Lettres inédites de Joseph de Maistre/02

Lettres inédites de Joseph de Maistre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 113-148).
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LETTRES INÉDITES
DE
JOSEPH DE MAISTRE

II[1]
AUTOUR DE LA CAMPAGNE DE 1812


I

Une lettre du comte de Blacas, en date du 4 novembre 1810, nous semble particulièrement intéressante. Parmi les diverses informations qu’elle contient sur la santé du roi d’Angleterre, sérieusement compromise ; sur les inquiétudes que cause au ministère Pitt l’état maladif de ce prince ; sur le séjour que le roi de Suède, chassé de ses États par ses sujets révoltés, a fait à Hartwell auprès de Louis XVIII, Blacas glisse une demande au succès de laquelle il attache le plus grand prix. Les dissentimens suscités entre l’Angleterre et la Russie par Napoléon, à la faveur de son alliance avec le tsar Alexandre, constituent un obstacle au rétablissement de l’équilibre européen, qu’ont détruit les conquêtes de l’empereur des Français. Il serait utile à la cause de la paix que ces deux nations se réconciliassent. Louis XVIII considère qu’il en résulterait un grand bien pour lui et que, s’il devenait l’instrument de cette réconciliation, son prestige si gravement atteint renaîtrait, en même temps que sa rentrée en France lui serait rendue plus facile. Animé d’une conviction pareille, Blacas écrit à Joseph de Maistre :


« Il est une affaire bien importante que je voudrais voir terminée et dont vous devriez vous occuper, vous qui êtes en mesure de tout dire au comte Nicolas[2]. Faites-lui sentir qu’il doit travailler à renouer ce qu’il a été si impolitique de rompre. La chose aura lieu très facilement, s’il le veut. Ici, on ne sera pas difficile, et Ton doit l’être encore moins à Pétersbourg. Si le comte Nicolas termine cette grande affaire que je me chargerais de finir en huit jours, il jouira de son ouvrage ; s’il ne le fait pas, il sera forcé de quitter la place, et celui qui le remplacera en aura l’honneur et le profit.

« Quant aux conditions, rien de plus aisé : vous avez besoin de denrées coloniales, nous vous en donnerons en échange de vos bois qui nous sont nécessaires ; vous avez besoin d’argent, eh bien ! nous vous achèterons votre fer, vos suifs, etc. ; vous rétablirez pour dix ans le traité qui en avait existé vingt. Voilà, les bases ; je vous laisse le soin des détails ; mais concluez. Envoyez 200 000 hommes dans les provinces allemandes et polonaises ; nous nous chargerons de l’approvisionnement et d’une partie de la solde. Vous voyez que je suis généreux ; signons et recommandons-nous au grand saint Nicolas qui conduisait si bien les soldats de Souvarow. »


Blacas ne reçoit aucune réponse à cette invitation. Il y revient le 9 avril 1811. Mais, en même temps, il se plaint du silence de son ami. Il s’en plaint d’ailleurs sans amertume, accusant plus encore les circonstances qu’il n’accuse celui-ci. Pour lui prouver que, malgré tout, il ne lui tient pas rigueur, il ne parle de ses griefs qu’en les enveloppant des formes les plus affectueuses.


« Je suis très étonné et affligé, mon cher comte, de ne pas recevoir de vos nouvelles. Vous devez avoir vu par mes dernières lettres que j’avais besoin des vôtres, et il me tardait d’en avoir quand j’apprends, indirectement, que vous vous plaignez de mon silence. Sans reproche, cher comte, voici la cinquième épître que j’ai l’honneur de vous adresser depuis cinq mois ; la première, du 8 août, a été envoyée au baron de Roll ; la seconde ; du 3 novembre a dû vous être remise par le baron de Roll ; la troisième du 1er décembre est partie sous le couvert du comte de Brion. Le roi de Suède Gustave IV a daigné se charger de la quatrième et celle-ci voyage sous les auspices du ministre de Portugal qui va à Pétersbourg. Elle vous arrivera donc aussi sûrement que celle qui l’a précédée. Je devrais croire que les autres vous parviendront également ; mais, depuis que je suis ici, il y a un sort attaché à mes lettres. Tout se réunit pour me tourmenter, me vexer, me contrarier, et les contrariétés et les vexations sont encore peut-être les moindres peines que j’éprouve. Celles qui portent sur l’objet de tous nos vœux, de tous nos souhaits sont les plus sensibles.

« J’ai acquis la malheureuse certitude que les mêmes systèmes qui ont tout perdu sont toujours ceux qui dirigent les affaires ; que les hommes changent, mais que les principes restent ; que personne ne connaît son véritable intérêt ; que le but que l’on devrait tâcher d’atteindre est celui que l’on voit le moins et qu’il est même devenu inutile de le montrer. Ne croyez cependant pas que je désespère ; à Dieu ne plaise ; mais, il faut toute ma volonté de résister pour tenir tête d’une part à ceux qui veulent tout laisser perdre et de l’autre à ceux qui, croyant tout perdu, voudraient tout abandonner.

« Je vous ai parlé, dans mes lettres du 4 novembre et du 1er décembre, de la facilité avec laquelle on pouvait rétablir les liaisons qui n’auraient jamais dû cesser d’exister entre la Russie et l’Angleterre. Je vous engageais avoir le comte Romanzoff, à lui en parler avec franchise. Je sais qu’il y a eu des paroles dites de part et d’autre et que l’on n’a pu s’entendre. Je sais que tout le monde le voudrait et je crois qu’il serait très utile pour la cause et très intéressant pour nous de pouvoir amener à un rapprochement d’une si haute importance pour l’intérêt de tous. Je crois être sûr que le porteur de cette lettre l’est de paroles importantes. Dieu veuille que vous ou lui soyez écouté.

« Je ne vous dirai qu’un mot de ce qui nous regarde. Mon ami est toujours à Madère[3] où sa santé ne paraît pas se rétablir entièrement, de sorte qu’il y restera et j’en suis véritablement affligé. Oui, mon cher comte, vos idées sur lui ne sont pas justes ; il était nécessaire ici ; personne ne peut le remplacer et moi bien moins qu’un autre, soyez-en certain. « Adieu, mon très cher comte. »


Joseph de Maistre ne reçut cette lettre qu’au commencement de juillet. Il y répondit aussitôt. Sa réponse, en laquelle il fait large mesure, s’expliquant sur tout sans rien oublier, ne nécessite aucun commentaire.


« Saint-Pétersbourg, 3 juillet, N. S., 1811. — Je suis enchanté, mon très cher et aimable comte, que vous soyez étonné et affligé de ne pas recevoir de mes nouvelles, car c’est une preuve que vous en désirez toujours, et en vérité, telle est l’iniquité humaine que je commençais à en douter. Je croyais que la correspondance vous accablait et que vous étiez forcé de mettre la mienne de côté, même malgré vous, de sorte que, à mon tour, je ne vous ai plus écrit depuis la mienne du 4 (16) juillet 1810, remise au comte de Brion. En tout cela, j’avoue qu’il y a beaucoup d’injustice ; mais l’homme est fait ainsi et quoiqu’il n’y ait pas de plus grand sophisme que ce raisonnement banal : je n’ai point reçu de lettres de lui ; donc, il ne m’a pas écrit, j’ai vu cependant que tout le monde est plus ou moins sujet à s’y laisser prendre. Tout ceci vous dit assez que, malgré toutes vos conjectures, je n’ai pas reçu de vous ce qu’on appelle une panse d’A depuis le 1er juin 1810, jusqu’à l’aimable épître datée de Hartwell le 9 avril dernier, à laquelle je réponds en ce moment. Il m’est impossible de vous exprimer une très légère partie de la joie qu’elle m’a causée.

« J’ai tant d’estime et d’amitié pour vous, mon cher comte, qu’il m’en coulait véritablement de ne plus voir vos caractères, comme on dit en Italie. Jamais, au reste, je ne vous ai perdu de vue et toujours je me suis occupé de vos peines de toute espèce.

« Il y a longtemps que j’ai acquis la malheureuse certitude[4] dont vous me parlez. La Révolution a changé de forme ; mais elle subsiste toujours, et le sophisme original n’a cédé ni au raisonnement, ni à l’expérience. Que signifie cet inconcevable sentiment qui, de tous côtés, repousse le souverain légitime ? Ce peut être un signe de ce que nous craignons le plus vous et moi, car la Providence est bien la maîtresse ; ce peut être aussi un signe pur et simple des erreurs toujours subsistantes qui entretiennent la Révolution. Ma tête tremble devant la première supposition ; mon cœur est tout pour la seconde, et je ne crois pas que ce mouvement du cœur soit à beaucoup près destitué de tout appui logique.

« Le fatal mariage[5] a beaucoup compliqué la question. Vous savez bien, monsieur le comte, que le cuivre seul et l’étain seul ne peuvent faire ni canon ni cloche, mais que les deux métaux réunis les font très bien. Qui sait si un sang auguste, mais blanc et affaibli, mêlé avec l’écume rouge d’un brigand ne pourrait pas former un souverain ? Voilà la pensée qui m’a souvent assailli depuis la déplorable victoire remportée sur la Souveraineté européenne par le terrible usurpateur. Cependant, je crois qu’il y a encore contre lui de puissans raisonnemens. Mais que faire et qu’attendre, tandis que toutes les puissances sont devenues des complices d’une manière ou d’une autre ? Si j’étais Français et résidant en France avec tous les sentimens que vous me connaissez, je vous donne ma parole d’honneur, mon digne ami, que je me battrais de toutes mes forces pour l’usurpateur. Quand on renverse quelque chose, en politique surtout, il faut savoir ce qu’on mettra à sa place. C’est une grande sottise de tuer César pour avoir ensuite un triumvirat, puis Octave, puis Tibère et enfin Néron. Quand la vie de Napoléon dépendrait d’un seul acte de ma volonté, il n’aurait rien à craindre tant qu’on ne me montrerait pas sur le trône celui qui doit y être. La dessiccation de cette branche auguste et précieuse est une épine dans mon cœur, qui ne cesse de le déchirer. Je crois que je vous l’ai dit, mais, je vous le répète avec beaucoup de plaisir : si je devais, en y allant à pied, trouver au Kamchatka une plante capable de donner un enfant à Mme la Duchesse d’Angoulême, je partirais sur-le-champ, et même sans terminer cette lettre, bien persuadé que vous m’en dispenseriez. Il m’a paru quelquefois que vous n’aviez pas assez de crainte sur cet article. Mgr le Duc de Berry badine avec le temps qui n’aime pas qu’on le plaisante. Il y en a d’autres, me direz-vous ; pas du tout, à ce qu’il me semble.

