Lettres inédites de Joseph de Maistre/03

Lettres inédites de Joseph de Maistre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 618-654).
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LETTRES INÉDITES
DE
JOSEPH DE MAISTRE

III[1]
SES DERNIÈRES ANNÉES


I

Dans la carrière de Napoléon, l’année 1812 apparaît comme l’année fatale, l’année terrible, celle qui annonce la fin. Joseph de Maistre en a suivi et décrit les péripéties : il nous a montré la fortune lassée de sourire au conquérant et de favoriser ses ambitions, se dressant en travers de sa route et l’enveloppant d’une ombre profonde, qui lui dérobe les abîmes vers lesquels il marche. L’année 1813 voit cette ombre s’épaissir. Le 18 octobre, sur le champ de bataille de Leipzig, entre Napoléon et l’Europe qui l’a condamné, le destin se prononce[2]. Seize jours plus tard, de Maistre entretient Blacas de ce retentissant épisode d’une lutte épique.


« La bataille de Leipzig aura fait un beau tapage dans le pays que vous habitez. Elle est au nombre de ces batailles qui font époque : Pharsale, Actium, Lépante, etc. Les autres ne sont que des événemens. Mon fils y était encore et s’en est tiré. Il est aide de camp du comte de Wittgenstein, à qui l’Empereur dit : Wittgenstein, commencez ! Mon cher comte, 150 000 hommes se sont battus tout le jour avec deux mille bouches à feu. Mon fils m’écrit : « Le combat a été terrible à raison de l’énorme quantité de combattans et artillerie ; mais, sur chaque point, il était plus modéré qu’à Borodino, tant parce que l’immensité du champ de bataille empêchait les feux croisés, que parce que nous n’avions plus à combattre les Français de 1812, mais ceux de 1813. »

« Le soleil a vu peu de scènes aussi ravissantes que celle de l’entrée de l’Empereur à Leipzig, le 19. Mon fils m’en rend compte aussi d’une manière très intéressante. Je continue à être extrêmement content de lui. Sa mère qui est une sainte me l’a fait sage d’emblée comme au jeu du Vingt-et-un ; du moins, c’est ce que j’imagine de plus probable. Il sera certainement, ou pour mieux dire, il aura été bien sensible à votre souvenir que je lui ai fait connaître. Malheureusement, les lettres, à cette énorme distance, et au milieu de ce grand tourbillon, font très mal leur chemin.

« Lorsque la Providence déchaîne dans le monde, pour raisons à elle connues, quelque monstre que personne n’a la force d’égorger, elle y ajoute la loi salutaire et indispensable qu’il aura soin de s’égorger lui-même. C’est ce qu’a fait mon cher ami Napoléon. Je ne crois pas trop qu’il y ait de talent européen (excepté peut-être Wellington) capable de jouer but à but avec ce diable d’homme ; mais ses hideuses passions nous débarrasseront de lui. C’est lui et c’est lui seul qui nous a donné l’Autriche par ses extravagantes prétentions. L’Empereur l’a reconnu expressément. Malgré toute sa sagesse (qu’il est impossible d’exalter assez), jamais il n’aurait déterminé cette impassible Pannonie : heureusement les soufflets du beau-fils l’ont réveillée. Les vœux outrés, les projets vastes de Buonaparte ont tout perdu pour lui en forçant tout. Ses allies, comme vous l’aurez appris, ont fait demi-tour à droite et tiré sur lui sur-le-champ, à la bataille de Leipzig. Tant mieux et mille fois tant mieux sans doute. Mais voyez, cependant, comment l’esprit raisonneur se glisse partout. Savez-vous que c’est un terrible spectacle que celui d’un militaire qui juge son maître sur le champ de bataille et qui tire sur ses alliés ! Car rien ne nous dit que les officiers eussent reçu des ordres conditionnels ; — même, tout nous dit le contraire. — Enfin, cher comte. Dieu nous garde. Le modeste Empereur (Alexandre) dit dans la lettre à sa maman, qui a servi de base à la relation officielle : Nous avions enfin la supériorité du nombre. Elle était immense, surtout après la défection des alliés. L’Empereur a dit à ses généraux : Celui qui ne reconnaît pas que tout ceci vient d’en haut ne mérite pas le nom d’homme. Si vous aviez vécu ici pendant les mémorables campagnes de 1812 et 1813, vous sauriez à quels fils imperceptibles a tenu le destin du monde et combien cette phrase de l’Empereur est sensée. Au reste, rien n’empêche qu’on ne rende aux causes secondes l’honneur qui leur est dû, et sous ce point de vue, l’empereur Alexandre est au-dessus de tout éloge. Nous lui devons beaucoup. Espérons qu’on lui devra encore davantage. — Voilà donc le roi de France sans colonies, sans flotte, presque sans artillerie et régnant sur des vieillards, des femmes et des enfans. Ah ! bourreaux d’avocats, qu’avez-vous fait ? Les Français ont ébranlé les colonnes du temple européen ; il est tombé et les a écrasés. Rien n’est plus juste ; mais rien n’est plus triste.

« Mes craintes commencent aujourd’hui à prendre une tournure toute différente ; mais je n’ai pas le temps de vous en dire davantage, et d’ailleurs vous m’entendez.

« Mettez-moi, je vous en prie, aux pieds de votre auguste maître. Vous devez être content de moi, quand vous voyez que je suis prêt à faire tout pour lui, même un mauvais ouvrage[3], ce qui est incontestablement le dernier degré du dévouement.

« Bonjour, mon cher comte, je baise vos deux joues. »


Au mois de janvier suivant, la cause de Napoléon était irréparablement perdue. Le suprême et héroïque effort des soldats qui combattaient pour elle autant parce que c’était la sienne que parce qu’ils y voyaient celle de la France, ne pouvait plus la sauver. C’était la chute certaine à brève échéance. Mais il n’était pas dit encore qu’elle dût profiter aux Bourbons. De là, cette anxiété qu’on sent passer sur la joie de Joseph de Maistre, le 1-13 janvier 1814.


« Quels événemens ! quels miracles ! mon cher comte. Qui jamais se serait attendu à rien de pareil ! Enfin, voilà le monstre à bas. Car je ne crois pas qu’il y ait pour lui aucun moyen physique de se relever. Que va-t-il arriver ? Mes craintes de cette année ne ressemblent guère à celles de l’année dernière. J’étouffe de mille choses que je ne puis vous dire. Nous voilà hors des griffes de l’usurpation, hors du chaos révolutionnaire. Cela paraît certain, et c’est beaucoup. Mais la Providence n’a point encore dit ses autres secrets. Qu’allons-nous voir ? Que peut-on supposer ? Pour moi, j’en suis malade. C’est tout ce que je puis vous dire en courant.

« Adieu : que le ciel vous bénisse, vous et tous ceux que vous aimez et par tous ceux que vous aimez. »


Malgré tout, les secrets de la Providence allaient se dévoiler. Dès le 19 février, Blacas pouvait féliciter son illustre ami « du premier signal de restauration donné dans les États du roi de Sardaigne. »


« La cocarde bleue est arborée en Savoie ; et du moins là, il a été permis d’invoquer ce principe de légitimité qui semble partout ailleurs banni de la politique par la singulière abnégation des rois. Vous ne vous hâtez pas cependant de triompher ! Votre esprit juste et sage n’aperçoit pas comment la civilisation de l’Europe, l’équité, la paix, la douceur des lois et des mœurs peuvent avoir leurs limites et vous n’aimeriez point à vous trouver sur celle d’un Alger de 24 millions d’hommes. Eh bien ! mon cher comte, espérons donc, vous et moi, que le roi de Sardaigne aura pour voisin le roi de France, et s’il faut que leur repos monarchique ait à côté de lui le spectacle de la tempête, que ce soit dans le verre d’eau agité, comme autrefois, par la république de Genève.

« Je ne vous parle pas de nos vieilles querelles. Vous sentez combien mon cœur repousse, en ce moment, tout ce qui pourrait altérer l’unanimité de notre symbole. Le Pape, qui est à Fontainebleau ou à Vincennes, ne tardera point, j’espère, à être délivré ; alors, il dira sans doute ex cathedra ce que vous et moi écouterons avec respect, ce que peut-être auront dit plus tôt que le Saint-Père des fidèles qui n’ont jamais chanté : Domine salvum fac Imperatorem.

« La situation présente des affaires est au dedans d’excellentes dispositions qui ont besoin d’être mises en action ; au dehors, des mesures prises autant que les circonstances le permettent, pour offrir aux Français le point d’appui nécessaire pour les rallier à la cause qui peut seule leur présenter des moyens de salut, dans un gouvernement légitime et paternel. Quelques semaines, quelques jours peut-être vont suffire pour résoudre la grande question d’où dépendent le bonheur de la France et celui de l’Europe. Jugez de mon anxiété.

« Je ne sais où votre réplique me trouvera ; je voudrais que vous me l’apportassiez vous-même à Paris et que nous pussions ne plus nous quitter. Ce n’est maintenant plus un espoir chimérique que celui de revoir cette ville célèbre. Mais dans quel état sommes-nous destinés à la retrouver ? »


Bientôt après, à la question que posait Blacas en finissant cette lettre, il aurait pu répondre lui-même. Les événemens s’étaient précipités : l’abdication de Napoléon, le 11 avril, le débarquement de Louis XVIII à Calais, le 25, et sa rentrée aux Tuileries au commencement de juin. Blacas l’avait accompagné ; en revoyant Paris, il y recevait une marque nouvelle du prix que son souverain attachait à son dévouement ; il était nommé grand maître de la garde-robe du Roi et ministre de sa Maison, poste de confiance qui ouvrait un vaste champ à son influence, mais le désignait aux coups des exaltés de tous les partis. Ayant à s’acquitter d’une tâche lourde et absorbante, il fut plusieurs mois sans trouver le temps d’écrire à Joseph de Maistre, bien qu’il eût reçu plusieurs lettres de lui. Ce n’est que le 14 août qu’il lui répondait, non avec l’abondance des jours d’exil et d’oisiveté, mais avec le laconisme d’un homme d’Etat à qui le temps est trop mesuré pour qu’il puisse s’abandonner à son gré aux épanchemens de l’amitié.


« Combien j’eusse été heureux de vous trouver ici, mon cher comte, combien de conseils à vous demander, combien de sages avis à prendre de vous, combien votre esprit m’eût été utile, combien de services m’aurait rendus votre expérience et j’oserai ajouter votre amitié pour moi ! Il me tarde de pouvoir causer avec vous par écrit, puisque je ne puis le faire de vive voix. Aujourd’hui, je n’ai que le temps de vous embrasser d’aussi bon cœur que je vous aime et que je vous suis attaché pour la vie. »


Pendant cette période et jusqu’à la fin de 1815, Joseph de Maistre ne semble pas avoir écrit souvent à son ami. Il n’existe de lui pour cette époque que deux lettres à Blacas[4] en date, l’une du 22 mai 1814, l’autre du 13 février 1815. La première est un long développement des idées qui lui sont chères sur le rôle que le fils aîné de l’Église rétabli sur son trône doit tenir envers elle et des raisons qui doivent le porter à se défier « de cet esprit parlementaire qui n’est point mort en France et qui le conseillera mal. » Dans la seconde, il se plaint de la censure dont un récent opuscule de lui paraît être l’objet à Paris, dans l’entourage du Roi où on l’a considéré comme une arme fournie aux ennemis de la Charte. Il se défend contre les griefs qu’on lui impute ; il proteste surtout contre la publication d’une édition nouvelle des Considérations, faite sans son aveu, avec sa signature qu’on y a mise sans sa permission et en tête de laquelle on a placé les critiques et les réserves que lui avait adressées, au nom du Roi, le comte d’Avaray en 1797.

