dans le monde, et presque point de masques sur les boulevards. Tous les travestissements étaient réservés pour les bals de Jullien et des petits théâtres. Les bals masqués de l’Opéra étaient tristes comme une assemblée de famille ; tout ce que l’on essaye depuis trois ans pour les ranimer ne peut y parvenir : les tombola, les châles de cachemire, les bracelets, les jeunes filles même mises en loterie ! les danses espagnoles, les pas allemands, rien ne peut leur rendre la vie. Les hommes s’y promènent entre eux, et les femmes, s’il y en avait, ne trouveraient rien à leur dire. Eh ! messieurs, de quoi voulez-vous qu’on vous parle ! Sur quel sujet peut-on vous intriguer, quel mystère y a-t-il dans votre vie qu’on puisse découvrir, et dont il soit hardi de vous entretenir ? avec quels sentiments cachés peut-on vous émouvoir ? Vous parlera-t-on de la petite une telle ?… Vous ne la quittez pas ; là, point de mystère, pas la moindre prétention d’amour. Vous dira-t-on qu’elle vous trompe ?… vous le savez ! là, point de jalousie, il n’y a pas même prétention de propriété. Quant aux autres liens, ce sont des arrangements de convenances, si froids, si indifférents, auxquels vous attachez si peu d’importance, qu’on ne songe pas à vous en plaisanter. Un amour maintenant est une affaire d’occasion ; on aime celui ou celle qu’on voit naturellement le plus souvent, sans difficulté : on choisit dans son petit cercle, on ne se hasarde pas à chercher plus loin. Deux personnes qui se plairaient passionnément, qui se sentiraient attirées l’une vers l’autre par une tendre sympathie, mais qui seraient chacune d’une société différente, resteraient toute leur vie séparées, parce que leurs relations ne seraient ni commodes ni convenables. Nous avions les mariages d’intérêt ; aujourd’hui nous avons de plus les amours de convenances, ce qui est fort triste, et ce qui fait aussi que l’on n’a rien à dire aux jeunes gens au bal de l’Opéra ; car on ne saurait les agiter en leur parlant d’une personne qui leur est presque indifférente. Le premier aliment d’un bal masqué, c’est, non pas l’esprit, c’est l’imagination ; c’est cette belle faculté de l’intelligence de s’enflammer pour une idée, c’est cette action de la pensée qui donne de la vie à tout. Figurez-vous un bal où chacun arriverait avec une brûlante préoccupation de colère, de bonheur, d’ambition, d’amour, n’importe ; mais enfin, figurez-vous une foule de cerveaux en travail, de cœurs en émoi, d’esprits en fermentation, et figurez-vous un petit domino venant dire à chacun un mot, un seul mot sur le sujet qui le préoccupe : oh ! vous verriez alors tous ces êtres immobiles s’agiter soudain comme des fous, s’attacher à ce domino, le tourmenter, le poursuivre, l’assaillir de questions : « Qui t’a dit cela ? Comment le sais-tu ? — Est-ce que tu l’as vue ? Es-tu venue avec elle ? Sont-ils ici ? — Quel jour ? — À quelle heure ? — Depuis quand ? » Et on ne lui laissera pas un moment de repos. Certes on ne s’ennuierait pas. — Eh bien, au lieu d’un seul, figurez-vous trois cents dominos produisant le même effet, et vous aurez l’idée de ce que doit être un véritable bal de l’Opéra.