« Au reste, mon très cher comte, vous sentez bien qu’à mon âge, on ne change guère de système. Ma philosophie théologique va toujours son train. Tout ce que nous voyons n’est qu’une révolution religieuse. Le reste qui paraît immense, n’est qu’un appendice. Le roi de France était à la tête du système religieux de l’Europe ; il était le pape temporel et l’Eglise catholique était une espèce d’ellipse qui avait un foyer à Rome et l’autre à Paris. Il est impossible de dire ce qu’aurait pu faire le roi de France, dont les devoirs égalaient nécessairement la puissance (car ces deux choses dans le monde, puissance et obligations, sont une équation éternelle). Au lieu de ce qu’aurait pu faire ce grand souverain (je ne prononce comme vous sentez et je ne vois même aucun nom), qu’a-t-il fait ? Il a livré l’Eglise au Parlement de Paris, que je n’ai jamais aimé, à vous parler franchement, depuis que j’y vois clair, et sauf toutes les exceptions que j’honore, malgré une ancienne parenté de robe qui n’a pu me séduire. Il lui a permis d’établir en France comme loi de l’État les quatre propositions de 1682, le plus méprisable chiffon de l’histoire ecclésiastique, et dont l’absurdité intrinsèque saute à tous les yeux qui veulent s’ouvrir ; et dont l’ennemi du monde vient de tirer un tel parti qu’à l’avenir, elles ne pourront plus être défendues que par d’incurables fanatiques qu’il faut laisser mourir. Il l’a permis même, malgré le repentir et le désaveu formel de Louis XIV, que les novateurs étaient venus à bout de cacher aux Français. Il a permis à une secte exécrable de saper tous les principes, d’empester ses sujets qui ont empesté l’Europe et de détruire, complètement et impunément, la souveraineté religieuse et la religion politique. Voltaire surtout reçut du Roi Très Chrétien une espèce de sauf-conduit, en vertu duquel il lui fut permis de blasphémer pendant un siècle dans les États du Roi, pour être ensuite tranquillement couronné dans la capitale.

« Qu’est-il arrivé ? Hélas ! tout ce qui devait arriver. Il faut baisser la tête et se frapper la poitrine. Mais, avec la même franchise, mon cher comte, je vous dirai qu’avec et malgré toutes ces fautes, il n’y avait rien de meilleur que le Roi de France ; qu’il n’a pas connu la moitié du mal commis en son nom et qu’il était entraîné par l’esprit du siècle, qui est plus fort que les Rois. Je ne puis d’ailleurs m’empêcher de croire à une rédemption quand je songe aux victimes qui ont été livrées. Je mourrai donc paisiblement avec cette foi, car je dois mourir bien avant la fin de ce tremblement de terre. Considérez d’ailleurs ceci. Combien de choses merveilleuses se sont faites et qui ne pouvaient se faire que par un usurpateur ! Le roi de France pouvait-il descendre de son trône pour venir conturber les docteurs d’Allemagne, déchirer le traité de Westphalie, arracher le sceptre aux sans-culottes de Berlin, casser l’épouvantable mariage fait au XVIe siècle entre la souveraineté et le protestantisme, faire parler le français jusque sur la Baltique, etc., etc. ? Le roi de France n’avait ni ce pouvoir, ni ce vouloir ; il ne pouvait pas même rêver de pareilles choses. Cependant, elles sont faites par celui qui pouvait les faire. Maintenant, je vous demande si l’on peut imaginer quelque chose de plus grand, de plus sublime, de plus divin et par conséquent de plus probable que celui d’un Bourbon porté par un hosanna universel sur ce trône, après qu’un usurpateur universellement détesté en serait tombé par un coup de foudre ; qui arriverait au milieu de tous ces débris, avec tant de puissance et tant de moyens de reconstruction, fort de ses réflexions, de ses expériences, de ses intentions, voyant tous « les yeux tournés sur lui, appelé à pacifier et à rassainir l’Europe, connaissant tous ses amis et tous ses ennemis ? Ce coup d’œil est éblouissant. Je m’y tiens, et je n’abandonnerai jamais ces raisonnables et délicieuses espérances.

« Je vous avais prévenu dans tout ce que vous me dites, ou plutôt dans tout ce que vous vouliez me dire sur un certain chapitre. Ceux qui croient connaître les constitutions politiques dans les livres sont de pauvres gens. On ne peut les étudier et les connaître que sur les lieux. Vous me faites beaucoup trop d’honneur, mon cher comte, en croyant que je pourrais influer sur quelques déterminations, dans le pays où vous êtes ? Je me croirais le plus fat des hommes si je permettais à une telle pensée d’approcher seulement de mon esprit. Je crois au contraire que je suis très peu fait pour ce pays, ce qui fait qu’en l’admirant, je l’ai toujours craint. Ainsi, je n’ai nulle envie d’y aller. Cependant, comme un illuminé de premier ordre m’a dit en Suisse, l’an de grâce 1797, en me regardant avec des yeux uniques et avec l’assurance que j’aurais si je vous disais que je vous estime : Et vous, monsieur le comte, vous irez en Angleterre pour cette affaire, me voici tout résigné en attendant l’accomplissement de cette belle prophétie dont j’ai ri souvent avec mes amis. Comme elle n’est pas tout à fait aussi sûre que celle d’Isaïe, vous feriez bien de venir ici vous-même, si vous voulez me voir avant que je radote. Avec quel plaisir je vous verrais de nouveau ! Comme je serais content de me trouver encore dans la même voiture avec vous ! Nous écririons à frais communs au comte de Kreptowitch pour l’inviter à venir nous voir passer.

« Pour en revenir à ce qu’il y a d’important, je ne vois dans le ciel aucune éclaircie qui annonce la fin des orages. Les bons mêmes sont divisés. Les Français se consolent de tout ce qu’ils souffrent avec la gloire militaire qui a toujours consolé l’homme de tout, même les sujets de Néron. Personne ne leur parle ; ils ne voient que ce qu’ils voient. Toutes les idées morales sont éclipsées, tous les souvenirs sont éteints. Leur véritable maître est annulé et traité par les autres puissances comme une espace d’ennemi, au lieu d’être élevé sur le pavois pour être visible de tous côtés. Tous les moyens lui manquent à la fois. Quel état de choses ! Un jour que je disais en généra ! , devant la princesse de Tarente, que les Anglais pourraient bien s’ils le voulaient donner au roi de France une très belle existence momentanée, en attendant mieux, elle se hâta de me dire : — Mais le Roi refuserait le moyen que vous avez en vue. — Je ne jugeai pas à propos d’entrer dans aucun détail : mais, je vis qu’elle avait connaissance du mémoire que je vous remis un jour sur les Antilles[6], et qu’elle savait de plus qu’il n’avait pas été du goût de votre maître.

« Pourquoi, cependant, ne recevrait-il pas d’une main amie la restitution d’une partie de ses Etats, faite purement et simplement sans aucune renonciation au reste ? Je comprends moins, je vous l’avoue, le mystère de la Trinité ! Heureusement (ou malheureusement) nous sommes bien loin de ce refus. Quant à moi, je n’y vois goutte et ne sais pas même imaginer la possibilité d’une autre situation digne d’un aussi grand personnage, comme simple expectative.

« J’ai vu le porteur de votre lettre[7], mais pas davantage. Je doute qu’il y ait des liaisons proprement dites entre nous. Je n’en cherche plus. Et le dégoût commence à me saisir. Vous me conseillez de parler au C…[8], dans un certain sens : Mon Dieu ! que pourrai-je dire qu’on ne lui ait dit ? D’ailleurs, je ne sais pas du tout s’il a tort. Ne dirait-on pas qu’il tient son maître en tutelle ! Ceux qui ont cette idée connaissent bien peu le maître. L’Empereur ne veut pas la guerre parce qu’il ne se croit pas en état de la faire et parce qu’il ne croit pas avoir, dans ce moment, un seul talent de général dans la main. Voilà tout le mystère, mon cher comte. Du reste, ne croyez pas, s’il vous plaît, qu’il soit la dupe de Napoléon et qu’il ne le connaisse pas. Si vous me dites ensuite qu’il a très mal fait de se compromettre à Austerlitz, à Friedland, et surtout à Erfurt où il a été véritablement vaincu, je n’ai rien à répondre ; vous avez raison ; mais le mal est fait. Au reste, il n’y a pas tout à fait mille ans que vous avez quitté ce pays ; rappelez-vous les personnages que vous avez connus, et dont nous avons tant parlé. Sur qui repose notre confiance ? Vous me répondrez sûrement comme le cyclope : Sur monsieur Personne. Ce comte Kamenskoï[9], qui vient de mourir et dont vous avez beaucoup lu le nom dans les gazettes, était, je vous l’assure, un homme fort ordinaire. Le maître sait tout cela. Il craint de se mesurer encore avec les armes françaises Encore une fois, voilà tout le mystère. Cependant, il faudra se battre ; mais quand ? mais comment ? Ceci est lettre close. Ce que je puis vous dire, c’est que les préparatifs sont sages et immenses. Pour cette fois, je vous réponds que l’Empereur ne sera pas pris sans vert, ni sur le pain, ni sur la poudre.

« Je regrette bien vivement que l’air de Madère n’ait point encore pu rétablir le digne comte d’Avaray. Vous m’accusez de ne pas lui rendre justice, n’est-ce point vous, au contraire, mon cher comte, qui ne me la rendez pas ? Quel homme dans le monde entier estime plus votre ami comme particulier, comme Français, et comme sujet ? Qui peut rendre plus de justice que moi à son attachement sans réserve, à son dévouement héroïque, à son inébranlable fidélité ? Mais, si vous le considérez comme instrument politique, c’est une autre chose ; je vous dis que celui qui n’a pu dans aucun pays aborder aucun homme public sans l’aliéner, n’est pas fait pour les affaires ; ce génie est un génie à part, comme celui de la poésie et des mathématiques. On l’a ou on ne l’a pas. Il était nécessaire ici, me dites-vous : oui, sans doute, ici, dans la chambre, ou tout au plus dans la maison où j’écris, mais hors de là, je crois que c’est tout le contraire. Feuilletez, d’ailleurs, l’histoire universelle, et dites-moi le nom d’un favori proprement dit, qui ait réussi dans la guerre ou dans la politique. Vous êtes bien le maître de dire de vous tout le mal que vous voudrez ; mais vous êtes bien un autre homme sous ce rapport. Vous me dites cependant : Je suis moins fait qu’un autre pour le remplacer. Tant pis ; mais pour qui ? voilà la question. J’espère, mon cher comte, que vous ne trouverez rien d’injuste dans ces idées quand vous les examinerez de près et de sang-froid.

« Mon fils est extrêmement sensible à votre souvenir et vous présente ses respects. Il est aujourd’hui 6e lieutenant (de 14) et aide de camp du général Depreradowitz, colonel chef de son régiment. Je ne pense plus qu’à lui : quant à moi, je pense que mon rôle sur cette planche est terminé.

« Le maréchal comte de Stedting[10] (car ce sont ses titres aujourd’hui) est sur le point de nous quitter ; nous en sommes tous très fâchés et je crois qu’il l’est lui-même plus qu’il ne le dit. La Suède se trompe bien à mon sens si elle croit qu’on quitte les rois comme des habits usés pour en prendre d’autres sans coup férir. Elle verra ce qui l’attend. Je ne sais que vous dire de ces particularités dont vous me parlez et qui vous ont fait de la peine[11]. On lui a toujours voulu du mal dans le pays que vous habitez où on l’appelait Jacobin parce qu’il aimait la France (suivant le dictionnaire reçu). D’ailleurs, mon cher comte, au milieu des tempêtes politiques, celui qui manœuvre à peu près bien, doit être agréé et fêté partout, et c’est notre intérêt de ne pas faire attention à tout ; autrement, notre parti ne cessera de s’amincir, et nous finirons par dire comme cet écolier : Une fois que nous n’étions qu’un, oh ! que nous nous amusâmes.