Sauf ces deux lettres, silence complet de sa part comme de la part de Blacas, ce qui, d’ailleurs, se peut expliquer, en ce qui concerne celui-ci, par la gravité des événemens auxquels il avait été mêlé à Paris et à Gand, en cette année 1815 : sa disgrâce au second retour des Bourbons, arrachée à la volonté du Roi et son envoi à Naples comme ambassadeur extraordinaire à l’effet d’y négocier le mariage du Duc de Berry avec une princesse des Deux-Siciles. C’est de Naples seulement que, le 14 décembre, il se rappelle au souvenir de son ami. Son langage respire la même effusion qu’autrefois ; et comme s’il avait ignoré le mécontentement que les derniers ouvrages de Joseph de Maistre ont causé aux Tuileries, mécontentement dont l’illustre écrivain ressentira les effets lorsqu’en 1817 il viendra en France, il se garde d’y faire allusion. En revanche, il explique les causes de sa disgrâce, toutes à son honneur, et cette explication comme aussi les témoignages de son amitié pour de Maistre, qui semble se réveiller après avoir été longtemps silencieuse, donnent à sa lettre un caractère de confiance et un intérêt historique dont le lecteur pourra juger en la lisant :


« Cher comte, est-ce un an, dix ans, un siècle que nous avons traversé depuis que je n’ai reçu de vos nouvelles ? Que d’événemens, que de peines, que de malheurs ! J’ai pensé bien souvent à vous ; j’ai regretté vivement d’en être séparé, et maintenant, je regrette tous les jours de ne plus recevoir un témoignage de votre souvenir. Si je ne me rappelais sans cesse votre amitié et les preuves que vous m’en avez données, je serais tenté de croire que vous ne songez plus à votre ancien voisin ; mais je trouve dans mes sentimens pour vous l’assurance que les vôtres n’ont point changé à mon égard, et je vous demande instamment de vous rapprocher de moi et de me rapprocher de vous en me donnant quelques détails sur ce qui vous regarde, sur ce qui vous touche. Vous ne pouvez pas douter de l’intérêt que j’y prends et vous me ferez un sensible plaisir.

« Je ne vous apprendrai probablement pas pourquoi je suis à Naples. Vous connaissez les événemens qui m’y ont conduit, tous les chagrins que j’ai éprouvés[5]. Un mot explique bien des choses, l’Envie, et je ne vous en dirai pas davantage pour vous faire connaître la cause du déchaînement auquel j’ai été en butte. Il faudrait que je pusse vous voir et causer avec vous, pour vous apprendre ce que la postérité aura de la peine à croire, si jamais elle en est instruite.

« Au fait, cher comte, vous me connaissez, vous connaissez mes sentimens, mes principes, mon dévouement au Roi et à sa cause, et vous ne devez pas être surpris que ceux qui voulaient chercher à détruire l’autorité royale travaillassent à me nuire et à m’éloigner. Vous n’avez non plus pas été surpris que je ne fisse plus partie d’un ministère dans lequel des circonstances trop malheureuses, sans doute, avaient forcé le Roi à faire entrer un homme près duquel je ne pouvais m’asseoir[6]. Il n’y est plus, heureusement ; mais je ne suis cependant pas encore décidé sur le parti que je vais prendre. Je ne compte pas rester longtemps à Naples.

« J’irai d’abord à Rome, que Mme de Blacas désire connaître ; je me rendrai de là à Florence et ensuite à Vienne, comme ambassadeur, ou à Paris. Ma charge de grand maître de la garde-robe et les bontés dont le Roi m’honore m’y placeront toujours très bien. Voilà à peu près mes projets. Je les suivrai autant que l’on peut faire ce que l’on veut dans le temps où nous vivons. Je ne vous parlerai pas nouvelles ; celles qui m’occupent sont trop tristes pour que je veuille vous en entretenir maintenant. L’état de la France m’afflige vivement et vous partagez à cet égard, comme sous bien d’autres rapports, tous les sentimens que j’éprouve.

« On me mande qu’il vient de paraître un nouvel ouvrage devons. Pourquoi ne me l’avez-vous pas envoyé ? Pensez quelquefois à moi, mon cher comte, et soyez certain que ni le temps, ni l’absence, ni l’éloignement ne peuvent changer les tendres sentimens qui m’attachent à vous pour la vie.


« P.-S. — Je n’ai pas l’honneur de connaître Mme la comtesse de Maistre ; je vous prie cependant de lui offrir nos hommages. Mme de Blacas, qui vous connaît beaucoup sans vous avoir jamais vu, vous fait ses complimens. Ne m’oubliez pas auprès de M. votre fils. Le fils du duc de Serra-Capriola qui vous remettra cette lettre vous donnera sur l’Italie et sur Naples en particulier tous les détails que vous pourrez désirer. Mon banquier à Rome s’appelle Marin Torlonia et à Florence Donat Orsi. Vous pouvez m’écrire sous leur couvert ; vos lettres m’arriveront exactement. »

La réponse de Joseph de Maistre porte la date du 27 janvier 1816[7]. Il y énumère les causes de son silence. Il s’était figuré que le comte de Blacas profiterait de l’influence que lui donnaient ses fonctions ministérielles pour le faire venir à Paris d’une manière ou d’une autre et il s’est étonné que son ami n’ait pas songé à une combinaison qui les rapprocherait. Il avait marqué le désir d’avoir pour lui ou pour son fils la croix de Saint-Louis. On lui répondit « par deux lignes entortillées à la manière de la feue prêtresse de Delphes, » ce qui fut une cause de désappointement.


« Peu de temps après, je laissai sortir de mon portefeuille un opuscule fait et parfait depuis cinq ans[8] ; je l’envoyai à vous, cher comte, et à M. de Bonald, et voilà qu’en un clin d’œil, il me revient réimprimé sous mon nom et orné de discussions qui me font voir qu’on l’a présenté comme un soufflet donné à la Charte. Peut-on imaginer, d’abord, quelque chose de plus contraire à toutes les lois de la délicatesse qu’un ouvrage anonyme réimprimé sous le nom de l’auteur connu et vivant, sans sa permission ? Quel éditeur me joua ce beau tour, et comment put-il vous échapper ? Si l’ouvrage vous avait déplu, qu’est-ce qui vous empêchait de mettre le pied dessus, comme je me hâtai de vous l’écrire, et de l’étouffer sur-le-champ ? Vous ne pouviez douter de mon entière approbation. Vous connaissez mon dévouement à votre cause et à votre maître ; l’idée de l’avoir affligé m’était insupportable. Je vous en écrivis amèrement, par la voie de l’Ambassadeur, 13 (23) février 1815. Point de réponse. Bientôt arrivèrent de nouveaux malheurs. Mon cœur était gonflé ; d’ailleurs, je ne savais où vous prendre. Voilà ce qui fit que votre ami fut muet. »


Après cette explication qui, de la part de Joseph de Maistre, équivaut à dire qu’il oublie tous ses griefs, il félicite Blacas d’être loin de Paris. « L’eau n’est pas assez claire pour un poisson de votre espèce. Tant que la devise latine des monnaies n’est pas rétablie, tant que la potence n’a pas repris sa place, au préjudice de la guillotine et tant que cet honnête homme (Fouché) que vous ne pouviez supporter à vos côtés ne sera ni jugé, ni honni, ni chassé, vous êtes toujours en révolution. » A cet énoncé de ses vieux principes succède, en ce qui le concerne, le plus triste aveu : « Vous savez que pendant que j’étais votre voisin, je ne cessais de mourir de faim. Ce petit malheur s’est très peu adouci. J’ai été comme tant d’autres pipé par les événemens et je ne sais en vérité ce qui arrivera de moi ; l’âge avance et je ne vois devant moi qu’un assez sombre avenir. »

De Maistre n’exagérait rien en parlant ainsi. La source de ses revenus s’était tarie par suite de la confiscation de ses biens et de l’épuisement du très maigre capital qui avait échappé à sa ruine et sur lequel l’insuffisance de son traitement diplomatique l’avait contraint à vivre. De plus, il était las de rester éloigné de son pays ; il ne se jugeait plus nécessaire en Russie, au service de son souverain et il souhaitait vivement d’être rappelé. Il ne le fut qu’à la fin de 1816. En annonçant à Blacas qu’il quitterait Saint-Pétersbourg au mois de mai suivant, il lui apprenait que le roi de Sardaigne l’avait nommé premier président de ses cours suprêmes, « place éminente » qui, d’ailleurs, lui souriait peu, « ses idées ayant pris un cours étranger à l’administration pratique de la justice. »

Lorsque le comte de Blacas apprit, au commencement de 1817, la nouvelle du rappel du comte de Maistre, il avait quitté Naples. Il était à Rome en qualité d’ambassadeur du roi de France. Louis XVIII l’avait chargé de suivre auprès du Saint- Siège les négociations en vue d’un nouveau Concordat destiné à remplacer celui de 1801, qu’il considérait encore comme une œuvre bonne à détruire. Les négociations avaient marché avec rapidité et en répondant à son ami, Blacas, rendant nouvelle pour nouvelle, pouvait lui annoncer le rétablissement du Concordat de François Ier[9] et, par conséquent, la fin prochaine de son ambassade, laquelle n’avait à ses yeux qu’un caractère provisoire, encore qu’il dépendît de lui, en restant à Rome, de lui donner un caractère définitif.


« Mais à propos de Rome, ajoutait-il, puisque vos idées ont pris un cours étranger à l’administration pratique de la justice, et que les occupations diplomatiques vous conviennent davantage, pourquoi ne pas demander d’y être envoyé ? M. de Barbaroux ne s’y trouve qu’en mission extraordinaire et l’on ne pourra vous refuser, quand vous renoncerez, pour y venir, à ce qu’on appelle chez vous une place éminente. Vous vous trouveriez fort bien à Rome sous tous les rapports. Vous savez d’ailleurs qu’on y est toujours pour de longues années. M. le cardinal de Bernis l’a prouvé, et je voudrais, si vous étiez ici, suivre l’exemple de mon illustre prédécesseur. Sans cela, mon cher comte, je veux m’éloigner incessamment de toutes les affaires pour jouir en paix du bonheur que je trouve dans ma famille et des souvenirs dont ma conscience est aussi satisfaite que mon amour-propre.

« Je vous ai écrit, il y a plus d’un an, par le fils du duc de Serra Capriola ; vous me répondîtes peu de temps après. Ma réplique suivit de près votre lettre, et votre silence depuis cette époque m’a étonné. Auriez-vous été peu satisfait des explications que vous me demandiez ? M’en voudriez-vous encore pour la publication, avec des notes, d’un ouvrage réimprimé sans que j’en aie eu connaissance ? Enfin, cher comte, ai-je encore à vos yeux quelque tort ? Dites-le-moi avec la franchise qui vous est naturelle et croyez que votre amitié n’aura jamais de reproche à me faire. »


Cette fois, tous les malentendus étant dissipés, la réponse de Joseph de Maistre ne se fit pas attendre. Il était encore à Saint-Pétersbourg, mais il se préparait à en partir, et sa lettre du 5 avril 1817 est la dernière qu’il ait écrite à Blacas, de la capitale russe.