Depuis longtemps on se demande pourquoi les bals de l’Opéra sont passés de mode : on se rappelle quels succès ils obtenaient autrefois, tout ce que les femmes les plus sages imaginaient de ruses pour y aller, le plaisir qu’elles y trouvaient, les ravages qu’y faisait leur malice, le trouble séducteur où elles jetaient tous les esprits, le succès qu’y obtenaient les hommes élégants, les mauvais tours joués aux sots et aux ennuyeux, enfin toutes ces folies du carnaval de l’esprit ; et l’on s’étonne qu’il ne reste plus rien de ce plaisir, rien que le souvenir moqueur des héros de ces anciennes fêtes, qui, regardant avec dédain nos bals masqués d’aujourd’hui, disent en soupirant : « Ce n’est plus cela. » Et pourquoi n’est-ce plus cela ? Des philosophes ont dit : « Cela vient de la trop grande liberté de nos mœurs. Quand les jeunes gens qui s’aiment peuvent se voir tous les jours à leur aise à visage découvert, ils n’ont pas besoin de se déguiser, de se cacher sous un masque pour se rencontrer et se parler de leur amour. Comme on n’a rien répondu à ceux qui ont dit cela, ils persistent dans leur opinion, et pourtant ce n’est pas là le vrai motif de cette grande décadence des bals de l’Opéra ; car les pays où les passions sont les plus naïves, où les liens qu’il faudrait cacher sont le plus loyalement avoués, sont précisément ceux où les bals masqués ont le plus de vogue. D’ailleurs, les personnes qui allaient au bal de l’Opéra pour s’y rencontrer étaient en petit nombre. La majorité y allait pour y être intriguée, et on n’intrigue bien que les gens qui ont dans l’esprit ou dans le cœur un vif intérêt, ou qui sont susceptibles d’en avoir. Un jeune homme qui aime sérieusement une femme a beau la voir tous les jours et savoir tout ce qu’elle fait, le moindre mot que vous lui direz à propos d’elle l’agitera ; le véritable amour est ombrageux ; la chose la plus insignifiante, la plus improbable, le trouble. Vous lui dites : Je l’ai rencontrée ce matin ; il sait qu’elle n’est point sortie, qu’elle est malade ; il l’a vue lui-même très-souffrante. N’importe, ce mot le trouble ; vingt suppositions plus absurdes les unes que les autres viennent l’assaillir ; il n’aura pas de repos qu’il n’ait couru chez elle savoir la vérité. Vous voyez donc bien que ce n’est pas la liberté de l’amour qui fait que les bals de l’Opéra sont ennuyeux ; c’est l’indifférence de cet amour. Nous le répétons : le premier aliment d’un bal masqué, c’est l’imagination, et ce qui nous empêche d’avoir de l’imagination, c’est notre égoïsme ; car l’imagination est toujours une distraction de soi-même : malheureusement nous conservons tous en cela une très-belle présence d’esprit. Que les hommes manquent d’imagination, cela peut encore se comprendre ; mais que les femmes en soient complètement dépourvues, c’est ce que nous ne pouvons expliquer. Si elles étaient plus sages on ne s’en plaindrait pas ; mais la morale n’y gagne rien, et les plaisirs seuls y perdent.

Une femme égoïste non-seulement de cœur, mais d’esprit, ne peut donc être aimable au bal de l’Opéra ; pour y paraître piquante, il faut d’abord s’y déguiser, et une femme égoïste ne peut pas sortir d’elle-même. Le moi est indélébile chez elle. Une véritable égoïste ne sait même pas être fausse ; et puis enfin, pour intriguer quelqu’un, il faut encore s’être occupé de lui, et c’est une peine qu’on ne veut prendre aujourd’hui qu’autant qu’elle ne doit pas être inutile. Les bals masqués, enfin, sont un plaisir d’imagination, et, comme nous sommes trop égoïstes pour avoir de l’imagination, nous n’avons plus de bals masqués.