« L’infortuné roi de Suède, quoique infiniment respectable comme souverain et comme homme, était d’ailleurs si peu fait pour les circonstances terribles où il se trouvait, qu’il ne serait pas fort étonnant que ses meilleurs serviteurs se fussent trouvés entraînés à quelques fautes involontaires ; car il s’en faut de beaucoup qu’on fasse ce qu’on veut quand un royaume croule. Je suis bien fâché que le fils du Roi ne soit pas avec lui. Pourquoi laisser ce germe précieux sous la griffe du tigre ? Comme j’ignore les raisons qui ont motivé cette séparation, je n’en dis rien.

« Je vous ai parlé en toute franchise, mon cher comte, à charge et à décharge, vous montrant également mes craintes et mes espérances, de manière que vous voyiez aussi bien que moi ce qui se passe dans ma tête. Je crois que l’abominable Révolution n’est qu’une conséquence juste et nécessaire des fautes faites partout, mais surtout chez vous. Je crois qu’elle dure toujours. Enfin, j’espère de toutes mes forces et pour des raisons dont je vous ai à peine présenté un léger aperçu, que Malherbe ne se sera point trompé lorsqu’il se moquait, il y a plus de deux siècles, de certains prophètes de malheur,


De qui le cerveau s’alambique
A chercher l’air climatérique
De l’éternelle fleur de lys.


« N’est-ce pas vous laisser, comme on dit, sur la bonne bouche ! Adieu mille fois, mon très cher comte ; je vous remercie de la lettre à laquelle je réponds et de toutes les autres que je n’ai pas reçues. Comptez sur le prix infini que j’attache à votre amitié et sur celle que je vous ai jurée pour la vie.

« Il y aurait peut-être de l’impertinence à vous prier de me mettre de nouveau aux pieds de votre Seigneur et Maître, comme l’un des meilleurs sujets qu’il ait parmi ceux qui ne le sont pas. Eh bien ! n’en faites rien, je ne veux pas être impertinent. »


Cette lettre avait été écrite le 3 juillet ; mais Joseph de Maistre, faute d’une occasion sûre pour la faire parvenir à son destinataire, dut la garder par devers soi, pendant plus de six semaines. Il ne put l’expédier que le 17 août, grâce au départ du chevalier Navara de Andrade, chargé d’affaires du Portugal, qui, de Saint-Pétersbourg, se rendait en Angleterre où il devait s’embarquer pour le Brésil. Celui-ci à peine parti, une de celles de Blacas, que de Maistre n’attendait plus, arriva à l’improviste. Dès le 20, il en accusait réception à son correspondant.


« Saint-Pétersbourg, 30 août (1er septembre) 1811. — Presque au moment du départ du chevalier Navara, mon très cher comte, M. le comte de Brion m’a remis votre lettre du 15 mars dernier. Je suis ravi de pouvoir encore vous tranquilliser sur le sort de cette épître, remise primitivement en des mains si respectables. Quant à celles des 3 novembre et 1er décembre 1810, elles sont ce qu’on appelle flambées, et j’en suis grandement fâché puisque c’est précisément dans ces dépêches que vous m’avez parlé à cœur ouvert.

« J’ai peu de chose à ajouter à ma longue épître cachetée il y a deux jours. J’ai dit au comte Nicolas tout ce que ma position permettait de dire. D’ailleurs, de quoi s’agit-il ? de la guerre ? Mon Dieu ! nous l’aurons et probablement pour notre malheur. Elle nous a toujours fort mal réussi. Quelles raisons avons-nous de croire que les choses iront mieux ? Et quelle force peut aujourd’hui dicter des lois à la France ? Tant que vos Français continuent à se faire égorger pour lui, il n’y a point d’espérance légitime ; et les événemens qui peuvent changer la face des choses sont possibles pendant la paix comme pendant la guerre. Je vous ai raconté tous mes chagrins et toutes mes craintes ; je n’y reviens plus.

« Oui, sans doute, monsieur le comte, c’est un étrange spectacle que celui des restes d’une reine de France, allant chercher dans un vaisseau anglais un petit coin de terre catholique[12] ; mais le monde est ainsi fait. Tout souverain malheureux est repoussé par les autres. L’histoire est pleine de ces abandons dont la raison métaphysique n’est pas cachée bien profondément. Dès que les souverains ont méconnu le maître légitime, leur intérêt est de l’écraser absolument et de le faire disparaître, parce que son existence seule les accuse et les offense, et dès qu’ils ont reconnu l’usurpateur, leur intérêt est de l’exalter à mesure même qu’il les a humiliés, pour justifier leur nouvelle religion. Voilà le cœur humain, mon cher comte, il n’est pas aimable, mais nous ne le réformerons pas. Peu de sujets sont aussi tristes.

« Je ne sais pas trop que vous dire de l’auguste voyageur dont vous me paraissez extrêmement épris[13]. Mille fois, j’ai ouï dire au comte de Stedting qu’il ne connaissait pas d’homme à qui le titre de vertueux appartînt plus légitimement, et sur cet article qui est le principal, il n’y a pas de doute. Je crois de plus avec les meilleurs juges que, dans des temps ordinaires, rien ne lui aurait manqué pour rendre ses peuples heureux. Mais, en le jugeant sur l’époque présente et d’après les faits, il me semble n’avoir aucune connaissance ni du monde comme il est, ni des hommes, ni des sujets en particulier, ni de lui-même par-dessus tout. Comment excuser son illuminisme et son apocalypse, sa manie pour le matériel du militaire avec une incapacité absolue pour la science militaire proprement dite, et une valeur personnelle fort équivoque ? Un roi, d’ailleurs, qui désespère sa nation et déplaît à tout le monde, n’a-t-il pas tort en cela même ? La nation, me direz-vous, extravague ; mais le premier devoir d’un souverain n’est-il pas de la prendre comme elle est et de se donner garde de se conduire par de vaines théories ? Sur tout cela, mon cher comte, je voudrais vous entendre, car je ne m’obstine sur rien, et j’étais moi-même coiffé de ce prince qui m’a paru depuis tout à fait étranger aux circonstances. »


II

Ces deux Lettres que Blacas reçut presque en même temps eurent pour effet de dissiper la pénible surprise que lui avait causée le long silence de Joseph de Maistre et de fournir un aliment à l’admiration si vive en laquelle il le tenait. « Vous m’avez écrit non une lettre, lui mandait-il le 29 octobre, en lui parlant de celle du 3 juillet, mais un livre plein d’esprit et de raison. » Toutefois, il s’en fallait de beaucoup qu’il acceptât d’emblée toutes les idées qui s’y trouvaient exprimées. Il plaidait notamment en faveur des Quatre Propositions de 1682, si durement traitées par de Maistre, et qu’à l’en croire, Louis XIV repentant avait désavouées, ce que contestait Blacas. « Les petits-fils du Grand Roi ignorent eux-mêmes ce repentir et ce désaveu qu’ils croient une invention des novateurs ultramontains. » Cette phrase vivement relevée par de Maistre allait être entre eux le point de départ d’une longue dissertation théologique, où sont aux prises l’ultramontanisme et l’Église gallicane.

Ce n’est pas seulement sur ce point que Blacas contredisait son illustre ami, témoin la lettre suivante de celui-ci, qui marque sur quoi et en quoi ils différaient et le marque avec le fougueux emportement qui caractérise la plupart de ses écrits.


« Saint-Pétersbourg, 24 décembre (5 janvier 1812). — Qui m’aurait dit, mon très cher et aimable ami, que je pourrais répliquer si tôt à votre excellente épître du 29 octobre. C’est ce qui arrive cependant et j’en suis tout joyeux. Rien de nouveau ici depuis celle que vous avez reçue de moi, excepté les victoires du comte Koutousoff qui a manœuvré divinement contre les turbans[14]. Le fruit de la victoire a été tout ce que vous avez vu dans les gazettes. On n’est pas peu surpris ici de n’avoir pas vu encore arriver la paix qu’on attendait déjà le jour de la fête de l’Empereur (4-12). L’anicroche est probablement la Serbie. Je crois cependant que tout s’arrangera, car les Turcs sont absolument à bas et ne savent plus de quel bois faire flèche. Seize mille janissaires mettant bas les armes et se rendant à discrétion, sont un événement inouï dans les annales du Croissant, et un signe de décrépitude et de véritable agonie politique. J’entends bien que Napoléon intriguera de toutes ses forces pour retarder la paix ; mais les Turcs sont aux abois : d’ailleurs, et ne vous y trompez pas, ils connaissent parfaitement l’ennemi commun : j’en ai des preuves frappantes. Ainsi, je compte sur la fin prochaine de cette guerre également impolitique et immorale. La postérité aura peine à croire qu’on a perdu des flots d’or et de sang dans cette abominable lutte, tandis que le salut du monde est en l’air.

« Ensuite, qu’arrivera-t-il ? Je n’en sais rien, et même je ne désire rien, parce que je n’ai pas de raisons décisives pour désirer. Les armées, à la vérité, sont fort belles, l’artillerie nombreuse et admirable, etc., etc., etc. Voilà bien de la matière ; mais où est l’âme ? L’esprit d’infidélité, de vol et de gaspillage, inné dans la nation, n’est point du tout affaibli et va son train. L’Empereur le sait : il croit de plus n’avoir point de généraux, quoique, sur ce point, il faille, cependant, se résoudre à tâtonner, car si l’on ne fait pas la guerre, comment avoir des généraux, et comment savoir qu’on en a ?

« Mais il y a d’autres difficultés terribles. En premier lieu, une guerre de ce genre ne doit jamais être faite par un souverain en personne, et de plus, il amènera son frère[15] qui est le fléau et l’horreur de l’armée. Jamais un roi soldat ne combattra avec avantage un soldat roi. Les raisons en seraient longues et toutes infiniment honorables à la souveraineté légitime ; mais il n’y a pas moyen de s’embarquer dans ces détails. Je me contente de vous dire, ou de vous redire que l’or ne peut pas couper le fer. De plus, on n’aura rien fait, si l’on n’a pas fait naître, en France, l’esprit qui ne veut plus de Napoléon, et hors de la France, l’esprit qui aurait envie de le renverser. Où sont ces deux esprits ? Le Français n’aime rien, ne désire rien, ne regrette rien, ne préfère rien et même ne connaît rien. Amenez à celui qui a dix mille francs de pension, un nouveau maître qui lui en donne quinze, il l’aimera un tiers de plus. Du reste vive l’opéra-comique et la gastronomie ! La Noblesse vaut peut-être moins que le reste, et le même phénomène peut encore s’observer chez nous, car je répondrais bien moins au Roi de sa noblesse que du Second Etat, et cela encore est tout à fait naturel. J’ai beau regarder dans le monde, je n’y vois aucun signe favorable, pas une tête qui passe l’autre, pas un jeune homme brillant qui ait sur la tête cette flamme inconcevable qu’on aperçoit de tous côtés et qui réunit toutes les volontés. Aucun homme de votre parti, mon cher comte, ne peut prétendre à cet honneur immortel. Nul homme qui a suivi les rois ne peut les rétablir. Vérité terrible et amère qui m’a souvent serré le cœur, mais dont je contemple sans préjugé la triste et incontestable évidence.