« Votre idée sur Rome m’était venue et vous ne sauriez Croire combien cet accord m’a plu. Je ne balance pas comme homme, mais beaucoup comme père de famille, car je pourrais obtenir à Turin telle place qui favoriserait beaucoup leur établissement. Nous verrons ; mais je puis bien vous assurer, mon cher comte, que, si je ne consultais que mon inclination, rien ne me conviendrait comme d’aller finir ma carrière et mes jours dans la Ville éternelle. Si je savais que vous dussiez y demeurer, je sacrifierais tout au plaisir de vivre auprès de vous, car tous mes amis m’ont précédé, et nulle part je ne trouverais un homme auprès de qui il me fût plus agréable de vivre. Mais cette belle idée n’est qu’une illusion. Vous serez nécessairement ramené à Paris par une attraction inévitable et invincible. Ce que j’accepte avec transport, c’est la promesse que nous nous reverrons. J’en jure par saint Louis et par saint Maurice. Dès que je serai à Turin, je m’entendrai avec vous pour aviser aux moyens d’opérer ce rapprochement. Comme il me sera doux de vous revoir, et combien j’aurai de choses à vous dire ! Je vois dans ma tête mille idées flottantes qui s’arrangeraient tout de suite si je pouvais vous adresser trois ou quatre questions.

« Je vous ai adressé ma confession de foi sur la Charte : je persiste de tout mon cœur, et si j’avais l’honneur d’expliquer mes pensées à l’auguste auteur même, il les trouverait si véritablement françaises qu’il aurait sûrement la bonté de me les pardonner. Au reste, je le répète à vous, excellente Excellence, il n’y a dans le moment d’autre système pratique en France que celui de soutenir le Roi. Lorsque je me rappelle tout ce que nous avons lu, dit et écrit ensemble, toutes mes idées se brouillent et je ne sais plus où j’en suis. Souvent, en raisonnant avec moi-même sur ce grand sujet, je me suis rappelé l’excellente leçon pratique que vous me donnâtes un jour, et sur laquelle ma théorie vous avait précédé : Que, lorsqu’il s’agit de juger les souverains, il faudrait savoir tout ce qu’ils ne peuvent dire.

« Je ne sais comment j’ai pu arriver jusqu’à cet endroit de ma lettre avant de vous avoir appris ce que vous savez déjà : c’est-à-dire que votre auguste maître m’a fait la finesse d’envoyer la croix de Saint-Louis à mon fils. M. l’ambassadeur a bien voulu me l’apporter en personne avec une lettre du ministre des guerres au jeune homme. Je ne puis vous dire combien j’ai été sensible à cette décoration. Je la mets d’un côté, l’épée d’or pour la valeur de (l’autre ; le ; reste est au milieu. Le Roi[10] a bien voulu, de son côté, conserver à mon fils le grade dont il jouit ici : il part lieutenant-colonel dans l’état général. Il est donc assez joli garçon et tout va à merveille, excepté que nous n’avons pas de pain. Mais à quoi cela sert-il ?

« Rodolphe veut absolument que je vous présente ses hommages. Quant à ma famille féminine, qui sait si j’aurai le plaisir de la présenter un jour à Mme la comtesse de Blacas ? Je l’espère un peu. En attendant, monsieur le comte, quel plaisir pour moi de me trouver être une vieille connaissance de votre excellente moitié ! Je n’en savais rien ; mais, puisque vous me l’assurez, j’en suis ravi, et je lui présente mes hommages avec une confiance toute particulière.

« Je trouve que vous avez parfaitement bien fini vos affaires. Personne ne peut se plaindre qu’on en revienne au fameux Concordat. Mais je n’ai plus le temps de parler. Il me paraît impossible qu’une certaine princesse russe soit à Rome et que vous ne la voyiez pas souvent[11]. Mettez-moi à ses pieds, je vous en prie, et dites-lui que tout ce qui en a le droit chez moi l’embrasse tendrement. Quant à moi, j’embrasse monsieur son cher époux !

« Mon cher et très cher comte, je suis à vous plus que je ne puis vous le dire. Jamais je n’ai varié, et vous le savez bien ; depuis nos angoisses communes, vous avez fait fortune. Que Dieu en soit loué et l’augmente tous les jours. Vous devez bien encore avoir des momens gris-bruns ; fiat lux ! Pour moi, je suis enterré, et les quatre sceaux sont mis sur ma tombe. Comme vous ne pouvez pas soulever la pierre, approchez au moins l’oreille pour entendre. Adieu ! adieu ! cher comte. Aimez toujours un peu ma cendre parlante qui vous aime toujours comme si elle était encore organisée. Je ne sais point encore dans ce moment que mon successeur soit en route. »


On voit qu’au moment où était expédiée cette affectueuse lettre, la date du départ de Joseph de Maistre n’était pas encore fixée. Elle le fut, à l’improviste, dans le courant du mois de mai. Une flotte de vaisseaux de ligne partait de Russie pour aller chercher en France quelques milliers de soldats russes appartenant à l’armée d’occupation. Elle devait aborder au Havre ou à Cherbourg. Il n’était pas difficile à l’envoyé de Sardaigne de se faire autoriser à prendre place avec sa famille sur un de ces bâtimens qui devaient mettre à la voile au commencement de juin. L’autorisation lui ayant été accordée, il se hâtait de le mander à Blacas[12], non sans lui confesser la surprise que lui causait « l’événement unique » qui, de la manière la plus naturelle, le conduisait « dans la grande Lutèce, cette sage, folle, élégante, grossière, sublime, abominable cité, » avec laquelle il avait longtemps cru ne faire jamais connaissance. Mais, hélas ! il ne devait pas y trouver son ami.

Celui-ci lui en exprimait le plus vif regret. Il espérait bien cependant qu’ils se rencontreraient bientôt à Rome. « Vous savez quelles sont mes prétentions ; je ne veux pas en démordre et je vous supplie de vous en occuper. » Il affirmait ensuite que le roi de France serait heureux « de voir enfin quelqu’un qu’il connaît, qu’il estime et qu’il aime depuis nombre d’années. » — « Vous trouverez à Paris beaucoup de vos anciennes connaissances et beaucoup de gens qui, sans vous avoir vu, ne vous en connaissent pas moins. Mais je vous prie de faire une visite de ma part à ma grand’tante, la duchesse de Damas : vous serez sur-le-champ lié avec elle. Voyez aussi le bon duc d’Havre, l’archevêque de Reims, Mme la vicomtesse d’Agoult. Enfin, mon cher comte, tous mes amis seront les vôtres, et vous n’aurez qu’à vous nommer... »

Parti de Saint-Pétersbourg le 27 mai, Joseph de Maistre arrivait en France, à la mi-juin. Sa correspondance imprimée ne contient aucune lettre datée de la capitale, et parmi celles qu’il a écrites au comte de Blacas, il n’en est qu’une, — la suivante, — qui l’ait été à Paris.


« Paris, rue et hôtel du Helder, 20 juillet 1817. — Quel plaisir pour moi, monsieur le comte, de savoir que ce billet, renfermé dans une lettre écrite par une main amie, vous parviendra sûrement ! Me voici à Paris contre toutes les probabilités possibles. Je me hâtai de vous en faire part à Rome au moment même où la chose fut décidée. Qui sait si cette lettre vous est parvenue ? Peu de temps après, les papiers publics m’apprirent votre excursion à Paris ; mon cœur battit de joie ; mais, hélas ! mon espoir s’en est allé en fumée. Vous n’êtes plus ici. Mais, d’une manière ou d’une autre, je vous verrai. Oui, je vous verrai à Rome ou à Turin, — ou ailleurs ; — mais, enfin, je ne puis me résoudre à ne plus vous voir.

« Je me retire, mon très cher comte, parce que la partie n’était plus tenable. Bien persuadé que ceux qui n’ont pas bu à la coupe de la Révolution, ne doivent pas se présenter à la Restauration, j’avais demandé à ne pas changer de place et je croyais l’avoir obtenu ; mais je n’ai pu échapper à l’activité de mes amis. Ils m’ont affamé, ruiné, désespéré. Ils m’ont forcé de représenter mon maître à mes frais pour un tiers au moins pendant près de trois ans ; et lorsque j’ai eu dévoré tout mon argent et même celui de ma femme (ce qui me crucifie tout à fait), je me suis vu obligé de demander moi-même mon rappel. Je passerai en courant sur mes biens confisqués en Savoie et j’irai à Turin, où j’espère bien pouvoir louer une boutique au moyen d’une pension de huit à neuf mille francs. Voilà mon histoire, mon cher comte, je profite pour vous l’envoyer d’une occasion parfaitement sûre. J’espère qu’à la réception de la présente, vous ne me refuserez pas une messe de Requiem.

« Que pourrais-je vous dire sur moi-même ? Je sais que vous avez été ici ce que vous êtes aujourd’hui à Rome ; ces deux points me semblent incontestables. Je sais de plus que vous êtes considéré à Rome autant que vous le méritez. J’espère que l’arrangement des Églises sera votre ouvrage et qu’éternellement on s’en souviendra. Je n’ai cessé de penser à ce que vous m’avez dit sur Rome. Comme ami et même, comme créature raisonnable, je ne balancerais pas. C’est le père de famille qui tâtonne. Un emploi intérieur pourrait faciliter l’établissement des enfans ; voilà tout le mystère, Au reste, monsieur le comte, Dieu me préserve de déplacer M. Barbaroux. Je me rappelle toujours le beau mot de d’Aguesseau : Dieu me préserve d’occuper la place d’un homme vivant ! Ce ne serait donc que dans le cas où M. Barba- roux voudrait se retirer librement, et dans ce cas même, je remplacerais difficilement un homme exercé aux affaires de ce climat qui a ses caractères particuliers.

« Vous ne pourrez plus me répondre qu’à Turin, et si ce n’est pas par occasion, rappelez-vous que la lettre sera décachetée[13].

« Quelle aimable personne j’ai connue dans la personne de Mme la duchesse de Damas ! et avec quel plaisir j’ai parlé de vous librement ! J’en avais besoin. Je serais extrêmement assidu auprès d’elle si je ne partais pas incessamment. Un mois ne m’a pas suffi, à beaucoup près, pour assouvir ma curiosité à Paris. Cependant, je ne puis prolonger mon séjour.

« Ne disais-je pas en commençant que j’écrivais un billet ; plaisant billet ! mais, c’est que je croyais la chose possible en commençant. Mettez-moi toujours aux pieds de Mme la comtesse de Blacas. Pour moi, je suis toujours pendu à votre cou. Je me rapproche avec un grand plaisir de votre chère Excellence, espérant toujours que, d’une manière ou d’une autre, il me sera donné de l’embrasser sans figure. Je suis pour la vie, monsieur le comte, avec les sentimens inaltérables que vous connaissez, votre très humble serviteur et dévoué ami. »


Il est regrettable qu’en écrivant à Blacas, Joseph de Maistre ne donne d’autres détails sur son séjour à Paris que celui de ses courtes relations avec la duchesse de Damas. C’est seulement par une lettre à Donald, qu’il avait eu la déception de n’y pas rencontrer, que nous savons qu’il y reçut un accueil digne de lui. « La Cour, lui mandait-il, la ville, les Tuileries, les Variétés, le Musée, les Montagnes[14], les ministres, les marchands, les choses et les hommes se sont si fort disputé ma pauvre personne qu’il me semble aujourd’hui n’avoir rien fait et n’avoir rien vu et que je ne suis pas même bien sûr d’avoir été à Paris[15]. » Il négligeait d’ailleurs d’avouer à Donald qu’il n’avait été qu’à demi satisfait de sa visite à Louis XVIII. Telle était cependant la vérité. Comme on le verra bientôt, il en fit postérieurement l’aveu à Blacas, mais avec tant de discrétion et de réserve que nous restons dans l’impossibilité de préciser en quoi l’accueil du Roi n’avait pas répondu à son attente.