À propos des femmes, la grippe vient de leur jouer un tour perfide : sur six cents personnes priées l’autre soir à une de nos élégantes fêtes, deux cents personnes seulement sont venues. La grippe retenait les quatre cents autres dans leur lit, ou auprès du lit d’un malade ; il en est résulté une facilité de circulation dans les contredanses qui a fort déconcerté les danseuses ; on venait les regarder ne pas danser ; et cette mode de glisser sur le parquet en contemplant ses pieds, mode qui convient parfaitement à ces combats avec accompagnement de violons, de contre-basses et de coups de fouet qu’on appelle une contredanse française, à cette lutte avec la foule qu’on appelle danser, paraissait fort risible avec tant d’espace et avec une si grande liberté dans les mouvements. La grippe sera l’occasion d’une réforme dans la danse. Les femmes finiront par ne plus voir qu’un ridicule dans ce qui fut autrefois un talent. Les femmes se privent sottement de beaucoup de succès et de plaisirs qu’elles ne remplacent pas ; et puis, elles font du désenchantement, elles s’étonnent que tout les ennuie. Une très-jolie personne nous disait l’autre jour : — Ma mère me dit qu’à mon âge rien ne l’amusait plus que de danser ; eh bien, moi, j’avoue que je n’aime pas la danse. — Vous n’en savez rien, lui avons-nous dit, vous n’avez jamais dansé. — Comment, mais hier encore… — Oh ! vous appelez cela danser : faire trois pas en avant, avec les pieds en dedans, le corps penché et les épaules arrondies ; puis hasarder une glissade à droite sans quitter terre, et comme si vous étiez fixée au parquet ; puis, peu satisfaite de ce que vous trouvez à droite, essayer à gauche une glissade parallèle ; puis, n’ayant pu encore trouver ce que vous semblez chercher, vous décider tout à coup à traverser pour aller voir ce qui se passe en face de vous ; là, recommencer le même manège, un pas à droite, un pas à gauche, le même, toujours le même ; car, si vous faisiez un pas différent, on vous prendrait pour une femme de quarante ans. Au bal, l’âge se reconnaît au pied plus encore qu’au visage ; une femme qui danse les pieds en dehors avoue trente ans ; celle qui tourne en faisant dos à dos en avoue quarante ; celle qui fait un pas de Basque ou un pas de bourrée confesse cinquante ans ; celle qui hasarderait un pas de zéphire en trahirait soixante, si elle était capable de le faire. Vous marchez en mesure, mais vous ne dansez pas, et vous ne pouvez savoir si vous aimez la danse. Autrefois, la danse était un exercice, car il fallait travailler pour arriver à bien faire tous ces pas, aujourd’hui tant méprisés ; c’était un plaisir aussi, parce que c’était une promesse de succès. Une jeune fille qui dansait bien avait un avenir. Les mariages se faisaient au bal ; un solo bien étudié valait une dot. Aujourd’hui, savoir danser serait un ridicule, et les maîtres de danse en sont réduits à se faire professeurs d’histoire et de géographie. Le célèbre M. Lévi a bien compris son époque ; son école de danse languissait, il en a fait une école d’improvisation ; il a changé sa boîte de danse en chaire d’éloquence. Il apprend aux petites filles à parler des heures entières, sans se reposer, sur le lever du soleil, sur l’amour filial, sur la mort d’un grand homme quelconque. Si elles n’ont point d’esprit, elles acquerront au moins de l’aplomb, c’est toujours cela ; et les parents s’en vont chez eux très-fiers, car ils ont une fille qui improvise : cela est merveilleux vraiment ! Mais après ce grand progrès nous expliquera-t-on une chose : jadis les femmes ne savaient point l’orthographe et elles savaient parfaitement bien danser ; les hommes étaient toujours auprès d’elles. — Aujourd’hui les femmes sont fort instruites ; elles parlent l’anglais, l’italien ; elles improvisent en français ; elles lisent la Revue britannique, les histoires de M. Mignet, et même les discours de la Chambre ; elles sont fort en état de soutenir la conversation avec les hommes… et pourtant les hommes les laissent seules faire valoir entre elles cette brillante éducation ; ils se réunissent dans des clubs, dans des cafés, ou bien, ce qui est plus outrageant, dans des bals suspects où ces femmes si bien élevées, si savantes, ne vont pas, et où celles qu’on y va chercher n’ont d’autres prétentions que des succès de danse ; danse bizarre, il est vrai, danse prohibée sans doute, mais enfin qui prouve encore ce que nous disions, c’est que le besoin d’une réforme dans la danse se fait généralement sentir. Oh ! les femmes ! les femmes ! Elles ne comprennent point leur vocation ; elles ne savent point que leur premier intérêt, leur premier devoir est d’être séduisantes. Qu’elles s’instruisent… bien, mais qu’elles ne négligent pas pour s’instruire ce qui doit faire leur véritable attrait ; qu’elles lisent, mais qu’elles chantent ; qu’elles sachent parler l’anglais comme une Anglaise, mais qu’elles sachent porter un chapeau à la française ; qu’elles fassent des vers, si elles peuvent, mais qu’elles sachent rire et danser, plaire enfin, plaire avant tout. L’homme ne demande pas à sa compagne de partager ses travaux, il lui demande de l’en distraire. L’instruction pour les femmes, c’est le luxe ; le nécessaire, c’est la grâce, la gentillesse, la séduction : les femmes sont un ornement dans la vie, et la loi de tout ornement est de paraître fin, léger, délicat et coquet ; ce qui ne l’empêche pas d’être en cuivre ou en pierre, en or ou en marbre.