« Cette raison (entre mille) démontre à l’évidence que pour aucune raison il ne faut quitter son pays à cause d’une révolution, car celui qui sort, comment sait-il qu’il ne pourra pas servir le gouvernement légitime ? Je ne vois à cela qu’un petit nombre d’exceptions très justes et très honorables. Je veux parler des personnes en petit nombre, attachées à celles des princes et qui sont appelées à les suivre ou à les servir suivant leurs désirs (des princes) ici ou là. Ces hommes ne doivent plus tourner la tête. Le reste doit demeurer sur la terre en convulsion, faire le bien qu’il peut, empêcher le mal qu’il peut et conserver l’espérance jusqu’au moment où elle devient absurde. Cette manière d’envisager les choses m’a toujours rendu, comme vous avez pu le voir, tout à fait tolérant pour tout acte fait dans l’intérieur, à moins qu’il ne s’agisse d’un crime : à cet égard, la règle est sûre. On doit refuser à l’usurpateur tout ce qu’on refuserait au souverain légitime. Tout le reste est permis et n’a rien d’immoral. Blake disait à ses gens : Mes amis, ne nous mêlons pas de ce qui se fait à Londres. C’est l’affaire de la Providence ; notre métier à nous est de nous battre contre les Espagnols[16]. Et en effet, la Providence sut fort bien se défaire de Cromwell, et les victoires de Blake demeurèrent à l’Angleterre qui révère son nom aujourd’hui un peu plus, que s’il était allé demander du pain à d’insolens étrangers.

« Sur cet article, nous avons été souvent divisés d’opinion, quoique très bons amis d’ailleurs et de la même religion. Je le vois encore dans votre dernière lettre où vous me dites comme une chose décisive contre le comte de Stedting : Gustave IV l’a vu à la porte de son cabinet[17]. Diable, mon cher comte, comme vous créez les crimes de lèse-majesté ! permettez que je n’aille pas si vite. Si vous aviez été engagé, seulement pendant quinze jours, dans le torrent d’une révolution, vous sauriez qu’il entraîne les hommes comme le sable, et que dix hommes se trouvent quelquefois rassemblés avec dix projets différens. Stedting était là ; je le crois, puisque le Roi l’a dit. Je respecte sa véracité autant que son caractère. Mais pourquoi y était-il ? Il y était probablement par la raison qui mène tous les hommes dans les grands événemens : ut videret fînem, comme dit la Passion selon saint Luc : pour voir la fin. Dans toutes ces occasions terribles, il est dans l’homme d’accourir pour voir comment les choses tourneront. J’ajoute que, très probablement, il y était pour voir s’il y aurait moyen de sauver le Roi ou de lui être utile de quelque façon. Il avoue la faiblesse de son caractère, il s’en plaint même de la manière la plus naïve et la plus intéressante. Sur ce point, il est coupable, comme je le suis d’avoir la vue basse ; mais je le crois très incapable d’être entré dans le moindre complot contre son maître, auquel cas il serait un homme abominable. Mais, jusqu’à ce que j’en aie la preuve, j’en croirai davantage une vieille estime que le témoignage d’une vue, je ne dis pas trouble, mais au moins nécessairement troublée. Si nous n’adoptions pas la règle salutaire de ne juger les hommes que par leur caractère général, il ne nous resterait pas un ami au milieu de ce déchaînement universel de soupçons et de calomnies. Mais laissons là ce chapitre. Je condamne tout ce qui est mauvais, et vous aussi ; je n’abdique pas aisément un ami, ni vous non plus, je crois. Si nous errons par hasard dans l’application des règles, ce n’est que faiblesse humaine de part et d’autre.

« Il est un article essentiel sur lequel nos pensées sont diamétralement opposées, c’est la fameuse déclaration du clergé de 1682. Vous m’avez fait peur au pied de la lettre, en me disant que les petits-fils du grand Roi ignorent son repentir et son désaveu. Hélas ! mon cher comte, des princes excellens peuvent donc ignorer, pendant plus d’un siècle, ce qu’ils n’auraient pas dû ignorer deux minutes. Vous voyez par cet exemple ce qu’est l’empire des sectes et des cabales, sur votre nation surtout, qui est sans contredit et, sauf votre respect, la plus aisée à tromper et la plus difficile à détromper. Quant à l’illustre Bossuet, que personne ne vénère plus profondément que moi et que je regarde comme le dernier et le premier des Pères, croyez-moi, cher comte, lorsque vous voudrez louer Corneille, ne louez pas Pertharite : citez Rodogune ou Cinna ; mais n’accusons plus un grand homme ! Il a dit sur la fin de sa carrière (et c’est bien assez) : Que la déclaration aille se promener ! Le latin est un peu moins familier, mais tout aussi énergique et parfaitement synonyme (abeat qui voluerit). Il fut dans cette fatale assemblée le modérateur de quelques mauvais esprits très mal disposés ; il arrêta le projet de l’évêque de Tournay (qui était, je crois, un Choiseul) et dont la rédaction était absolument et ouvertement schismatique. Enfin, il couronna ses services envers l’Eglise et l’Etat par son fameux sermon sur l’Unité, chef-d’œuvre qui a eu l’honneur d’être traité d’exagération par je ne sais quel héros de Saint-Médard et qui peut bien faire équilibre à ces tristes propositions qui sont réellement le scandale du sens commun, à ne les considérer même que sous le point de vue politique.

« Vous soupçonnez, mon digne ami, et vous croyez même, et de grands personnages croient aussi que le désaveu dont je vous ai parlé est une invention des novateurs ultramontains. Novateurs, mon cher comte, en vérité ? J’aurais droit de vous dire comme Jeannot : Ah ! ben oui, tu t’y connais ! C’étaient au contraire les ultramontains qui, depuis près de trois siècles, n’avaient pas de plus grande occupation que celle de se défendre contre les fatales innovations de vos sectaires qui s’appelaient l’Eglise catholique, avec la permission d’un Parlement gangrené de philosophisme et de jansénisme. La différence entre vous et les Italiens est que ceux-ci n’ont cessé de rendre justice à l’Église gallicane, avec une loyauté et, si je puis m’exprimer ainsi, avec une plénitude également honorable pour l’une et pour l’autre, tandis que les Français ne pensaient qu’à eux et n’estimaient qu’eux. Bossuet était connu, estimé, vanté en Italie autant qu’en France ; mais Bellarmin, qui n’a point de supérieur, pas même Bossuet, était à peine nommé en France. Mais les étrangers ne partageaient pas cette injustice et Leibnitz, qui a su le plus de choses, a dit de bonne foi : Les argumens de Bellarmin en faveur de la puissance du Souverain Pontife sont si pressans qu’ils ont paru tels à Hobbes même. Il était néanmoins protestant, mais il avait la candeur qui convenait à un grand homme et sa main très sûre se posait sur le Pape comme sur la clef de la voûte européenne. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’il a reconnu l’autre chef, le Roi de France, ce qui lui fait beaucoup d’honneur (faites accorder lui, cher comte, avec ce que vous voudrez). La différence entre ces deux clefs, c’est que l’une est divine, et partant impérissable, l’autre est humaine et peut périr.

« Son plus grand intérêt était donc de conserver sa sœur et la voûte. Les conjurés le savaient bien ; aussi ils adressaient tous leurs coups au Pape et à la Maison de Bourbon. Nous savons, maintenant, tous les secrets de l’affreuse secte dont le tour de force a été de se servir de la main du fils aîné pour porter à la mère des coups qui devaient infailliblement retomber sur lui. Comment vous dire en quelques lignes ce qui exigerait des livres ?

« Mettez-vous bien en tête, mon cher comte, que depuis trois siècles, il y a en Europe une puissance qui ne dort jamais, et qui, sous une forme ou sous une autre, ne cesse de prêcher la doctrine suivante : Toute société quelconque ne peut être gouvernée que parce qu’elle veut l’être, et il est impossible qu’une société quelconque ait cédé et voulu céder le droit de nuire ; donc, dès qu’un chef abuse de sa puissance qui est une pure concession, on peut lui résister, le juger et le déposer. Comment faire signer cela au roi de France ? Comment ? Rien de si aisé ; il n’y a qu’à changer les termes et à mêler l’erreur, par un artifice très simple, à la prérogative royale. Alors, la souveraineté n’entend plus rien, ne voit plus rien, ne comprend plus rien ; elle est prise par l’esprit de vertige et d’erreur, et c’est à elle à y penser auparavant.

« C’est ce qui arriva en 1682. Ce tripot lui parut une affaire d’État, et dès lors : (Louis XIV) ne vit pas la moindre difficulté à établir chez lui comme loi fondamentale, que les Conciles généraux sont au-dessus du Pape ; c’est-à-dire par une conclusion claire, directe, inévitable, que les États-Généraux sont au-dessus du Roi. Attendons que les circonstances soient favorables pour l’exécution. Aujourd’hui, décrétons seulement le principe. Vous ne manquerez pas de vous écrier : C’est bien différent ! Sans doute, car l’autorité du Pape étant divine, on peut réfuter le principe au lieu que celle du Roi étant humaine (suivant les nouveaux dogmes), elle prête le flanc entièrement à découvert

« Mon cher, mon très cher ami, laissez-moi vous dire que votre nation ne ressemble à aucune autre ; jamais elle n’est de sang-froid ; tous ses jugemens sont passionnés et la vérité même prend chez elle une pointe d’enthousiasme qui ressemble quelquefois à la frénésie. Si, dans cet état, quelque grande erreur se présente à vous sous quelque ressemblance apparente avec le sentiment juste et légitime (quoique exalté) qui vous domine, l’un et l’autre s’amalgament dans votre esprit et vous devenez incurable.