Une autre lettre à Donald nous apprend encore qu’en venant à Paris, Joseph de Maistre avait apporté dans sa valise le manuscrit encore inachevé de son ouvrage : Du Pape, qu’il aurait voulu lui soumettre avant de le publier. Il avait ensuite traité pour la publication avec le libraire Le Normand. Mais, l’ouvrage ayant été communiqué en manuscrit à diverses personnes et notamment à la duchesse de Duras, les réflexions qu’il contenait sur l’Église gallicane, « bien qu’il l’élevât aux nues, » et les vérités qu’il disait « à cette vénérable Église » menaçaient d’éveiller tant de susceptibilités que l’auteur songe à rompre la convention signée avec le libraire français et à faire imprimer son livre en Italie[16]. De ces incidens ni des circonstances de son séjour en France, il ne souffle mot à Blacas. A la lettre datée de Paris, qu’on vient de lire, en succède bientôt une autre. Elle est datée de Turin d’où Joseph de Maistre était destiné à ne plus sortir.


« Turin, S septembre 1817 . — Me voici : c’est moi en vérité. Cependant, je vous permets bien volontiers d’en douter, puisque j’en doute moi-même. Après une si longue absence, il me semble que je rêve en revoyant des choses et des personnes qui ont si fort changé. J’espère que vous aurez reçu ma lettre de Paris renfermée dans celle de la grand’tante. Pendant un séjour de six semaines, j’ai regardé tant que j’ai pu ; mais, que peut-on voir dans ce court espace de temps ? Ah ! que j’aurais envie de vous voir ! et que j’aurais de choses à vous dire ! Je suis ici depuis le 22 du mois dernier : je n’en sais pas plus sur mon sort que le jour de mon arrivée. Qu’est-ce qu’on fera de moi ? je l’ignore. Plusieurs personnes sans doute désireraient me voir prendre un certain vol ; mais, par la même raison, d’autres voudraient tout le contraire et je leur crois, autant que j’en puis juger, plus de force et d’habileté, comme il arrive presque toujours. Mon esprit est continuellement ramené vers cette idée, que vous me présentâtes un jour dans l’une de vos lettres et qui était d’autant plus remarquable qu’elle m’était venue à moi-même. Je crois vous avoir fait l’unique objection qui m’arrêtait. Un père de famille, à mon âge surtout, n’est pas égoïste ; il ne fait rien pour lui. D’ailleurs, mon très cher comte, c’est bientôt dit : — Faites cela. — Il reste une autre petite question : — La chose est-elle possible ? — Jamais il ne m’a été dit rien dans ce sens, et qui sait ce qu’on pense ? Après vingt-cinq ans d’absence, j’arrive ici presque étranger ; tous mes fils sont rompus. Aucune voix ne s’élève pour moi, excepté celle de mes faibles services et les voix étrangères qui nuisent quelquefois. Enfin, tout est excessivement douteux.

« Il m’en a beaucoup coûté de quitter sitôt vos Tuileries. On vit bien dans ce pays-là et la ville n’est pas tout à fait maussade. Si j’avais l’extrême plaisir de vous voir, je vous dirais cependant certaines petites choses qui m’ont manqué. (Je veux dire qui m’ont manqué à moi.) Au reste, tant que l’ordre ne sera pas chez vous, il ne sera pas ailleurs, et cette vérité reconnue influera probablement sur le rétablissement de l’ordre chez vous.

« C’est avec une joie bien sincère, monsieur le comte, que je vous félicite sur le Concordat signé par votre excellente Excellence. Il n’y a rien de mieux ; il n’y a rien de plus raisonnable ; c’est tout ce qu’on pouvait désirer. La meilleure preuve s’en trouve dans la rage du parti mécréant. Je suis véritablement charmé que votre nom se trouve au bas de ce monument de sagesse. Je n’ai cessé d’espérer, au reste, que vous feriez une excellente besogne ; aussi, je n’ai point été surpris.

« Je viens de voir passer le chevalier de Vernègues[17] qui s’en va à Paris de concert avec une grande belle veuve septentrionale que vous avez connue sans doute à Saint-Pétersbourg. On parlait tout haut d’une chose faite : qu’en pensez-vous ? Pour moi, j’y consens.

« J’ai laissé mon fils à Saint-Pétersbourg pour rendre les papiers à la Légation. Si l’Empereur n’avait pas arrangé la chose ainsi, je me serais trouvé dans la plus fâcheuse position, car tout était prêt ; le vaisseau partait et mon successeur n’était pas arrivé à l’époque promise. Ma seconde fille est aussi demeurée en Savoie pour soigner un pied foulé. J’attends le jeune homme au premier moment.

« Je prie Mme la comtesse de Blacas d’agréer mes respectueux hommages. (Il me semble toujours que j’ai l’honneur de la connaître.) Vous savez, monsieur le comte, à quel point je suis à vous. Excusez la forme de cette lettre, c’est un fait exprès. Votre très humble serviteur et éternel ami. »


L’arrivée de Joseph de Maistre à Turin eut pour effet de surexciter chez Blacas le désir qu’il avait conçu de le voir venir à Rome comme représentant du Piémont. Le 10 octobre 1817, il l’entretenait de nouveau de ce projet, en lui en montrant les avantages et les facilités d’exécution. Le comte de Barbaroux, qui dirigeait la Légation de Sardaigne auprès du Saint-Siège, souhaitait d’être rappelé et céderait son poste avec satisfaction. D’autre part, il convenait que « le souverain le plus puissant de l’Italie et qui comptait huit cardinaux au nombre de ses sujets » fût représenté à Rome par un homme éminent, capable par son esprit, sa réputation, son usage du monde, d’exercer une grande influence. Le comte de Maistre réunissait ces conditions, et la société romaine serait heureuse de le posséder. Lui-même pourrait mener à Rome « une vie très douce ; » le corps diplomatique était bien composé, très uni : « Vous êtes fait pour cette place et elle est faite pour vous. »

Si pressantes que fussent ces sollicitations, de Maistre ne s’y rendit pas, pour des motifs que nous le laissons énumérer lui-même, en faisant remarquer que ses réflexions le conduisent à parler à Blacas, ce qu’il n’avait pas encore fait, de l’accueil que, lors de son passage à Paris, il a reçu aux Tuileries.


« Turin, 26 novembre 1817. — Vous dites d’or, monsieur le comte ; vous parlez comme un oracle et mon cœur serait tout à fait de votre avis. Je suis flatté, d’ailleurs, autant que je dois l’être de l’approbation que vous m’accordez ; mais, hélas ! il faut renoncer à ce beau projet et cela par trois raisons, comme dirait l’intendant Pincé : les voici bien chiffrées, monsieur le comte.

« 1° Il faudrait me séparer de mon fils sans aucun terme visible, ce qui serait pour moi une espèce de damnation éternelle. 2° Les légations dans ce moment d’embarras ne sont pas payées. J’en sais quelque chose. J’ai achevé de me ruiner en Russie où j’ai dévoré toutes mes économies et de plus vingt-cinq à trente mille francs à ma femme, sans espoir de remboursement, du moins complet ou à peu près. Que ferais-je à Rome avec trente-six mille et tous les frais extraordinaires, à ma charge, même ceux de secrétaire ? À cette époque de détresse, il faut, laisser les places diplomatiques aux célibataires, ou du moins aux hommes assez riches pour pouvoir et vouloir y consumer une grande partie de leurs revenus. 3° Enfin, ce n’est pas moi qui donne ces places, c’est le Roi, ce qui me paraît tout à fait juste : or, je puis vous assurer que je n’ai pas vu de sa part le moindre signe favorable à votre bonne et amicale idée.

« N’ayant d’ailleurs nulle difficulté à vous ouvrir mon cœur, je vous avouerai que je commence à éprouver ce dégoût profond qui nous pousse vers la retraite et l’oubli des affaires. Un certain mot de recommandation aurait pu faire la fortune de ma famille ; ce mot n’a pas été dit. Je suis donc forcé de combattre corps à corps et sans aucun allié cette force que vous connaissez assez et qui, après toutes les grandes révolutions, contrarie toujours ceux qui n’y ont point pris part. Je n’ai d’ailleurs aucun talent pour l’intrigue, pas l’ombre de ce qu’on appelle savoir-faire. Je me tranquillise donc, et bientôt je ne penserai plus à rien, car si, dans quelques circonstances de ma vie politique, je n’ai pu, comme tous les hommes et surtout comme tous les pères, me défendre de certaines espérances, Dieu m’a pourvu d’une immense philosophie pour me consoler dès que je vois ces espérances trompées.

« Je suis même d’assez bonne composition pour me laisser persuader sans nulle difficulté que j’avais tort d’espérer. Pendant les six semaines que j’ai passées dans votre grande ville, j’ai été on ne peut mieux traité de tous côtés et même [18], extérieurement ; mais, dans le fond, je m’aperçus au premier mot que le vent était contre moi. Il n’y a point de mots pour expliquer cela, et cependant il n’y a rien de si sensible et de si évident. Or, vous savez, vous, très cher comte, quel fut sur moi l’effet de ce sentiment intérieur : c’est que tout en parlant, très librement en apparence, je ne sus pas dire un mot de ce que je voulais, et de ce qu’il fallait dire. Ce fut au point qu’en sortant, je me suis mis à rire de moi-même de la meilleure foi possible, car je suis l’homme du monde dont je me moque le plus volontiers. Jai emporté pour mon fils une distinction dont j’avais eu l’honneur de vous parler dans ma jeunesse ; mais tout cela s’est fait d’une manière si lente, si triviale d’ailleurs et si peu personnelle, que je me suis amèrement reproché d’y avoir pensé. Je n’ai pas moins été complimenté de toutes parts sur la manière dont, etc., et j’ai fait mes révérences avec tous les mots et les tons convenables. Mais, à vous, cher comte, qui avez toujours été si bon pour moi et à qui j’ai voué un si grand attachement, je ne dois que la vérité. Que je voudrais vous voir encore et vous porter mon ancienne gaieté en cheveux blancs ! mais je ne sais plus comment m’y prendre.

« Je vois beaucoup ici M. le cardinal de Morozzo[19] auprès duquel je me suis acquitté de votre commission. Il a été très sensible à votre souvenir et m’a chargé de mille choses pour vous. Il est sur le point de repartir pour son diocèse, ce qui me fâche beaucoup, car il est tout à fait bon pour moi et pour mon fils qui m’a rejoint depuis un mois environ. Il est lieutenant-colonel dans l’état-major de l’armée, chevalier de Saint-Maurice ici, de Saint-Louis en France, de Sainte-Anne, de Saint-Wladimir et de l’Épée d’Or pour la valeur en Russie. Il a de plus je ne sais quel Mérite prussien, de sorte que le voilà tel qu’il est, monsieur le comte. Il vous remercie beaucoup de ne l’avoir point oublié, et vous présente ses hommages. Dans ce moment, sa position est fort belle ; mais, l’ancienneté étant nulle ici depuis le grade de major, vous concevez que tout se réduit aux chances de l’intrigue et de la protection. Sur cela comme sur tout le reste, je suis parfaitement tranquille. Ce qui me fait plaisir et ce qui est sûr, c’est que le jeune homme marche tout à fait dans la voie droite. Il court sa vingt-septième année. Je connais peu d’hommes plus faits pour la carrière que je quitte mal à propos ; ses connaissances et son caractère l’y appellent hautement, je ne sais si on l’y jettera.