Le nouveau Cercle des Arts est en pleine prospérité ; brillantes admissions, sévères et capricieuses omissions, tout s’accorde pour en faire une assemblée dont chacun voudra faire partie. Quelques-uns de ses membres, qui ne sont pas encore à la hauteur du siècle, avaient proposé de black bouler M. de Belj., sous prétexte qu’il était prince ; l’un d’eux s’était, dit-on, écrié : « Ah bien, nous, si nous tombons dans les princes, je n’en suis plus. » Il paraît que cette menace n’a effrayé personne, et le prince de Belj. a été reçu à une très-forte majorité ; mais les rebelles soutiennent encore que c’est comme artiste qu’on l’a reçu, et que son beau talent a pu seul faire pardonner son titre de prince. Avis aux grands seigneurs qui ne savent ni peindre ni chanter ; messieurs les artistes, voyez-vous, sont de bons enfants qui n’ont point de préjugés ; en voici la preuve. Cependant il est assez simple que des jeunes gens qui se réunissent pour mettre en commun leurs talents ne se soucient point de faire de frais pour des spectateurs inutiles, pour des ennuyeux dédaigneux, d’amuser enfin des gens qui ne pourraient pas le leur rendre ; car le Cercle des Arts n’est pas seulement, comme les autres cercles de Paris, un club où l’on vient jouer au whist, et dîner à une grande table ; c’est de plus une salle de concert où nos voix les plus célèbres se font entendre ; c’est de plus un musée où les tableaux de nos meilleurs peintres seront exposés. Or, dans une assemblée où chacun paye de sa personne, on a le droit de regarder comme ennemis tous ceux qui n’y sauraient rien faire ; il est vrai que ceux-là ont la ressource de fumer. La passion du cigare devient si générale, que nous connaissons des maisons fashionables où l’on fait arranger une salle à fumer, comme on a une salle à manger. Au Cercle des Arts un des salons est exclusivement consacré à cet exercice. Nous avons entendu, à propos de cela, un dialogue assez amusant. « Eh bien, mon cher, pourquoi ne viens-tu jamais à notre cercle ? on y est très-bien, tu as tort. — Moi ? mais j’y vais tous les jours, et je ne t’y ai pas encore vu ; où donc te caches-tu ? — Je ne me cache pas, je vais fumer là le soir mon cigare après dîner. — Et moi aussi, te dis-je. — Eh bien, alors… Ah ! c’est la fumée ; le fait est qu’on n’y voit pas. » Cela est exact, nous n’inventons rien, nous l’avons entendu, et les personnes qui ont eu un ami à chercher dans ces ténèbres de fumée nous croiront facilement.

Nous avons lu dans un nouveau journai la phrase suivante : « Rossini a épuisé la source des lauriers, c’est ce qui fait que nous ne pouvons pas en vouloir au nouveau compositeur s’il n’a pas pu en trouver quelques-uns à cueillir. » La phrase n’est certainement pas élégante, mais l’image est si nouvelle ! comment n’en être pas frappé ? La source des lauriers, quelle admirable expression ! comme elle vous donne tout de suite le droit de dire les racines de mes larmes !

Les animaux commencent à jouer un rôle sur nos théâtres ; on avait essayé un effet de chèvre dans la Esméralda, mais la pauvre bête n’a jamais pu apprendre son rôle. Dans le Mari de la Dame de chœurs, il y a une affreuse chienne, nommée Rosette, qu’on peut regarder comme l’héroïne de la pièce, et voici maintenant qu’on prépare un ballet dans lequel mademoiselle Essler et une chatte blanche doivent rivaliser de grâce et de souplesse. Feu le chien de Montargis doit être bien jaloux.

On nous écrit à l’instant : « Je regrette bien que votre grippe vous ait empêché de venir hier soir au bal Musard, à l’Opéra. C’était une fête dont rien ne peut donner l’idée : six mille personnes dans la salle, et deux mille à la porte qui n’ont pu entrer. Toutes les loges prises ; celles du roi, de M. le duc d’Orléans, envahies par des gens qui ne savaient où se réfugier. Les costumes les plus pittoresques, les danses les plus vives, les plus passionnées. La police point taquine, et pas le moindre désordre ; mais ce qu’il y a eu de remarquable, l’événement de la nuit, c’est le triomphe de Musard, porté sur les épaules de six des plus beaux danseurs, et promené dans toute la salle, aux acclamations, aux applaudissements de toute la foule. La figure de Musard était rayonnante ; c’était le roi des ribauds.

« Pardon, si je vous écris si tard, je viens de me réveiller.

« Dix heures du soir. »

Une autre personne nous écrit : « Vous avez bien fait de ne pas venir avec nous hier au bal Musard, à l’Opéra. C’était une cohue épouvantable ; on ne comprend pas qu’on puisse s’amuser à de pareils plaisirs. Il y a eu bien des batailles où l’on courait moins de dangers. Un jeune homme est tombé au milieu du galop, tout le galop lui a passé sur le corps ; on l’a relevé dans un état affreux ; puis les danses les plus scandaleuses, un désordre épouvantable. J’ai eu, pour ma part, un pan de mon habit emporté. Je ne vous ai pas écrit plus tôt ces détails sur ce bal de fous, parce que je crois qu’il vaut mieux que vous n’en parliez pas. »

Voilà Paris, voilà le monde ; lequel de ces deux juges faut-il croire ?… Peut-être tous les deux.