« Vous ne croyez pas, par exemple, être révolutionnaire ; vous l’êtes cependant parfaitement, car vous croyez que la France est le Roi. C’est l’amalgame du christianisme avec la politique et du sacerdoce avec l’aristocratie nationale, qui avait composé cette magnifique monarchie, que je pleure peut-être de meilleure foi et avec plus de connaissance de cause que ses anciens sujets. Ginguené dit à Paris, aussi haut qu’il lui est permis de parler : Si comme l’a dit et assez bien prouvé fauteur des « Considérations sur la France, » etc. ; et il existe ici un exemplaire de ce livre tout apostille par la main de Jean-Louis Soulavie dans les endroits où je marque ces caractères de la monarchie française, qui la rendront éternellement le modèle de toutes les autres. Il est dit dans un assez bon livre (comme disait La Fontaine) : Les femmes publiques vous précéderont dans le royaume. Il faudrait vous dire à vous : Les sans-culottes vous précéderont. Assouplis par l’expérience, par la réflexion et par les remords, plusieurs sont devenus très accessibles à la vérité. Mais vous, mon cher comte, si bon, si droit, si noble, si pur, si fidèle, savez-vous ce que vous feriez si les choses changeaient brusquement et que le pouvoir fût en vos mains ? Vous commenceriez par un schisme, sans que les sanglots des gens de bien, ni les applaudissemens de la canaille puissent jamais arriver jusqu’à votre tympan. Pourquoi ? Je vous l’ai dit, parce qu’une erreur s’étant malheureusement jointe dans votre esprit à des sentimens aussi nobles que justes sur lesquels vous êtes avec grande raison excessivement chatouilleux, le tout est devenu, dans votre esprit, un et indivisible, comme l’auguste République française, de manière que vous vous passionnez pour ce funeste alliage comme vous auriez droit de le faire pour la pure et sainte vérité. Si le préjugé s’était moins emparé de votre tête, il suffirait d’une seule considération pour en chasser la déclaration de 1682 et toutes les idées accessoires ; c’est de voir que le monstre [Napoléon] en fait son code ecclésiastique, sa loi chérie, son Evangile politique, qu’il Ta fait réimprimer, afficher, étudier, jurer, encadrer, préconiser, etc. Encore une fois, il n’en faudrait pas davantage pour vous la faire abhorrer si vous étiez de sang-froid ; mais vous ne l’êtes pas.

« Je m’amuse à voir que votre juste fierté s’indigne d’un certain titre[18]. Cependant, vous ne pourrez guère l’éviter, car il est toujours et légitimement décerné par l’infaillible opinion à la passion qui n’écoute personne et ne sait pas trier. Je veux cependant faire encore un effort sur votre esprit que j’estime beaucoup. Je griffonne à la hâte un Précis sur la déclaration de 1682[19], et je vous l’adresse. C’est une démonstration complète, mais réussira-t-elle auprès de vous ? J’en doute infiniment, votre nation ne revient guère ; trompé une fois, le Français l’est pour toujours, pour peu que la vanité ou l’esprit de parti s’en mêlent. Voyons cependant ce qu’il en arrivera, car si l’on peut attendre une exception, c’est de votre part.

« Comment descendre de ces hauteurs, je vous en prie, pour en arriver au nouveau maître des cérémonies et à sa chaste moitié[20] ? Le premier est tous les jours plus joli, plus potelé et plus clairvoyant. Cette dernière bonne fortune lui a donné encore plus d’aplomb ; personne, je vous l’assure, n’est plus à son aise. Nous avons raisonné souvent sur le phénomène singulier de ces hommes qui sont là, à telle place, sans qu’on sache expliquer pourquoi. On dira ce que l’on voudra ; mais, ils y sont et les plaisans mêmes y donnent les mains, tandis que d’autres hommes, avec les mêmes droits extérieurs, seraient sifflés et culbutés s’ils s’asseyaient à la même place. Cela se voit partout. Quant à la chaste moitié qui a sûrement fait une impression ineffaçable sur votre chaste cœur, elle est devenue beaucoup plus belle depuis que la bonne maman Catinsky a tout cédé à ses deux filles, ne se réservant qu’une pension pour ses menues aumônes. La fille a maintenant plus de 200 000 roubles de rente. Son hôtel qu’elle a entièrement refait est magnifique ; l’escalier de granit est à peu près le plus beau de Saint-Pétersbourg. C’est le chef-d’œuvre de notre ami Thomas de Thomond. Enfin, mon cher comte, venez-y voir.

« Mon frère[21] est colonel dans l’état-major général à la suite de Sa Majesté ! Il a fait la guerre en Perse et il a reçu près d’Alcalcik, il y a un an environ, un coup de feu qui lui perça le bras droit de part en part. Pendant un mois, il fut question de perdre le bras, après des douleurs diaboliques. Heureusement, il nous rapporte dans peu de jours sa personne, son bras et deux croix. Saint-Wladimir au cou et accordée d’emblée à un officier qui n’avait aucun autre ordre, était une assez jolie chose. Il leur a plu d’y joindre ta deuxième de Sainte-Anne. Grand merci ; mais c’est cependant la mettre sous l’autre. Lorsqu’il sera arrivé, je lui ferai connaître votre souvenir qui lui fera grand plaisir, car, à cet égard, il est bien de la famille. Mon fils vous remercie de tout son cœur et vous présente ses hommages. Il est le sixième lieutenant de treize et aide de camp de son général (Preradowitch). Il me ruine, mais sagement, de manière que je n’ai rien à dire. Véritablement, je trouve que son cheval avance peu, quoiqu’il me coûte 1 200 roubles. Il y a dans le service de ces momens terribles qu’il faut laisser passer avec résignation.

« Comment oublierai-je de vous parler des tableaux ! Je vous félicite de les aimer toujours. J’aime les goûts permanens. En achetez-vous, par hasard ? Tant mieux, c’est marque que vous avez de l’argent. Ce que j’aimerais en fait de beaux-arts, c’est qu’il vous plût de me sculpter deux ou trois Puttini qui se nommassent Blacas et que mon fils aimerait lorsque je ne serais plus de ce monde. Mais, sans doute, vous êtes occupé comme le Duc de B… [le Duc de Berry]. Que le diable emporte les affaires ! Je pense bien que le comte de Front est trop anglais pour vous. Vous connaissez assez mes systèmes et mes devoirs pour comprendre que je n’ai rien à répondre au surplus de l’article de votre lettre qui le concerne ! Ah !…

« De grâce, faites-moi savoir de quelle manière a retenti l’événement de Savone[22] dans le pays que vous habitez. L’estampe y a-t-elle pénétré malgré les mesures terribles de B… [Bonaparte] ? Imaginez qu’ici, on s’est cru en devoir d’étouffer la chose et de faire disparaître l’estampe. Cependant une estampe n’est point une preuve. Il est possible qu’un faussaire l’ait fabriquée ; chacun est libre de n’y pas croire et de s’en moquer. Cependant, on a choisi la voie de la suppression et du silence de peur de choquer, ce qui peut fort bien n’être pas du tout de la faiblesse, mais seulement une application salutaire de la sainte maxime : Caresse toujours jusqu’au moment où tu dois mordre. Mais il y a apparence que, bientôt, on se mordra. Sera-ce un mal ? Je l’ignore et tout le monde, je pense, l’ignore comme moi. Le grand problème européen n’est pas susceptible d’une solution unique,

« La famille de Bourbon est-elle proscrite ou non ? Il y a pour l’affirmative des indices que vous voyez, des indices que vous ne voyez pas et des indices que vous voyez sans les voir. Dans ce cas, tout honnête homme doit prendre le deuil ; tout est perdu pour nous ; l’édifice européen que nous avons vu est renversé sans retour ; il n’y a plus moyen de le relever ; c’est un fait de presque toutes les familles régnantes, et l’Europe est livrée à une agonie de quatre ou cinq siècles, semblable à celle du moyen âge. Mais cette famille peut-elle renaître et se rasseoir à sa place ? Quelques miracles physiques peuvent-ils en produire d’autres d’un autre genre ? Pourrait-il se faire encore que… Mais j’ai peur de vous ennuyer ; mon billet deviendrait trop long. Tant il y a que pour croire à la possibilité de certains événemens, il y a des raisons que je ne puis vous détailler, parce que vous êtes Jacobin. Cependant, je vous aime de tout mon cœur. Toujours, je conserverai l’envie de vous revoir ; mais je compte peu sur ce plaisir. Adieu mille fois, mon cher et très cher comte. Je suis à vous plus que je ne puis vous l’exprimer. Aimez-moi toujours, tout hérétique que je suis. De mon côté, je suis plein de vénération pour le portrait du grand Bossuet par Drevet, grand papier avant la lettre. Après, c’est autre chose, ma vénération et mon admiration continuent ; mais, pour les mettre parfaitement à l’aise, il faut que je rature quelque chose. Je termine par cette impertinence qui est un essai fait sur vous, car si vous m’aimez impertinent, je n’ai plus rien à craindre.

« Je vous serre dans mes bras, cher et excellent homme. »


Le comte de Blacas ne pouvait n’être pas touché profondément par cette lettre où, dans une argumentation révélatrice de son savoir et de ses incessantes observations sur les hommes et sur les choses, Joseph de Maistre le traitait, nonobstant sa jeunesse, comme un égal en expérience et en jugement. Sensible à l’honneur qui lui était fait et plus encore au témoignage d’amitié que lui apportaient ces lignes éloquentes, il y répondait, le 20 mars 1812, par une véritable déclaration d’amour : « Je vous aime de tout mon cœur, non seulement parce que vous êtes très aimable, mais parce que vous me témoignez une amitié, un intérêt, un attachement que je sais apprécier et que je n’oublierais de mes jours. Soyez également sûr, mon cher comte, que personne ne rend plus justice que moi à votre génie, à vos connaissances, à vos sentimens et que j’aime votre façon de penser autant que j’estime votre personne. » Il est vrai qu’après avoir poussé ce cri d’affectueuse admiration, il ajoutait : « Mais il est un objet sur lequel je ne puis céder ni à vos raisonnemens, ni à votre profonde conviction. C’est Les quatre fameux articles de 1682, que vous condamnez et que je regarde au contraire comme renfermant tout ce qu’on a dit de mieux sur la puissance ecclésiastique. »


Il n’entre pas dans notre dessein de transporter ici le débat qui se continue dans la réponse de Blacas et nous n’en voulons retenir que le trait qui le clôt : « Enfin, je vois bien, mon cher comte, que nous resterons chacun dans notre croyance. Mais, sauve qui peut ! Nous n’en serons pas moins amis dans ce monde, et j’espère que nous nous retrouverons dans l’autre… Si les choses changeaient en France et que, par malheur, je fusse ce que vous appelez le maître, mon premier soin serait de faire rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu et à César ce qui appartient à César ; et ensuite, à supplier l’auteur des Considérations de venir à mon aide, car je le regarde comme le seul qui ait dit, qui ait démontré la vérité. Et éclairé de ses lumières et fort de ses conseils, nous aurions tous les moyens de reconstruire, ou, pour mieux dire, de rétablir le grand édifice. »


III

Tandis que Joseph de Maistre lisait cette lettre, Blacas recevait celle que, sans attendre de recevoir la sienne, son ami lui écrivait sous l’empire des émotions que déchaînait dans la capitale russe l’imminence de la guerre avec la France.


« Saint-Pétersbourg, 1er (13) février 1812. — Qui l’aurait dit, mon cher comte ? Avant que vous ayez reçu mon dernier in-folio, voilà encore une occasion qui se présente pour vous écrire sûrement et je ne veux pas qu’il soit dit que je n’en ai pas profité ! Vous croyez peut-être que je vous ai prié en badinant de me renvoyer ma dissertation théologico-politique : sur mon honneur, c’était de bonne foi, car, me disais-je, elle n’aboutira qu’à l’impatienter, et moi, je voudrais avoir cela dans mes papiers. Je l’ai écrite toute d’une haleine, sans pouvoir seulement faire une correction.