« J’ai répété ce mot que vous me dites sur les huit Porpotato. On l’a bien compris et sur votre personne il a été dit : — Celui-là est bon ! je n’ai pas voulu contredire.

« Le papier ne rit pas : c’est un vieux proverbe. Je n’ai donc pas compris parfaitement si la troisième page de votre lettre était bien sérieuse[20]. Vous persistez dans vos principes. Hélas ! tant pis, monsieur le comte, si vous avez parlé sérieusement. Dans cette supposition, je suis mortellement fâché, mais nullement étonné. Il n’y a que trois ou quatre jours que j’écrivais ceci : Lorsqu’un homme, et plus encore lorsqu’un corps distingué a eu la faiblesse de prêter serment à l’erreur, le lendemain, il la déclare vérité, car il est bien plus aisé de remporter une victoire sur sa conscience que sur son orgueil. Ce principe est vaste et s’étend à beaucoup de choses. Il y a de plus dans les têtes françaises, et surtout dans la vôtre, monsieur le comte, une erreur particulière et terrible, c’est la raison d’État que vous entrelacez de plus avec l’autorité de Bossuet. Rien n’est plus chimérique ; mais il n’y a pas moyen de défaire ce nœud. Bossuet aurait dû mourir après le sermon sur l’Unité comme Scipion l’Africain après la bataille de Zama ; c’est encore ce que j’ai écrit, et je ne m’en repens pas. Depuis la fatale époque de 1682, ce grand homme n’est plus qu’un homme. Il fait pitié ; il fait pleurer quand on le compare à ses belles années. Il n’est du reste pas plus l’auteur des Quatre Articles que vous et moi. Il ne fut que le secrétaire mécanique de l’assemblée. Il disait à l’archevêque de Reims, Le Tellier : Votre gloire sera obscurcie par ces odieuses propositions, etc., etc. Mais tout cela est inutile. Il y a des préjugés contre lesquels la raison est non seulement nulle, mais dangereuse, car la plus grande insulte pour l’orgueil, c’est une démonstration. Quand une nation s’est entêtée, tout est dit, et quand la Souveraineté a joint de plus à une certaine erreur l’idée de sa prérogative, il n’y a plus que Dieu qui la puisse convertir ; même, j’en doute. Qui sait si elle ne dirait pas Non à Dieu même ? Les protestans lui disent bien qu’il se trompa grossièrement, il y a mil huit cent dix-sept ans : qu’il ne sut pas fonder son Église ; qu’au bout d’un temps assez court, elle n’était plus qu’une infâme idolâtrie et que sans deux polissons du XVIe siècle, c’en était fait de la vérité sur la terre...

« ... J’étais sur le point de vous envoyer le Lépreux de la Cité d’Aoste, lorsque vous m’avez appris que Le Normant vous l’envoyait. Il me préviendra sûrement. Voici une jolie anecdote sur cet opuscule. Un de vos diables d’écornifleurs, à Paris, avait déterré, je ne sais où ni comment, l’édition de Saint-Pétersbourg du Voyage autour de ma chambre suivie du Lépreux. II sentit la force de ce morceau, le copia proprement et le lit imprimer comme un ouvrage de sa façon. Il eut même le front d’en faire une lecture dans je ne sais quelle société où se trouva pour son malheur le marquis de La Maisonfort[21], qui ne châtia pas cette rare impudence autrement qu’en demandant en passant au lecteur s’il connaissait l’auteur du Voyage autour de ma chambre ! Le Lépreux a fait une fortune dont vous n’avez pas d’idée. Hélas ! j’ai quitté fauteur pour toujours[22]. Cette séparation a été terrible pour les deux frères. La Révolution nous a mis, au pied de la lettre, en pièces. Il a eu un fils quelques jours après mon départ ; mais il a pensé le payer par la vie de son excellente femme, qui cependant s’est tirée heureusement du tombeau. Elle est encore toute faible. Quel terrible jour pour moi que ce 15/27 mai 1847 !

« Mylord ! voilà bien du papier barbouillé : il faut pour aujourd’hui que je prenne congé de Votre Grâce. Je fais mille vœux pour la conservation de la grande Charte, pour celle de Sa très excellente Majesté, de la haute Maison et de la basse. Je souhaite que la législature soit à jamais une seule puissance en trois personnes ; que toute motion soit sage ; que tout bill soit une source de bonheur pour mille générations ; que la haute Église jouisse des douceurs de sa congrégation sans paroisse ailleurs ; que le budget soit d’une année à l’autre plus consolant et que le Jury soit et demeure infaillible. Me voilà en règle envers un Pair constitutionnel. Maintenant, je me mets aux pieds de sa dame pour l’assurer de tout mon respect et lui protester que je serais ravi de faire sa connaissance, même au prix d’un solécisme ; c’est tout dire.

« Ce que vous m’avez dit de Florence[23] m’a fait venir l’eau à la bouche. Mais je ne suis pas né pour faire ce que je veux. Je me recommande de nouveau à votre bon souvenir qui est une de mes grandes consolations. Vous connaissez les sentimens que je vous ai voués pour la vie. Trouvez bon, monsieur le comte, que je m’en tienne là sans rien gâter par des formules doubles.

« Je n’ai reçu qu’une lettre de vous à Paris. A propos de lettres, vous rappelleriez-vous quelque chose que vous me dites une fois à Saint-Pétersbourg sur les lettres et sur le sable, — voyez, je vous prie. »


III

A Rome, à ce même moment, le comte de Blacas était sous le coup d’une crise morale singulièrement douloureuse, aggravée par l’état précaire de sa santé. Eloigné des conseils du Roi, sa voix ne pouvait plus s’y faire entendre et y eût-elle été entendue, elle n’eût pas été écoutée. S’étant rendu à Paris, l’année précédente, au-mois d’avril, sans y avoir été appelé et pour conférer avec le duc de Richelieu sur les difficultés d’exécution que soulevait le nouveau Concordat, il n’avait pu y rester que dix jours, le ministère ayant exigé du Roi qu’il donnât à l’ambassadeur l’ordre de repartir[24]. Il était rentré à Rome, après avoir constaté la défaite des opinions d’ancien régime qu’il avait toujours défendues et le triomphe de doctrines qu’il considérait comme attentatoires aux droits de la royauté. Puis, il avait vu des dissentimens s’élever entre le ministère et lui au sujet de ce Concordat qu’il se glorifiait d’avoir conclu, « dont tout le monde m’a fait des complimens, écrivait-il à Joseph de Maistre, et dont personne ne veut maintenant. » Il en était résulté pour lui un amer et profond découragement. Las de la politique, se confinant de plus en plus dans l’exercice de ses fonctions, il ne voyait rien au-delà du maintien de son établissement à Rome où il pouvait satisfaire son goût scientifique pour les choses de l’antiquité, et notamment pour les médailles dont il se plaisait à orner une riche collection.

Dans ces circonstances, il était de plus en plus possédé du désir de voir de Maistre à la légation de Sardaigne. Vainement, celui-ci lui disait à propos de cette mission de Rome : « Tout espoir s’évanouit ; rien ne me pousse de ce côté... Tout homme a une étoile qu’il ne peut vaincre ; la mienne a décidé irrévocablement que, jamais, je n’aurais ce que je désire et que, toujours, j’obtiendrais ce que je n’attends pas. » Blacas, loin de se laisser convaincre, ne désespérait pas de venir à bout des difficultés qui s’opposaient à la réalisation de ce projet. Il le déclarait le 29 mai 1818 : « Croyez-vous, demandait-il, que le roi Charles-Emmanuel[25] y puisse quelque chose et qu’il voudrait en parler à son auguste frère ? Je serais fort en mesure auprès de lui. » La question trouva de Maistre peu satisfait de la situation qui lui était faite à Turin et plus disposé qu’il ne l’avait paru précédemment à aller à Rome. C’est ce qui résulte de sa réponse.


« Turin, 10 juin 1818. — L’aimable lettre que vous m’avez écrite le 29 mai dernier, monsieur le comte, exige que j’y réplique sur-le-champ. Si quelque influence partait du pays où vous êtes, il paraît qu’elle me serait nécessairement utile d’une manière ou d’une autre. Mais, avant tout, souvenez-vous bien, je vous prie, de ce que disait si bien d’Aguesseau : Dieu me préserve d’occuper la place d’un homme vivant ! Je ne sais pas mot des goûts, des vues et des projets de celui que je pourrais remplacer. Je ne connais même aucune de ses connaissances. Comment faire donc pour savoir ce qu’il pense ? Et comment faire des questions sans donner des soupçons ? Je serais inconsolable si je faisais tort ou chagrin à qui que ce fût. Voilà mes scrupules, mon très cher comte, et je pense que vous les approuverez. S’ils n’existent pas pour vous, c’est-à-dire si vous en savez plus que moi sur les intentions du possesseur actuel, je ne m’opposerais pas aux démarches que votre précieuse amitié vous suggérerait. Ce n’est pas qu’il n’y eût encore de graves inconvéniens de ce côté, quand tout irait comme nous voulons ; mais, il y en a de tout côté, et il faut absolument choisir.

« Que ne donnerais-je pas pour une conversation avec un certain pair de France[26] ! Je voudrais de mon côté vous parler des difficultés de ma position et de certaines chances qui doivent être pesées ; mais, à deux cents lieues, comme vous dites, il n’y a pas moyen, et c’est tant pis pour moi, car vos conseils pourraient m’être grandement utiles. Qui sait si vous ne regardez pas, comme certaines, certaines choses qui ne sont pour moi que possibles ? Ce que vous dites sur les postes qui gênent les communications est incroyable. Mais qu’est-ce donc que le mal d’yeux dont vous me parlez et dont je ne me doutais nullement ? Il me semble que, pendant cinq ou six ans, jamais je ne les ai vus vous refuser service et je suis bien fâché qu’ils vous inquiètent aujourd’hui. Les miens sont précisément tels que vous les avez connus : détestables et infatigables. Je suis d’ailleurs blanc comme un cygne et radoteur en proportion.

« Si j’allais où vous êtes, je me ferais annoncer sous le nom de ci-devant jeune homme et je compterais un peu sur l’aimable compassion de Mme la comtesse de Blacas, que je crois toujours connaître tant il me paraît impossible que je ne connaisse pas la moitié de M. le comte de Blacas ? Je la prie d’agréer mes hommages respectueux. Si j’habitais Rome, j’espère bien que, de temps à autre, elle me mènerait voir les curiosités ; alors, tout le monde dirait : La voilà qui mène l’aveugle, et chacun lui donnerait un baïoque.

« Je me dispense, puisque vous le voulez, de toute cérémonie et j’y trouve une douceur particulière, ce qui n’a pas besoin d’explication pour votre cœur. Je proteste cependant, mon très cher comte, que je sais très bien ce que vous êtes. Tout à vous pour la vie. »


Au reçu de cette lettre, Blacas s’empressait de s’informer sûrement des projets de l’envoyé de Sardaigne à Rome, le comte de Barbaroux. « Je me suis assuré, dit-il, qu’il serait très aise d’échanger la place qu’il remplit pour une autre qui lui donnerait dans son pays une existence convenable. » Il avait fait aussi auprès du roi Charles-Emmanuel une démarche pour son ami. « Il m’en a fait, dit-il encore, l’éloge le plus juste, le plus mérité. J’ai vu qu’il le connaissait à merveille et, quoiqu’il ne m’ait pas promis d’une manière positive d’écrire dans le sens que nous voudrions, je crois que ce qu’il mandera sera l’équivalent. Mais il m’a paru d’ailleurs tellement déterminé à ne se mêler de rien qu’il faut agréer ses bons offices sans paraître le savoir et en garder le silence, même vis-à-vis de lui. » En envoyant ces détails à de Maistre, le 8 août, Blacas s’excusait d’avoir tardé à les lui faire tenir. Mais il avait eu la douleur de perdre son beau-père ; sa femme, enceinte à cette époque, était pénétrée de douleur ; lui-même souffrait de mille petites incommodités. Ses yeux souvent malades ne lui permettaient pas toujours d’écrire : « Il n’a rien moins fallu que tout cela, mon cher comte, pour que je laissasse passer aussi longtemps sans vous rappeler la tendre amitié et le fidèle attachement qui ne peuvent finir qu’avec mes jours. »

La réponse que reçut Blacas à ces déclarations affectueuses et à ces témoignages d’intérêt était écrite sur papier de deuil.


« Turin, 23 août 1818. — Hélas ! monsieur le comte, vous, m’envoyez un triste cachet noir ; voilà le mien ; il est de la même couleur. Votre lettre est arrivée dans un des momens les plus pénibles de ma vie. Je viens de perdre le plus aimable et, le plus aimé des frères, le nouvel évêque d’Aoste, mort dans mes bras après une maladie assassine de quatre ou cinq jours, que personne n’a connue. Ah ! mon cher comte, quelle perte ! Elle empoisonne le reste de ma vie. Je ne vous parle pas du mérite de ce frère, de son éloquence, de ses travaux apostoliques, de son amabilité. Il n’a jamais eu l’honneur d’être connu de vous ; mais je sais bien que vous me plaindrez. Toute ma famille est atterrée de ce coup, et moi, en particulier, j’en suis demeuré presque hébété. Ce malheur, ajouté à tant d’autres amertumes, m’a conduit à un état d’apathie et de dégoût dont je n’avais pas d’idée. Ma tristesse cependant ne me rend pas insensible à la vôtre, au contraire, je la sens plus vivement. Vous êtes bien heureux au moins que Mme de Blacas, dans l’état où elle se trouve, ait pu supporter ce coup. J’ai eu peur, au pied de la lettre, en voyant dans votre épître combien elle était peu disposée à recevoir une secousse aussi cruelle. J’espère de tout mon cœur que le reste de la maladie si connue se passera heureusement et que vous serez de nouveau père sans qu’il vous en coûte une crainte. Je me rappelle souvent avec une douce mélancolie ces ; momens déjà si loin de nous, où je vous disais : Au nom de Dieu, faites-moi des Blacas. Vous branliez la tête alors comme si je vous avais parlé d’une chose impossible. Vous y voilà cependant, grâce à Dieu. Ce serait bien dommage qu’une aussi bonne race se fût éteinte.

« Le frère que je pleure prêchait à Bordeaux devant Madame la Duchesse d’Angoulême, au moment de la catastrophe. Elle le traita avec beaucoup de bonté. Un jour, entre autres, elle lui dit : Monsieur l’abbé, le livre de Monsieur votre frère a contribué en grande partie au rétablissement de ma famille. De toute fatuité libéra nos Domine. Mais, c’est seulement pour vous dire, monsieur le comte, que lorsque j’eus l’honneur d’être présenté l’année dernière à cette auguste personne, elle ne me dit pas un mot de ce même livre. Il est bien permis de voir ici un ordre exprès. Mais ce n’est pas le tout : lorsque je lui fus présenté, il ne m’en dit rien, et même, il affecta de me parler du Voyage autour de ma chambre dont il s’agissait très peu dans cette occasion. C’était une manière assez ingénieuse de dire sans le dire : Quant à vous, je n’ai rien à vous dire. En me rappelant tout ce qui s’était passé, j’avais bien droit d’être un peu surpris. J’ai tout attribué à ma profession de foi anticonstitutionnelle, si mal à propos réimprimée, sous mon nom, par je ne sais quelle main ennemie. Ma foi, je ne sais qu’y faire. Je n’en devins pas moins tout à fait nigaud, comme je me suis donné l’honneur de vous le dire. — Je vois d’ici les peines dont vous me parlez. Je connais votre cœur et votre manière de penser. Je vois ce qui se passe. Vous n’avez aucun sentiment qui me soit étranger.

« J’ai bien tâté le terrain sur la Ville éternelle ; mais j’ai vu qu’on n’est pas disposé à rien faire d’extraordinaire. Or, que voulez-vous que je fasse là avec une famille et trente-six mille francs ? Il faut donc se résoudre à finir ma vie dans les montagnes. J’ai passé six jours chez moi en venant ici. J’ai trouvé vingt maisons nobles au moins, fermées, dans une ville de douze mille âmes, toutes mes connaissances mortes ou dispersées, les hideux acquéreurs à la place de tout ce que j’avais connu et aimé. Allons cependant, peu importe ; encore quelques jours et tout est dit.

« Je ne suis pas moins infiniment sensible à tout ce que avez bien voulu faire pour moi. D’une manière ou d’une autre, ce mouvement me sera utile, et qu’y a-t-il de plus heureux que d’être redevable à ceux qu’on aime ? Au reste, comme mon sort a toujours été d’obtenir ou d’avoir constamment ce que je n’attendais ni ne demandais, il peut bien se faire que mon étoile me réserve encore quelque surprise dans cette occasion et que je sois fait archevêque de Turin.

« Que je vous plains pour ce mal d’yeux ! J’aime mieux être privé de vos lettres que de vous fatiguer la vue. Ne m’écrivez plus ou ne m’écrivez que des billets. Votre lettre de quatre pages me donne des remords.

« Je vous renouvelle de tout mon cœur, monsieur le comte, l’assurance du tendre et profond intérêt que j’ai pris à votre malheur et à vos alarmes pour ce que vous avez de plus cher. Dieu vous bénisse l’un et l’autre. Il m’en coûte de ne plus vous voir. Je n’ai rien rencontré, sur le chemin de ma pénible vie, de plus agréable pour moi que votre amitié. Qu’il m’eût été doux, après vous avoir quitté sur la Néva, ne’tempi piu processori, de vous retrouver sur le Tibre ne’ tempi ! . . . Qu’est-ce que j’allais dire ? Les tempêtes sont-elles donc finies ? Je n’en crois rien ; elles font moins de bruit que les précédentes, mais le fusil à vent tue aussi bien que l’autre. Je suis à vous pour la vie, monsieur le comte, mais, croyez-le bien, d’une façon toute particulière. »


Deux jours après le départ de cette lettre, une occasion s’offrant à Joseph de Maistre d’en expédier une nouvelle à Blacas, sans avoir à craindre qu’elle ne fût ouverte avant de parvenir à sa destination, il lui écrivait plus librement, et lui avouait sa tristesse, sa lassitude morale, les appréhensions que lui causait l’avenir qui s’ouvrait devant lui.


« 2 août 1818. — M. le marquis d’Azeglio, grand de cour de deuxième classe, qui s’en va rejoindre sa femme à Rome, me fournit l’occasion, monsieur le comte, de vous dire quelques mots que je ne voudrais pas confier à la poste. Ma position est un terrible problème. Faut-il demeurer en deçà ou au-delà des Alpes ? Qu’arrivera-t-il sous peu de temps ? Jamais on ne m’ôterait de la tête que la Savoie vous tombera. L’Autriche spécule sur nous, n’en doutez pas. La princesse de Carignan nous donnait des espérances. Après les déclarations officielles et le plus joli ventre possible, tout à coup : Pstt ! j’ai été désappointé plus que je ne puis vous le dire. Tant qu’il y aura dans le monde une goutte de sang de Savoie je lui demeurerai attaché ; mais, s’il fallait être Autrichien ou Français, je ne balancerais pas longtemps.

Il y a une autre question : si nous étions cédés, c’est-à-dire nous ultramontains, alors, il ne s’agirait plus de fidélité ; il faudrait prendre son parti. Je vois telle secousse, tel changement possible où il ne serait pas du tout indifférent pour moi d’être ici où là. Si vous étiez ici, vous verriez bien d’autres choses encore. Tout bien examiné, je n’ai voulu faire aucune demande. On fera ce qu’on voudra. Si l’on me destine à la Savoie[27], je me laisserai nommer. Je m’éloignerai de vous avec chagrin ; mais j’espère qu’un jour vous serez moins éloigné de moi.

« Votre pays, monsieur le comte, est un étrange spectacle. Je sens tout ce que les mécréans doivent vous faire souffrir. Mais la France est le pays des miracles. Il s’en fera encore. En attendant, croyez que lorsque je me rappelle certaines choses qui se sont passées entre nous, et que je vois ce qui se passe aujourd’hui, je ne sais si je dors ou si je veille. Rien ne fixe mon attention comme l’imperturbable constance dans les hommes et dans les systèmes. On dirait que c’est un plan fait et suivi depuis vingt ans. Tout ceci nous mène incontestablement à quelque chose d’extraordinaire. Mais quoi ? Mais quand ? C’est le secret de la Providence et, en attendant, il faut que votre pauvre ami prenne un parti. Où poser le pied ? Où planter mon fils ?

« J’ai mangé à Saint-Pétersbourg une grande partie des capitaux qui me restaient ; le reste du reste disparaît ici peu à peu. Car ce n’est pas, comme vous sentez, avec une pension de sept mille quatre cents francs que je puis subsister. Mon frère aurait pu pousser un peu ma barque ; il a disparu. Si cet état de suspension dure encore, en vérité je ne sais ce que je deviendrai. Vous voyez, monsieur le comte, que votre pauvre ami n’est pas couché sur des roses. J’ai voulu profiter d’une occasion sûre pour vous faire ce détail, afin que vous sachiez bien à quoi vous en tenir. La froideur qui suit de si longs services, les privations, les terreurs de l’avenir, la mort de mon frère, l’âge qui s’avance, d’excellens enfans qui font tout pour moi sans que je puisse rien faire pour eux, la nature du gouvernement et la jalousie des langues qui font de moi une espèce d’étranger, tout cela, montrés cher comte, me jette dans un état cruel. Je tâche cependant de ne pas me laisser abattre. L’étude, les jouissances domestiques, qui ne sauraient être plus grandes, et quelques distractions mondaines, me suffiront pour passer le reste de mes jours d’une manière tolérable. Ce qui me désespère chaque soir, c’est de ne jamais savoir trouver votre hôtel.