« Depuis ma dernière lettre, les choses paraissent toujours plus se mettre à la guerre. Cependant, rien n’est sûr, surtout pour l’époque. Pendant que l’Espagne tient, Napoléon joue une terrible carte en déclarant une guerre qui le mènera loin et, tout violent qu’il est, il pourrait bien y penser à deux fois. Quant à l’Empereur, pour aucune raison, il ne commencera, et il serait difficile de l’en blâmer, quand on connaît bien les hommes, le temps et les choses. Il paie dans ce moment à peu près 900 000 hommes et il a 590 000 baïonnettes en activité ; cette force militaire étant absolument hors de proportion avec les finances de l’Empire, il faut mettre de nouveaux impôts, et c’est ce qu’on va faire. Le prince Wesinsky, sous le règne de Catherine II, obtint le cordon bleu pour avoir doublé les revenus de l’Empire qu’il porta de 25 000 à 50 000. Aujourd’hui, il en faut 400 000 ; il est vrai que c’est en papier. Il y a eu de grands débats dans le conseil au sujet de ces impôts. Cependant ils ont passé, — et que faire ? On parle de deux manières de la Suède. M. Bernadotte nous trompe-t-il en se rapprochant de nous, ou bien est-il de mauvaise foi ? Et Napoléon, en s’emparant de la Poméranie, n’a-t-il voulu que rendre la comédie plus complète ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que cet homme est fait exprès pour nuire beaucoup à son ancien maître, si la brouillerie se perfectionne, ce qui ne paraît pas du tout impossible. Ce sont de ces instrumens qu’il faut savoir supporter, car, comme je vous le disais, nul homme sorti de France pour échapper à la révolution ne peut être utile à son maître quant au rétablissement ; ce qui n’empêche pas, comme je vous l’ai dit aussi, que nous ne soyons, vous et moi, parfaitement à notre place.

« Monk était-il un émigré jacobite ? C’était au contraire un républicain exalté, et il avait fait passer au fil de l’épée une ville royaliste. Mais on ne parle plus de tout cela, et les ducs d’Albermale, qui descendent de lui, s’en embarrassent, je crois, fort peu. Les Berwick, les Fitz-James et tous les Jacobites dépaysés furent moins heureux ; mais ils le furent cependant. Ils moururent sans remords et laissèrent des races respectées dans un pays qui sut les accueillir. Servons-nous de l’histoire et tenons pour sûr que le salut ne peut venir que de la France. Ce qui me rend si froid sur la guerre, c’est que j’en vois l’inutilité parfaite, à moins qu’elle ne soit coordonnée avec d’autres mesures dont on ne se doute seulement pas.

« Somme toute, le problème est de ceux qu’on appelle indéterminés. La solution est nécessairement fourchue. La maison de Bourbon sera-t-elle rétablie ou non ? Dans le second cas, c’est une obscurité parfaite, un chaos où je ne vois rien. Dans le premier, l’aspect est tout différent ; mais les moyens sont un autre chaos. La guerre sous ce rapport est un enfantillage. Lorsqu’on considère l’état de cette auguste maison, les bras tombent. Cependant, je ne puis cesser de me livrer à des espérances flatteuses, et je les fonde sur de puissantes raisons, quoique je ne vous les écrive pas.

« Je voudrais aussi que vous eussiez toujours présente à l’esprit une maxime incontestable et qui vous servirait à juger mieux certains événemens qui vous agitent extrêmement : c’est que l’univers est plein de punitions très justes, dont les exécuteurs sont très coupables. Je ne veux pas me jeter dans les applications, de peur de vous écrire encore dix pages, — je n’ai pas le temps. — Si jamais vous lisez mes spéculations imprimées, vous en jugerez. Des événemens très frais pourraient me servir d’exemple et ils seront encore suivis de beaucoup d’autres.

« Dans ce moment, mon cher comte, il n’y a plus de Français ; l’égoïsme, l’indifférence, la cupidité, l’immoralité ont à peu près tué ce grand nom. L’Eglise gallicane seule a pu faire soupçonner aux étrangers que la France antique donnait encore des signes de vie, marqués ; mais vous croirez probablement que ce sont au contraire des systèmes de putréfaction. Mourons donc, mon très cher comte, et renvoyons toutes ces questions à la postérité. En attendant, aimons-nous. Tâchons d’être au moins deux du même parti. Ce n’est pas trop exiger. Je n’ai plus d’espérance pour moi ; mais il faut penser aux autres. Comptez bien, je vous en prie, que mon attachement pour vous, fondé sur l’estime la mieux sentie, durera autant que ce reste de jours qui se précipitent pour moi et que j’embellis comme je puis, avec l’étude et l’amitié. Tout à vous.

« Mon fils vous prie d’agréer ses complimens. »

Peu après, éclatait la guerre que prévoyait Joseph de Maistre et qu’il déplorait parce qu’il la jugeait inefficace pour le rétablissement de la paix européenne. Cette guerre ne pouvait, à son sens, être utile à la cause des rois, — cette cause qu’on le voit défendre sans relâche, — que si elle était faite non à la France, mais « à Napoléon, personnellement. » — « Il y a deux chances pour nous, disait-il encore : 1° que les Français, las de cette effusion de sang interminable, se défassent du guerrier pour se défaire de la guerre ; 2° que la perte d’une bataille tue le charme qui fait sa force[23]. » Mais, qu’elle dût être inefficace ou non, il la considérait comme fatale et, en effet, déjà Napoléon s’y préparait, Le 24 juin, il franchissait le Niémen. Deux mois plus tard, il entrait dans Moscou, tragique couronnement de ses triomphes épiques, mais éphémères, qui n’étaient que le prologue des défaites écrasantes et fécondes en horreur, que le patriotisme russe et les rigueurs hivernales allaient infliger à ses héroïques soldats. Nos lecteurs connaissent déjà, pour les avoir lues ici[24], quelques-unes des descriptions que ces événemens mémorables suggéraient à Joseph de Maistre, et au milieu desquelles il prodigue à pleines mains les éclats éblouissans de sa joie. Il nous faut passer sur les lettres qui nous les ont fournies. Celle qu’il écrit au lendemain de la bataille de Borodino [la Moscowa], alors qu’on s’attend à voir paraître Napoléon aux portes de Saint-Pétersbourg, affecte plus de calme, un désintéressement voulu. Mais, sous ce désintéressement et ce calme, on devine les émotions d’une âme impressionnable et toujours vibrante, encore que celui qui écrit s’efforce de les dissimuler en parlant avec une égale sérénité du péril qui grandit et de choses étrangères à ce péril.


« Saint-Pétersbourg, 20 septembre 1812. — Mille et mille grâces, mon très cher et aimable comte, pour le charmant présent que vous m’avez fait[25]. Dès qu’il sera décidé que nous pourrons ouvrir nos caisses et tendre nos meubles, je ferai encadrer ces deux estampes précieuses et je les placerai en lieu honorable et visible, comme un objet de ma particulière vénération. Mme la princesse de Tarente m’atteste la ressemblance parfaite du Roi, ce qui me fait grand plaisir. Quant à celle de Madame, la princesse en est moins contente ; elle voit quelque dureté dans la figure. Pour moi, je n’y vois que la bonté, la vertu, la mélancolie et l’Augusticité parfaitement bien mêlées et tempérées. Je ne dis pas que les portraits soient d’Edelinck[26]. Mais, en général, j’aime beaucoup les portraits anglais. Ce qui leur manque quelquefois du côté de la perfection de l’art, ils le gagnent du côté de la vérité et de la naturalizza. Les yeux de la princesse sont admirables, même dans un faible camaïeu. Les yeux de la vertu-femme ont toujours été pour moi un grand spectacle. Ils s’ouvrent, ils se promènent, ils se fixent d’une façon toute particulière, et il y a, dans le fond, je ne sais quoi d’impérieusement doux, qui pénètre sans piquer et qui m’occupe beaucoup toutes les fois que je puis regarder de près. Le chevalier Tron, ambassadeur de Venise à la cour de l’impératrice Marie-Thérèse, lui dit dans son audience de congé : — Madame, j’emporte un grand chagrin dans le cœur, celui d’avoir résidé longtemps en qualité d’ambassadeur auprès de Votre Majesté impériale et de me retirer sans la connaître. — Qu’est-ce que cela signifie, monsieur l’Ambassadeur ? — Hélas ! Madame, c’est que j’ai la vue excessivement basse et que jamais je n’ai osé prendre la liberté de lorgner Votre Majesté impériale. — Oh ! mon cher Ambassadeur, qu’à cela ne tienne ; regardez-moi tant que vous voudrez ; je vous le permets. Alors Tron recula de quelques pas ; il tira une lorgnette de sa poche et se mit à contempler l’Impératrice (qui pâmait de rire) en s’écriant : Bella per Dio ! Bella ! Mettez à cela le geste et l’accent vénitien, il n’y manquera rien. Si j’avais le très grand bonheur de me voir à Hartwell, mon très cher comte, je présenterais humblement la supplique du chevalier Tron, en ma qualité d’aveugle, à l’auguste petite-fille de Marie-Thérèse, à la charge de mettre un genou en terre ; mais je ne dirais pas : Bella per Dio ! car je trouve cela fade : je remettrais ma lorgnette dans ma poche sans dire un mot.

« Vous serez peut-être étonné, cher comte, de lire au commencement de ma lettre, que je n’ose point encore faire encadrer. La chose est cependant ainsi. Tous les paquets sont faits à commencer par la Cour. Il n’y a plus un tableau de l’Hermitage à sa place. Toutes les demoiselles des deux instituts ont ordre de se tenir prêtes. Nous avons tous le pied sur le montoir, en attendant ou, pour mieux dire, en craignant le moment où il plaira à M. Buonaparte, après avoir pris et brûlé Moscou, de marcher sur la nouvelle capitale. On voulait la guerre, elle paraissait indispensable ; on l’a eue. Les fruits, jusqu’au moment où je vous écris, sont : douze provinces dévastées, détruites pour vingt ans peut-être ; un revenu de quarante-cinq millions de roubles éteint ; des torrens de sang versé pour reculer ; le meurtre, les incendies, les sacrilèges, l’outrage, les profanations marchant de front de Wilna à Smolensk, et l’existence politique de ce grand empire, jouée à pair ou non, dans une bataille que l’on donne peut-être pendant que je vous écris. Voilà ce que nous avons vu. Des personnes tout à fait dignes d’être écoutées nous disent cependant qu’à la fin, le Monstre est pris dans le filet qu’il a tendu, qu’il ne peut se tirer de là ; que ses moyens sont à bout, etc. Le maréchal prince Koutousoff a écrit à sa fille qui est mariée à Moscou : — Je vous défends de sortir de la ville sous peine de ma malédiction, et j’engage ma tête que l’ennemi n’y entrera pas. — Ainsi soit-il.