« M. le marquis d’Azeglio, qui veut bien se charger de cette lettre, est un homme de nom et de mérite, qui est tout à fait de I ancienne religion et avec qui je suis extrêmement lié. Il est un grand ami de la religion catholique, apostolique et romaine, ce qui ne le rend pas fort agréable à nos mécréans (car nous avons aussi les nôtres). Sa maison m’a été extrêmement agréable dans ce pays : c’est une de celles, en très petit nombre, où je respire librement. Il a fait ce qu’il » pu pour m’entraîner à Rome ; je l’aurais grandement désiré ; mais il faut faire ce sacrifice à l’économie, et aux convenances aussi, car quelle attitude aurais-je dans une grande ville après avoir représenté pendant quinze ans auprès de l’une des premières cours de l’Europe ? Souvent j’ai pris la liberté de le dire en riant au Roi, qui me reçoit toujours avec beaucoup de bonté. Sire, mes amis ne savent plus comment m’écrire, et moi, je n’ose plus signer. Il faut rendre justice à sa bonté ; il y a quatorze mois qu’il me dit que j’ai raison. Voilà mon histoire, monsieur le comte. J’aurais bien d’autres choses à dire sur votre pays ; mais je craindrais, malgré la sûreté de l’occasion, de manquer de respect à votre caractère, si je m’avisais de toucher à certains points. Voici un moment bien solennel[28]. Quel homme, s’il n’a pas tout à fait perdu l’esprit, oserait dire : Il arrivera ceci ou cela ! Je fais des vœux bien ardens pour tous vos vœux.

« Dites-moi une fois, si vous le voulez : J’ai reçu la vôtre du 25 août ? Ayez un peu compassion de moi, si cela ne vous gêne pas, et croyez que personne au monde ne vous est plus dévoué que moi.

‘ Après avoir fermé cette lettre, monsieur le comte, j’ai appris aussi sûrement qu’on peut être sûr de ce qui n’est pas fait que j’étais destiné à la première présidence de Savoie[29]. »


Une amitié véritable et sincère est toujours ingénieuse dans ses manifestations. Celle que le comte de Blacas avait vouée à Joseph de Maistre s’était émue des pénibles aveux auxquels se livrait celui-ci quand il parlait de sa situation matérielle. Ils lui suggérèrent la pensée d’offrir spontanément un service qu’on ne lui demandait pas et il le fit, le 26 septembre, avec autant de bonne grâce que de simplicité :

« Je suis épouffé, mon cher comte, de tous vos déplacemens ; j’en prévois cependant encore un qui sera très cher ; il me peine extrêmement, et il faut que vous me permettiez d’user de tous les droits de l’amitié pour vous demander, avec instance, de vouloir bien disposer de ma bourse. Je puis, sans me gêner le moins du monde, mettre mille louis à votre disposition : nous prendrons des arrangemens pour que vous me les rendiez peu à peu et sans vous déranger. Pensez, mon très cher comte, que cet argent ne m’est nullement nécessaire, qu’il dort dans mon tiroir, et que je serais très affligé d’apprendre que vous avez déplacé de nouveaux fonds, quand vous pouvez disposer de ceux que je vous offre, qui ne me servent point et que vous me rendrez sans vous en apercevoir. Vous m’obligerez beaucoup si vous acceptez ma proposition, et un refus me fera craindre que vous ne l’ayez regardée comme déplacée.

« Adieu, mon cher comte ; rendez toujours justice à la tendre et constante amitié qui m’attache à vous pour la vie. »


La réponse de Joseph de Maistre à ce délicat témoignage d’amitié[30] trahit son émotion, sa reconnaissance : « Lorsque, au milieu de la triste indifférence, de l’égoïsme glacé, et de quelque chose de pire encore, on vient à rencontrer une âme comme la vôtre, on respire, on se console ; on est comme le voyageur qui traverse les déserts de l’Arabie et qui trouve tout à coup un bosquet et une fontaine : il s’assied à l’ombre et il boit. » Néanmoins, il déclinait l’offre de son ami. Il l’accepterait s’il avait à pourvoir aux frais d’un voyage accessoire, à marier une fille, à acheter une terre. « Mais, dans la position où je me trouve, que ferais-je de votre argent ? » Et il finissait en demandant un volume revêtu de la signature de son ami et encore ne l’accepterait-il qu’à la condition qu’il ne vaudrait pas plus d’un louis. » Ces sentimens de gratitude se retrouvent dans une lettre que peu après il confiait à un de ses compatriotes, l’abbé de Bissy, qui se rendait à Rome.


« Turin, 5 décembre 1818. — Très cher comte, cette lettre vous sera remise par M. l’abbé comte de Bissy, mon compatriote et mon ancien ami. Nous étions de plus voisins dans notre ville natale et, pendant un grand nombre d’années, nous n’avons cessé de nous voir de la fenêtre, lorsque l’aimable Révolution nous lança en sens contraire sans la moindre espérance de nous revoir. Cependant, nous nous sommes rencontrés miraculeusement, en vingt-cinq ans, une fois sur les Alpes, une fois à Paris et enfin à Turin, d’où l’abbé part pour s’en aller voir la capitale de la chrétienté. Il vous expliquera lui-même comme quoi il appartient à la France autant qu’à la Savoie. Permettez que, sous ce double rapport, je vous le recommande instamment pendant son séjour à Rome. Il appartient à l’une des meilleures maisons de Savoie, et il était destiné à courir chez vous une carrière très distinguée si sa fortune et ses espérances n’étaient pas tombées dans l’abîme commun. Il professe d’ailleurs la même religion que nous, et vous pourrez lui parler en toute sûreté. Je vous prie en style royal d’ajouter foi à tout ce qu’il vous dira sur ma singulière situation et sur l’état du Piémont en général, qu’il a eu le temps de bien connaître. Il vous expliquera comment, si l’on vivait d’estime et de considération, je serais sûr de dîner demain et comment, malgré les plus dignes oppositions du monde, je pourrais fort bien me trouver ministre d’Etat après-demain, si je ne meurs pas demain. Enfin, monsieur le comte, dites hardiment comme Arlequin : Tutto il mondo è fatto come la nostra famiglia : il n’y a de différence que celle qui tient aux masses. Il y aurait de l’impertinence à vous parler de ce qui se passe à Babylone. Recommandons donc le tout à Dieu et n’en parlons plus.

« J’espère, monsieur le comte, que vous aurez reçu ma dernière lettre du 9 octobre. J’ai toujours sur le cœur la vôtre du 26 septembre ; mais c’est dans un sens tout différent attribué à l’impression vulgaire. Combien j’ai senti ce trait de délicatesse et de bienveillance raffinée ! Mais je ne veux pas me faire gronder en vous en parlant encore. Heureusement, vous ne pouvez m’empêcher d’y penser.

« Est-il possible que j’aie perdu tant de temps ici sans avoir pu faire une course ad Limina Apostolorum ? En vérité, il y a des momens où la sagesse est bien pénible.

« Je vous embrasse tendrement, monsieur le comte, et vous prie (mais fort inutilement, à ce que j’espère) de me conserver une amitié que j’aime par-dessus toutes les autres. »


La nomination du comte de Maistre aux fonctions de ministre d’État dont il vient de parler ne se fit pas attendre. Elle fut décidée et signée par le Roi à la mi-décembre. En même temps qu’elle réparait, à l’égard de l’illustre écrivain, les injustices du passé, elle mettait un terme à ses préoccupations matérielles. A peine installé à ce poste important, il s’empressait d’avertir Blacas de ce grand changement.


« Turin, 19 décembre 1818. — Monsieur le comte, je serais coupable si je ne me hâtais pas de vous apprendre la décision de mon sort. Après une très longue suspension, je m’étais arrangé assez philosophiquement, comme vous l’avez vu dans quelques-unes de mes lettres, pour une mort civile assez honorable, lorsque, tout à coup, le Roi m’a déclaré à la fois ministre d’Etat et régent de la Grande Chancellerie. Le régent, qui est parmi nous le premier personnage de la magistrature, revient assez à vice-chancelier. Cependant, c’est quelque chose de plus, et jamais il n’existe qu’en l’absence du chancelier. S’il plaît au Roi de remplir cette dernière place (qui est souvent longtemps vacante) il faut qu’il y nomme le régent ou qu’il le pourvoie ailleurs. Les femmes des ministres ont comme leurs maris le titre d’Excellence (ceci est tout à fait italien) et sont placées à la tête des dames de la Cour, de manière que, sous tous les rapports, je me trouve parfaitement bien colloqué.

« Cependant, monsieur le comte, j’espère que vous le croirez aisément, je ne sais quel désir et quelle espérance vague de revoir Rome vivaient toujours dans mon cœur. Une très petite lumière n’est jamais plus visible que lorsqu’elle ‘s’éteint. C’est ce que je viens d’éprouver lorsque j’ai vu que tout espoir était éclipsé et que, suivant les apparences, je ne devais plus vous voir. »


Cette pensée, qu’un destin contraire dresse entre lui et son ami une barrière et la rend tous les jours plus haute, ne cesse pas de hanter Joseph de Maistre et d’assombrir son esprit. Elle se trahit encore dans une lettre sans date, une des dernières qu’il ait écrites et qui précède de peu de temps sa mort. À ce moment, on voit la vie lui devenir plus lourde ; toutes ses réflexions se ressentent du pessimisme dont son âme est voilée ; il songe à se préparer une retraite où il pourra finir ses jours, et pour se l’assurer, il sollicite cet appui pécuniaire qu’il a naguère refusé.

« L’attachement que j’ai pour vous, monsieur le comte, est bien indépendant des circonstances ; cependant, il y a de certains momens où certains hommes sont plus nécessaires. Je ne puis me consoler de cet arrêt qui me condamne à ne plus vous voir. Tout est dit, je n’ai plus qu’à m’envelopper dans de la flanelle et à me faire dorloter par mes enfans, jusqu’à ce que l’aiguille de mon cadran s’arrête. Ma position est unique, c’est un assemblage d’élémens qui se combattent sans miséricorde et me déchirent. Ce qui me console, c’est que je fais ce que je puis et ce que je dois. Sans mes enfans, je m’en irais dans le désert. C’est pour eux que je nage dans le courant des affaires à l’âge où je serais en droit de les quitter. Je ne sais si j’ai quelque grâce à supporter les dignités sans fortune. Qui peut se juger soi-même ? Quelquefois, je ressemble-à ce drôle de corps qui voudrait se mettre à la fenêtre pour se voir passer. Cependant, je n’ai point de dettes ; l’opinion me soutient assez fortement depuis quelque temps ; mon fils marche droit et se trouve fort avancé dans les idées de ce pays (colonel de l’État général). Je ne pense qu’à lui comme vous pensez, car pour moi tout va bien et je suis parfaitement sûr de vivre jusqu’à ma mort.

« Mais, puisque ma plume, en écrivant à un excellent ami, s’est avisée, je ne sais comment, de descendre jusqu’aux détails domestiques, je voudrais vous faire une question veramente da sfacciato. Si je me trouvais, dans quelque temps, obligé de faire un effort pour me procurer, comme je crois que je vous le disais une fois, un jardin et une maison au milieu, l’offre, que vous ne fîtes un jour avec tant de grâce et d’amitié, subsisterait-elle toujours ? Bien entendu que vous auriez toutes vos sûretés et que je ne demanderais à votre amitié que des remboursemens divisés.

« J’éprouverais une grande douceur à me jeter dans vos bras et à vous devoir en partie l’arrangement d’une affaire qui m’intéresse. Voyez comment je réponds à vos offres ! Vous êtes le seul homme dans le monde fait pour ce trait d’amitié et vous êtes le seul homme dans le monde dont je puisse l’accepter. J’ai un peu honte cependant. Si les circonstances avaient changé pour vous, faites-moi le plaisir d’oublier cette page et de la regarder comme non avenue.