« Vous entendrez parler beaucoup de la bataille de Borodino. C’est une tuerie dont il y a peu d’exemples. Est-ce une victoire ? C’est ce que les suites nous apprendront. On comptait d’abord 90 000 morts de part et d’autre à Borodino. Je crois cependant qu’il y a de l’exagération. Beaucoup moins peut-être qu’on ne pourrait le croire. Koutousoff est demeuré maître du champ de bataille. Il a enterré les morts. Il a dit : La perte de l’ennemi est immense, la nôtre est sensible (ce que l’autre aura répété dans les mêmes termes). Seize mille miliciens ont été chargés d’enterrer les morts. Voilà la vérité enterrée avec eux. Elle pourrira là tout à son aise, sans que personne vienne l’exhumer.

« En suite de cette victoire pour laquelle nous avons chanté un Te Deum, Koutousoff a fait en arrière un saut de 60 verstes, et il est venu attendre la nouvelle bataille à 40 verstes de Moscou. C’est là, dit-on, que l’homme infernal doit périr. On le tient. C’est l’expression de nombre d’hommes que j’estime. Encore une fois : Amen ! amen ! amen ! Le soldat russe me paraît avoir une supériorité décidée, comme simple instrument ; mais la disparité du talent est immense. Je ne puis être tranquille. J’ai donc fait un paquet de deux services d’argent, de deux pantalons d’hiver, du Nouveau Testament de Robert Estienne et du Virgile de Baskerville. J’ai attaché le tout avec une vieille jarretière et j’attends les ordres de la Providence, tels qu’ils me seront signifiés par M. le maréchal prince Michael Loriouwitch Goulewescheff-Koutousoff, prince de l’Empire, Voilà où nous en sommes, mon très cher comte.

« A la bataille de Borodino, mon fils a vu la mort d’aussi près qu’il était possible, sans être touché ! Il était là comme amateur, car son régiment était dans la réserve et le général Depréradowitch dont il est aide de camp était malade. Mais il ne put tenir en place. Il alla avec le prince Dimitri Wladimirovitch Gollitria qui commandait les cuirassiers. Pendant douze heures, canons et balles ont eu la bonté de l’épargner. Au bout de ce temps, un obus est venu casser la tête de son cheval, tuer une ordonnance à côté de lui et le frapper lui-même d’un éclat, mais platement, par bonheur, au genou droit. Tout de suite la jambe a été paralysée. Mais les gens de l’art disent qu’il n’y a nul danger et qu’il en sera quitte pour être hors de combat pendant quelque temps. Là-dessus, il s’arracha les cheveux parce qu’il ne pourra pas être de la prochaine bataille. Je vous avoue que j’e me résigne plus aisément que lui. Dieu me préserve de lui dire : N’allez pas ! mais, si une blessure le retient, ma foi ! j’en prends grossièrement mon parti.

« Si la bataille de Borodino, 27 août (7 septembre), n’a pas été une victoire dans toute la force du terme, ce que la suite seule décidera, elle a été au moins un fait d’armes splendide, où les Russes se sont couverts de gloire. On s’est battu depuis quatre heures du matin jusqu’à la nuit close, avec un acharnement inconcevable. La même batterie a été prise et reprise jusqu’à quatre fois. Presque tous les généraux russes sont blessés, à commencer par le prince Bagration, qui l’est grièvement à la jambe[27]. Dès lors, le diable corse n’a pas remué ; mais, l’autre, de même, s’est déclaré incapable de prendre l’offensive puisqu’il a si fort reculé. Si c’est, comme on dit, pour se rapprocher de ses renforts et jouer à coup sûr, ce sera fort bien ; mais qui pourrait être tranquille ? Pour moi, je vous l’avoue, je vis dans de telles angoisses politiques et paternelles que, souvent, il me semble que ma respiration va s’arrêter. Quand vous recevrez cette lettre, que de choses se seront passées en bien ou en mal. Au milieu de tant d’agitations politiques, le chancelier (comte de Nesselrode) demeure imperturbable dans ses systèmes. Il blâme la guerre qui n’a servi, dit-il, qu’à échanger du sang innocent contre des oranges, et il a prêché la paix. Il a sur ce point un allié de très bonne maison. Quant à l’Empereur, il dit et ordonne même de dire qu’il l’a dit, que toute paix est impossible. La nation ou, du moins, la masse de la nation pense de même, et le paysan court aux armes avec un zèle lacédémonien. Mais il y a un parti bien dangereux qui veut tout le contraire et qui serait d’ailleurs très disposé à profiter des circonstances pour troubler l’eau. Dieu nous assiste, mon cher comte !

« Votre lettre théologique du 26 mars dernier m’arriva le 31 mai à Polock sur la Duna, où j’étais allé attendre ma femme et mes deux filles. Au moment où je croyais les embrasser, elles m’ont échappé et probablement pour toujours, car il y a des momens dans la vie, qui ne se répètent pas deux fois. Contre tout ce qu’on m’avait assuré, elles n’ont pu sortir du Piémont. Ce désappointement a été une des circonstances les plus terribles de ma vie dont tout le reste en demeurera empoisonné[28].

« Autant que je pouvais être amusé en ce moment, je l’ai été par l’idée d’un militaire[29] amené par mes argumens à m’écrire sur la théologie. Je m’attendais bien au reste que vous étendriez quelques toiles d’araignées devant les boulets rouges que j’avais lancés contre la très imprudente et très condamnable déclaration. Rarement, on a dit dans le monde : J’ai tort. D’ailleurs, mon cher comte, quoique je soutienne vivement les opinions que je crois vraies, je suis cependant de fort bonne composition avec celles des autres ; et je conçois par exemple que lorsqu’on appartient à un parti, il faut en épouser toutes les idées ; autrement, si l’on s’avise de choisir, on s’expose à s’en voir chasser sans être admis dans un autre. Soutenez donc les quatre articles puisqu’ils sont articles de foi à Hartwell.

« Le trait le plus distinctif peut-être du caractère français, c’est que lorsqu’une fois, il a joint une idée fausse à une idée vraie, toute la puissance de la vérité ne peut les séparer. Le Français qui a joint l’idée de la prérogative royale à celle des Quatre articles croira toute sa vie à ce bel amalgame, sans jamais se douter que ces articles sont directement contraires à cette autorité, comme à toute autre. Vous, mon cher comte, vous avez joint dans votre tête l’idée de Bossuet et celle de la déclaration : voilà qui est fini. Toute votre vie vous croirez qu’elle est l’ouvrage de ce grand homme et qu’il en fut l’âme, comme on dit chez vous, quoiqu’il n’en ait été que le modérateur et le correcteur. Il se battit avec l’esprit de cette assemblée. Il empêcha une déclaration entièrement schismatique ; on lui força la main sur un point principal ; mais, enfin, il empêcha le mal autant qu’il put et, sous ce point de vue, l’Eglise lui a des obligations. Son discours sur l’Unité que vous ne me paraissez pas avoir lu, du moins attentivement, fut un discours d’ouverture (et non d’approbation) dans lequel, en insistant fortement et très fortement sur l’Unité, il tâcha de prévenir les maux qu’il prévoyait. Ce discours contient une phrase prophétique, bien remarquable : Puissent les déterminations que vous prendrez, Messeigneurs, être dignes de trouver place dans ces augustes registres, etc. Ne dirait-on pas que Bossuet prévoyait cette honteuse exclusion dont vous vous tirez joliment, cher comte ? Basta ! cette balayure s’est trouvée un instant sur le parquet de l’Eglise gallicane ; mais puisqu’elle l’a fait jeter par la fenêtre, n’en parlons plus.

« Vous ne voulez pas que l’Eglise catholique soit une monarchie ! Voici donc les auteurs qui ont nié cette proposition depuis trois ou quatre siècles : Wicleff, Jean Huss, Jérôme de Prague, Luther, Calvin, Richer, les Jansénistes et le comte de Blacas. Bossuet, dans ce sermon sur l’Unité, appelle le Roi et le Pape les puissances suprêmes. En effet, le Pape est aussi Roi dans l’Église que le Roi est Pape dans l’Etat. Votre bon sens même, cher comte, plus fort que vos préjugés, vous amène à le reconnaître pour chef. Mais qu’est-ce qu’un chef qui n’a point de chef ? c’est le Souverain : il n’y a qu’à dire chefveraineté au lieu de souveraineté. La Puissance donnée à un seul et sur tous emporte la plénitude. (Bossuet.) C’est tout ce que nous voulons.

……………………………………………

« Mais n’en parlons plus, mon très cher comte ; la grande affaire dans ce monde est de bien vivre avec ses amis lors même qu’il arrive aux opinions de diverger fortement. La lettre que vous m’avez écrite peut vous fournir à vous-même le sujet de réflexions très philosophiques. Elle vous fera comprendre comment les plus honnêtes gens ont fait les plus grands maux, avec les meilleures intentions. Une douzaine d’hommes, qui veulent être l’Église catholique dans un salon d’Angleterre, ne passent pas les bornes d’une honnête plaisanterie ; mais donnez-leur la liberté d’agir ; laissez-les ameuter leurs amis et leurs cousins, donnez-leur des gens qui aient intérêt à les soutenir ; inventez surtout un nom en iste qui désigne leur parti et un autre nom qui rime au premier et qui, dans leur dictionnaire, emporte un anathème, bientôt vous verrez l’erreur augmenter en roulant comme une lavange. Ceux qui l’ont excitée en parlant trop haut, seront comme de raison les premiers engloutis. Les routes seront obstruées au point que de tout l’hiver, on ne pourra aller à Rome. Enfin on viendra, dans l’été, écrire sur le tombeau des Excitateurs : Ci-gît qui réfléchit trop tard.

« J’aurais bien d’autres choses encore à vous dire ; mais il faut finir. Je fais même un effort pour vous griffonner ces pages tant j’ai la tête occupée et pour ainsi dire obstruée par les événemens. Que ce moment est redoutable ! On joue une partie où il s’agit de tout. Le public, ici, est agité en sens contraire par des bruits contradictoires et également faux. Avant-hier, les Français étaient à Moscou ; hier soir, ils étaient battus et leur chef infernal blessé mortellement. Les coquins jouent un grand rôle dans tous ces bruits. Le fait est que les deux partis sont aux portes de la capitale, que l’armée russe est devenue supérieure à celle des Français, que l’esprit est excellent et que dans ce moment même, suivant toutes les apparences, 10/22 septembre à dix heures du matin, on décide le plus grand procès qui ait été jugé entre les hommes depuis vingt siècles peut-être, car qui peut calculer les suites en bien ou en mal ? Encore une fois, on ne peut respirer.

« A mon grand regret, il faut que je cachette avant de pouvoir vous dire ce qui en est ; mais la renommée précédera ma lettre. Adieu, mille fois, mon très cher et aimable comte, soyez bien persuadé que quand vous seriez mille fois plus déclarationiste, je ne vous en aimerais pas moins. Je ne cesserai de regretter le temps où nous pouvions nous casser la tête dans la même voiture. Il peut se faire, hélas ! que je ne doive plus vous revoir ; mais, tant que je vivrai, comptez, je vous en prie, sur mon tendre et inextinguible souvenir. Je tiens toujours pour les Puttini sans vous gêner cependant sur le nombre. Pas moins de deux cependant, mais dépêchez.

« Si mon fils était ici, il me chargerait de mille choses pour vous, car il ne vous oublie point. Quant à mon frère, il est entièrement perdu. Il est attaché à l’armée de Tormanssoff, qui, depuis un siècle, ne donne plus de ses nouvelles. Il s’est trouvé à Kobsin le 6/18 août, lorsqu’on goba l’avant-garde saxonne. Il a été encore à la bataille livrée le 31 juillet (12 août) aux Autrichiens. Dès lors, silence absolu. Koutousoff, qui est réellement empereur de l’armée de Russie, donne ses ordres de tous côtés et rend compte de temps en temps. S’il peut battre notre ami Napoléon près de Moscou, il lui médite une retraite dont il sera, j’espère, question dans l’histoire. Ecoutez, je vous prie, le détail des armées qui s’avancent :


Tormanssoff, à Pinck, il y a un mois, avec 25 000 h.
Sacken à la même époque, à Gitomir, avec 25 000
Tittchagoff venant de Doubin, avance avec 40 000
Ignatieff est à Bobronisk, gouvernement de Minsk, avec 15 000
Hertel à Moshyr, même gouvernement, avec 20 000
Wittgenstein sur la Duna entre Polock et Wittebsk, avec 20 000
Essen à Riga, avec 20 000
Le débarquement de Finlande vient de le joindre 20 000
Total, si je ne me trompe 185 000


« Admettons dans tout cela les exagérations ordinaires, qui en ôteront quelques milliers d’hommes, il en restera assez pour vous faire sentir ce qui peut arriver si Napoléon est battu pendant qu’une masse de plus de 150 000 hommes marche sur ses derrières. Si vous ne faites prier pour lui, mon cher comte, il est bien mal ; mais j’ai été si souvent désappointé que je me reproche une plaisanterie. Adieu donc, mon très cher comte, tout à vous pour la vie.

« Je ne puis répondre à la fin de votre lettre qu’heureusement vous avez oubliée. J’ai connu jadis, en Savoie, M. de Bovet, évêque, si je ne me trompe, de Sisteron. Je n’ai plus de correspondance avec lui, car mes forces ne suffisent pas à la moitié des lettres que je voudrais et souvent que je devrais écrire. Mais c’était un homme plein de vertus et de connaissances, dont le souvenir ne m’échappe point. S’il existe encore heureusement et s’il est à votre portée, vous m’obligeriez beaucoup en me rappelant au sien.

« Il me semble qu’en Angleterre, on agit aujourd’hui avec vous da cavalieri. Je ne sais pas finir avec vous ; en tous cas, ne lisez pas tout. »


Blacas ne s’offensa pas de la vivacité des démonstrations théologiques de Joseph de Maistre. Les témoignages affectueux dont elles étaient émaillées, lui permettaient de ne pas douter de la sincère amitié du « fier ennemi de nos libertés gallicanes, » et il lui pardonnait ses « duretés. » « Ne vous flattez point encore, cependant, déclarait-il, d’avoir guéri un de ces inconcevables Français, qui, au reste, n’impute pas à la soumission implicite, professée au-delà des monts, un principe aussi absurdement impie que celui de l’impeccabilité du Pape. Quant à son infaillibilité, elle est encore catholiquement contestée et les souverains pontifes n’ont jamais frappé d’anathème ceux qui la lui refusent avec l’Aigle de Maux. »

Pendant que les deux adversaires se livraient à ce débat, les événemens se chargeaient d’éteindre leur querelle. Les péripéties de la campagne de 1812 en affaiblissaient tragiquement l’intérêt. Joseph de Maistre les suivait d’un œil anxieux et, en attendant que Blacas répondît à ses argumens défensifs des droits de la Papauté, il continuait à lui envoyer les nouvelles qui, du théâtre de la guerre, arrivaient à Saint-Pétersbourg, en les commentant, parfois, avec une brutalité où se révélait la haine que lui inspirait « le monstre. » Cependant, quelque écrasans que fussent les coups qui frappaient celui-ci, et bien qu’il fût poursuivi l’épée dans les reins, il n’apparaissait pas, à Joseph de Maistre, comme définitivement vaincu. Le 4 mai 1813, il en faisait l’aveu.

« Je ne vous parle plus nouvelles, car dorénavant vous êtes bien mieux placé que moi pour les recevoir. Nous voilà au-delà du Weser ; mais tout dépend des Français en dernière analyse. Quelle force renversera Napoléon sans que des millions de fous consentissent à le défendre ? On le chassera de l’Allemagne, et de l’Italie encore, si vous voulez : eh bien ! il lui restera la puissance de Louis XIV augmentée d’un cinquième (plus ou moins) ; il se tiendra derrière ses citadelles et laissera croître ses jeunes gens pour recommencer ensuite, dès que la chose sera possible. Il faut détruire Carthage, disait Caton à la fin de tous ses discours. Il n’y a qu’un mot à changer à la fin de tous les nôtres. Si l’on manœuvre bien, la chose est possible. Il faut faire provision d’argent, de patience et de concorde assez pour pouvoir demeurer en armes sur sa frontière et le forcer, lui, de demeurer toujours dans la même attitude, mais sans argent. Tout cela étant accompagné de conversations convenables, il y a beaucoup à espérer. Sur cela, mon cher comte, je vous embrasse tendrement et mon cœur vous ordonne de vous bien porter. J’ai regret à cette formule latine que je trouve tout à fait française lorsque je vous écris. »


Aux appréhensions de Joseph de Maistre se mêlaient, on le voit, de vives espérances. Elles n’étaient pas téméraires et le moment approchait où elles allaient se réaliser.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. Le comte Nicolas Romanzoff.
  3. D’Avaray était parti pour Madère le 23 avril 1810. Il y mourut au mois de juin 1811.
  4. De Maistre ici emploie la même expression que Blacas dans la lettre précédente.
  5. Celui de Napoléon avec Marie-Louise.
  6. Ce mémoire avait pour objet de démontrer que l’Angleterre devait rendre au Roi les colonies conquises par elle sur la France et lui assurer ainsi, avec des moyens d’existence, une résidence où il serait chez lui.
  7. Le ministre de Portugal qui la lui avait apportée.
  8. Le comte Romanzoff.
  9. Le feld-maréchal comte Kamensky, mort assassiné en 1809. Il avait commandé les armées russes pendant la campagne de 1806.
  10. Après la chute de Gustave IV, il était revenu à Saint-Pétersbourg comme ambassadeur.
  11. Dans l’entourage de Gustave IV, on accusait Stedting de n’avoir pas su défendre son maître contre l’insurrection qui le renversa.
  12. Sur le désir exprimé par la Reine, femme de Louis XVIII, sa dépouille mortelle avait été envoyée en Sardaigne pour y être inhumée.
  13. Le roi de Suède, Gustave IV, qui était alors en Angleterre.
  14. La Russie était en guerre contre la Turquie depuis 1809. La paix fut signée à Bukarest en 1811.
  15. Le grand-duc Constantin.
  16. L’amiral anglais Blake qui vivait au XVIIe siècle avait d’abord pris parti pour Cromwell. Après le procès de Charles Ier, qu’il avait désapprouvé, Cromwell qui redoutait son influence, l’éloigna de l’Angleterre en lui confiant le commandement de diverses expéditions maritimes, qui se terminèrent par des victoires et accrurent la popularité de Blake. La capture des flottes espagnoles, en 1757, y mit le comble et ne précéda sa mort que de peu de temps.
  17. Blacas ne pardonnait pas au comte de Stedting d’avoir été présent au renversement du roi de Suède, Gustave IV, et de ne l’avoir pas défendu contre les révoltés : « Je l’accuse, disait-il dans cette lettre du 30 octobre, à laquelle De Maistre répond, de s’être trouvé à la porte du cabinet de son maître quand on a osé porter sur lui une main sacrilège et de n’avoir eu ni le courage de le défendre ni le courage de l’attaquer ouvertement. »
  18. En annonçant à Joseph de Maistre la mort de d’Avaray et en défendant ce dernier contre des critiques qu’il trouvait injustes, Blacas avait écrit : « Je sais que l’on en dit autant de moi quoique l’on ne m’honore pas encore d’un titre (celui de favori) que j’espère ne jamais mériter, parce que je le regarde humiliant pour celui qui le porte et insultant pour celui qui le fait porter. »
  19. Nous avons retrouvé ce Précis dans les Archives Blacas. C’est un résumé que de Maistre développa en 1820, dans son ouvrage : De l’Église gallicane.
  20. Nous n’avons pu découvrir qui de Maistre veut désigner.
  21. Xavier de Maistre qui avait pris du service en Russie, à l’exemple de son neveu le comte Rodolphe, fils de Joseph.
  22. A la suite du Concile National tenu à Paris en 1811, par ordre de Napoléon, plusieurs évêques se rendirent en députation à Savone où Pie VII était prisonnier, afin de lui soumettre les décisions de ce Concile et de les lui faire approuver. On sait qu’il s’y refusa, malgré les pressions qu’on s’efforçait d’exercer sur lui. Des estampes ayant fixé les scènes de Savone, la circulation en fut interdite en Russie, par ordre du tsar Alexandre qui affectait encore de ne vouloir pas déplaire à Napoléon, quoique, dès ce moment, il fût résolu à lui déclarer la guerre.
  23. Lettre du 28 janvier (9 février) 1812, au roi Victor-Emmanuel. (Correspondance, t. IV, p. 79.)
  24. Voyez Les dernières années de l’Émigration dans la Revue du 1er août 1906.
  25. Les portraits gravés de Louis XVIII et de la Duchesse d’Angoulême.
  26. Célèbre graveur belge qui vivait au XVIIe siècle.
  27. On sait qu’il mourut des suites de cette blessure, laissant une jeune veuve qui vint se fixer à Paris peu après et fit beaucoup parler d’elle sous la Restauration. Elle fut des amies de Metternich qu’elle avait connu au Congrès de Vienne.
  28. Il n’exagérait rien en parlant ainsi. Il écrivait à son fils : « J’ai vu l’instant de la réunion ; mais ce n’était qu’un éclair qui a rendu la nuit plus épaisse. Je me console en pensant à l’étoile de ma famille, qui la mène, sans lui permettre jamais de s’en mêler. Je n’ai jamais eu ce que je voulais ; voilà qui devrait désespérer, si je n’étais forcé d’ajouter avec reconnaissance : mais, toujours, j’ai eu ce qu’il me fallait. Cependant, Væ soli ! adieu, mon cher enfant ; continuez à marcher dans les voies de la justice et du courage. Pour vous seul, je me passe de vous, je ne dis pas sans peine, mais sans plainte. Je ne cesse de m’occuper de vous : si vous quittez ce monde, je pars aussi ; je ne veux plus baguenauder. » (Correspondance, t. IV, p. 137.) Ce n’est qu’en 1814 que la comtesse de Maistre put rejoindre son mari en Russie et lui amener leurs filles.
  29. Nous rappelons que le comte de Blacas était officier avant la Révolution et avait servi en cette qualité dans l’armée de Condé et dans la légion de Rohan.