« Bonjour, monsieur le comte : je vous quitte tristement, plein comme vous de funestes pensées et ne sachant pas trop où m’appuyer. Dans tout le cours d’une vie tempétueuse et pénible, rien ne m’est arrivé de plus agréable et de plus heureux que le bonheur de vous connaître. »


Un court passage d’une lettre postérieure nous laisse deviner que la réponse de Blacas fut conforme à ce que souhaitait Joseph de Maistre.


« Puisque vous le voulez, écrivait celui-ci, je me prévaudrai, non sans quelque rougeur cependant, de l’offre aimable que vous m’avez faite et dans le cas d’une acquisition que j’ai en vue, je tirerai sur vous pour cette somme convenue de mille louis, en vous faisant tenir mon obligation. Je promettrai le remboursement en quatre paiemens de deux cent cinquante louis chacun, à la fin de chaque année, de manière que vous serez remboursé ou par moi, ou par mon héritier, à la fin de la quatrième. Il me semble que vous y consentez ; ainsi tout est dit[31]. »


Quelques jours plus tard, effrayé par les menaces révolutionnaires qui grondaient en Piémont, il écrivait encore :


« Je prends un intérêt immense à tout ce qui se prépare. Ayez aussi de votre côté un peu de pitié de ceux qui sont assis sur le bord du volcan. Je ne sais si, dans le moment d’une explosion, il ne vaudrait pas mieux être dedans. Je suis désespéré de n’avoir pu vous voir, d’autant plus que mes fers se rivent tous les jours davantage. Le bruit s’est répandu tout à coup que j’allais être fait ministre de l’Intérieur et plusieurs voix ont ajouté : sans quitter la Chancellerie, ce qui ne se serait vu que deux fois dans notre monarchie. Je tremble de tous mes membres. Je suis dans un état que je ne puis vous décrire. Que n’êtes-vous là avec votre force pour m’en donner un peu ?

« J’ai voulu quelque temps douter de cet honneur et malheur ; mais le bruit et l’opinion s’affermissent à un point qui m’ôte la respiration. Comment pourrai-je supporter un tel fardeau ? Qu’est-ce donc que l’on veut ? Ne jette-t-on pas des guirlandes sur une victime suivant toutes les règles des sacrifices ? Si l’emploi de ministre de l’Intérieur ou, comme on dit ici, des Affaires internes était seul, il y aurait bien encore de quoi trembler ; seulement, je pourrais me dispenser de frissonner. Dans la place que j’occupe maintenant, il y a peu de responsabilité et, de tous les emplois de la première classe, il n’y en a pas certainement qui trouble moins le sommeil ; mais, si mon lit est une fois tendu à l’hôtel de l’Interne (ministère de l’Intérieur), je ne dois plus dormir. Si la fortune m’avait un peu moins cruellement traité, j’enverrais promener les affaires ; mais il n’y a pas moyen. Il faut mourir sur la brèche, en songeant que j’ai des enfans. »


Cette lettre, comme la précédente, ne porte pas de date. Mais elle est la dernière du dossier que nous venons de parcourir. Elle fut écrite par conséquent à la fin de 1821. À cette époque, atteint d’une paralysie qui, du moins, avait épargné son admirable intelligence et la laissait s’exercer encore, avec activité, Joseph de Maistre touchait à sa dernière heure. La mort le frappa le 26 février, avant qu’il eût goûté la joie de revoir l’ami fidèle auquel, pendant plus de vingt années, il avait ouvert librement son esprit et son cœur et que leurs lettres réciproques nous montrent si vraiment digne de sa confiance et de son affection.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue du 1er février et du 1er mars.
  2. « Mon amie, je t’écris le jour anniversaire du plus grand événement de l’histoire moderne. Il y a six ans que les destinées du monde ont été jugées. La cause de Napoléon eût été perdue sans la journée de Leipzig, tout comme elle l’a été par elle. Mais ce jour a éclairé le monde... On peut compter hardiment que ce jour, il a été échangé, de part et d’autre, 300 000 coups de canon. Si tu leur ajoutes 12 ou 15 millions de coups de mousqueterie et si tu les répartis dans un espace de dix heures, tu auras une gamme pour le bruit qu’a dû faire la chute d’un tel homme. » — Le prince de Metternich à la princesse de Liéven, 18 octobre 1819 (Revue hebdomadaire du 29 juillet 1899).
  3. Louis XVIII avait fait demander, par Blacas, à Joseph de Maistre, un projet de proclamation qu’il voulait faire répandre en France.
  4. Elles figurent toutes deux dans la Correspondance imprimée. Sur la copie de la première, de Maistre a écrit : « Cette lettre fut la dernière d’une très longue correspondance, et la seule dont j’ai pu retenir une copie. J’en ai transporté quelques passages dans mon ouvrage sur le Pape. »
  5. Il avait dû se séparer du Roi, à Mons, le 24 juin 1815. Le 22, Louis XVIII lui écrivait de Gand : « J’écris ceci pour m’épargner la douleur de le prononcer ; L’instant du sacrifice, auquel nous sommes préparés, est arrivé. C’est à Mons, au moment de rentrer dans notre patrie, qu’il faut le consommer. J’espère, je crois fermement que la séparation ne sera pas longue ; mais elle est nécessaire pour conjurer un orage qu’en vain nous voudrions braver. Dites-moi où vous voulez aller ; je suppose que ce sera en Angleterre. Dites-moi ce que vous désirez ; je le ferai. Mais je dois vous dire que des gens qui s’intéressent véritablement à vous pensent qu’il ne faut pas de ces grâces qui excitent l’envie et sentent l’adieu final. Indiquez-moi à qui, de ce qui vous entoure, je dois provisoirement remettre vos fonctions. Je n’ai pas besoin de vous dire de compter à jamais sur mon estime et sur mon amitié. — LOUIS. » (Documens inédits.)
  6. Allusion à Fouché qui fit partie du premier ministère de 1815 et dut en sortir au mois de septembre.
  7. Elle a trouvé place dans la Correspondance imprimée (t. V, p. 243), sauf un passage que nous reproduisons.
  8. Dans aucune de ses lettres, Joseph de Maistre ne donne le titre de cet opuscule et nous n’avons pu savoir celui dont il s’agit. Dans l’ordre de ses publications, nous ne trouvons, à la date de 1815, que son adaptation de l’écrit de Plutarque : Des délais de la Justice divine, qui fut imprimée à son insu et ce n’est pas assurément dans un tel livre qu’on pouvait voir « un soufflet donné à la Charte. »
  9. On sait que le Concordat de 1817 ne put avoir de suites. Les Chambres l’avaient accueilli avec si peu de faveur, que le gouvernement le retira avant que les débats s’ouvrissent. Le maintien de celui de 1801 fut la conséquence de ce retrait.
  10. Le roi de Sardaigne.
  11. La princesse Gagarine, sœur de Mme Schwetchine, dont, pendant son séjour, à Saint-Pétersbourg, le comte de Blacas fréquentait assidûment le salon.
  12. Le 8 mai/27 avril, Correspondance imprimée, t. VI, p. 87.
  13. Il convient de rappeler qu’à cette époque, le cabinet noir fonctionnait dans la plupart des États d’Europe.
  14. Les Montagnes russes constituaient à cette époque un jeu et un spectacle fort à la mode.
  15. Correspondance imprimée. t. VI, p. 112.
  16. La première édition parut à Lyon en 1819.
  17. Agent des Bourbons pendant l’émigration, le chevalier de Vernègues, après de retentissantes aventures, s’était fixé à Saint-Pétersbourg d’où il ne partit qu’en Î814 et où il s’était lié avec Joseph de Maistre.
  18. Allusion à l’audience que lui donna Louis XVIII.
  19. Sujet piémontais, évêque de Novare, qui venait d’être créé cardinal.
  20. Blacas lui avait écrit : « Au moment où j’ai reçu votre lettre, j’étais occupé de la préconisation de trente-deux archevêques ou évêques qui sont appelés à rendre à l’Église de France son ancien éclat et à soutenir les quatre propositions qu’un de mes amis désapprouve. Vous voyez que mon séjour dans la ville éternelle n’a rien changé à mes principes. » — Rome, 10 octobre 1817.
  21. Un des agens les plus actifs de l’émigration, qui avait longtemps vécu en Russie et qui était des amis du comte de Maistre et du comte de Blacas.
  22. Xavier de Maistre, marié en Russie., y était resté et y mourut.
  23. C’était à Florence qu’à défaut de pouvoir se retrouver à Rome, Blacas lui avait donné éventuellement rendez-vous.
  24. Dans mon livre, Louis XVIII et le duc Decazes (Paris, Plon-Nourrit et Cie 1899), j’ai raconté les incidens auxquels donna lieu ce voyage qui fournit au comte de Blacas une preuve nouvelle de la fidèle affection que lui gardait le Roi, mais celle aussi de la loyauté avec laquelle ce prince entendait remplir ses devoirs de souverain constitutionnel. Une connaissance plus exacte du caractère de Blacas et l’examen de ses papiers autorisent à croire qu’il n’a pas trempé, quoi qu’en disent les rapports de l’envoyé prussien, comte de Goltz, dans les intrigues que nouèrent à Paris, pendant son séjour, les ennemis du cabinet Richelieu, à l’instigation de Talleyrand.
  25. Après avoir régné sur le Piémont de 1798 à 1802, le roi Charles-Emmanuel IV, las du pouvoir, avait abdiqué en faveur de son frère. Entraîné par une dévotion exaltée, il s’était établi à Rome et retiré dans un couvent où il recevait les plus éminentes personnalités de la société romaine. Il y mourut sous le froc en 1819.
  26. Le comte de Blacas siégeait à la Chambre des pairs, et ce passage de la lettre de Joseph de Maistre répond à ce passage de la sienne, relatif à l’accueil qu’avait reçu son ami aux Tuileries : « Le désappointement de tout le monde est la cause de celui que vous avez éprouvé dans une certaine ville. J’aurais besoin de causer avec vous ; on ne peut dire à deux cents lieues ce que l’on pense et je crois que l’on communiquait plus facilement avec les amis avant que les postes fussent établies. »
  27. Il était question de le nommer premier président à Chambéry.
  28. En France, on était à la veille des élections pour le renouvellement de la Chambre. Les partis s’y préparaient avec ardeur, celui de l’ultra-royalisme poursuivant le même but que celui de la Révolution : le renversement du ministère Richelieu auquel ils ne tenaient aucun compte de la mémorable victoire qu’il venait de remporter au congrès d’Aix-la-Chapelle, où il avait fait décider par les puissances l’évacuation du territoire français que leurs armées occupaient depuis 1815.
  29. Cette nomination ne se fit pas et peu après le comte de Maistre était appelé à la direction de la grande chancellerie du royaume de Piémont, avec le titre de ministre d’État. Il conserva ces fonctions jusqu’à sa mort.
  30. Elle est dans la Correspondance imprimée, t. VI, p. 171. Mais c’est par erreur qu’elle y est placée à la date du 29 mai 1819. . Elle est du 9 octobre 1818.
  31. Joseph de Maistre eut part à l’indemnité des émigrés, mais fut loin d’être dédommagé de tout ce qu’il avait perdu en Savoie. Avec la faible compensation qui lui fut accordée et les mille louis que lui prêta le comte de Blacas, il acheta une terre de 100 000 francs, « seul héritage matériel qu’il légua à ses enfans, » nous dit son fils.