Lettres inédites de Joseph de Maistre/01

Lettres inédites de Joseph de Maistre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 604-637).
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LETTRES INÉDITES
DE
JOSEPH DE MAISTRE[1]

I
JOSEPH DE MAISTRE ET LOUIS XVIII


I

Chassé de Savoie en 1792, par l’invasion française, le comte Joseph de Maistre, encore inconnu hors de Chambéry sa ville natale, s’était, après de cruelles aventures, réfugié en Suisse. Installé à Lausanne, où son séjour devait se prolonger jusqu’en 1797 et où sa famille avait pu le rejoindre, il y vivait obscur et malheureux : ses propriétés de Savoie avaient été confisquées comme biens d’émigré, et les fonctions de confiance qu’il exerçait au nom du roi de Sardaigne ne lui assuraient qu’un très modique traitement. Néanmoins, plus haut que son infortune, l’esprit toujours en éveil, il consacrait philosophiquement ses loisirs à observer les événemens retentissans qui mettaient à cette heure l’Europe en feu et à écrire les réflexions qu’ils lui suggéraient. On sait que ses Considérations sur la France sont le fruit de ses méditations à cette première étape de son exil.

Imprimé à Neuchâtel, l’ouvrage paraissait à la fin de 1796, sans nom d’auteur, Joseph de Maistre étant convaincu qu’il n’aurait pu signer ce plaidoyer en faveur de l’ancien régime sans compromettre aux yeux du gouvernement français le souverain qui l’honorait de sa confiance et sans encourir sa disgrâce. Mais son éditeur avait été moins discret que lui. Déjà son nom, qu’il s’était appliqué à cacher, circulait sous le manteau parmi les nombreux admirateurs de cette œuvre aussi puissante qu’actuelle.

Le succès en avait été, dès le premier moment, considérable et retentissant. Au commencement de 1797, la première édition était presque épuisée. Dès le mois de juillet, tandis qu’à Paris et à l’insu de Joseph de Maistre, elle se réimprimait, lui-même en préparait une seconde en vue de laquelle, sur le conseil du fameux Fauche-Borel, il avait traité avec un libraire de Baie. De Turin où la conclusion de la paix entre la France et le Piémont, — paix humiliante et onéreuse pour celui-ci, — venait de lui permettre de rentrer, il surveillait l’impression de cette édition nouvelle.

C’est à ce moment, — août 1797, — qu’il reçut par l’entremise de Fauche-Borel une lettre datée de Blanckenberg en Allemagne, qui lui causa la plus vive satisfaction. Elle était signée du comte d’Avaray, le confident et le conseiller de Louis XVIII. Le prince avait lu les Considérations sur la France ; on lui en avait nommé l’auteur, et, bien qu’il ne le connût pas, il avait eu à cœur de lui faire savoir combien le charmait et l’enthousiasmait la lecture de ces pages ardentes, où l’on sentait vibrer une âme de royaliste.

Pour des causes qui nous échappent, la lettre de d’Avaray, en date du 30 juillet, ne figure pas parmi les minutes de sa correspondance. Mais il est aisé de la reconstituer : « Je suis enchanté, mandait-il, le même jour, à Fauche-Borel, que M. le comte de Maistre fasse une deuxième édition de son excellent ouvrage. Je prends occasion de là pour lui écrire une lettre que je vous prie de lui faire passer. Ce sont quelques observations sur des faits qu’il ne pouvait connaître. Peut-être l’engageront-elles à faire un changement dans le corps de l’ouvrage ou du moins à y ajouter un post-scriptum. Je vous prie donc, si cela est en votre pouvoir, ou de suspendre l’impression ou d’en retarder la distribution jusqu’à ce que vous ayez reçu de lui un nouvel avis. Je vous prie surtout de faire en sorte que l’ouvrage soit répandu en France avec profusion. Je voudrais qu’il pût pénétrer jusqu’à l’Océan et aux frontières méridionales. C’est le meilleur qui ait été fait depuis la Révolution et je crois pouvoir dire le meilleur de ceux qui se feront par la suite. »

Avant de reproduire la réponse de Joseph de Maistre à la lettre de d’Avaray, il convient de rappeler les faits auxquels celui-ci, parlant au nom de Louis XVIII, faisait allusion. En 1793, avait paru à Neuchâtel sous ce titre : Développement des principes fondamentaux de la Monarchie française un petit livre, sans signature, consacré à un examen apologétique de l’antique Constitution du royaume. Il était l’œuvre de magistrats émigrés, membres des anciens parlemens. Il avait été rédigé par l’un d’eux, le président Jannon, avec le visible souci de n’exprimer aucune opinion qui ne fût conforme à celle des princes. Il n’en provoqua pas moins, dans leur entourage, des discussions passionnées. On reprochait à ses auteurs, d’avoir, en interprétant les dispositions de la Constitution monarchique, base de l’ancien régime, fait la part trop large aux Parlemens, réduit le rôle des Etats généraux à des doléances et, en un mot, « d’avoir élevé la magistrature au-dessus de la nation. » Les princes s’étaient associés à ces critiques. Lorsque l’ouvrage avait paru, mécontens de sa publication, bien qu’il n’eût été tiré qu’à cent ou cent cinquante exemplaires, ils l’avaient désapprouvé. Joseph de Maistre ignorait ces circonstances et croyant lire dans cet opuscule la véritable pensée du Roi, il s’en était inspiré pour rédiger le chapitre VIII de son livre, où il en avait reproduit de nombreux extraits. Sa réponse à d’Avaray nous prouve que c’est sur ce point que portaient les observations du porte-paroles de Louis XVIII.


« Turin, 30 août -1797 . — Je n’ai pu lire sans une certaine palpitation, monsieur le comte, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, le 30 juillet. Malgré la pureté de mes intentions, la sévérité de mes études, et mon attention soutenue à me demander compte de mes moindres idées, c’était une rude besogne que celle de parler du roi de France sans sa permission, et je craignais à chaque ligne qu’un triste Mais vînt m’apprendre que j’avais déplu. Mais je vois que la conscience ne trompe pas, et je goûte l’ineffable plaisir d’avoir fait un ouvrage agréable à Sa Majesté sans avoir fait un ouvrage de commande.

« Au moment même où j’ai reçu votre lettre, monsieur le comte, j’allais moi-même prendre la liberté d’écrire à Sa Majesté, et mettre à ses pieds, comme moins indigne d’elle, la deuxième édition d’un ouvrage horriblement maltraité à l’impression. Dites-lui, monsieur le comte, que je ne suis pas son sujet, mais qu’Elle n’en a pas qui soit plus véritablement que moi dans ses intérêts. J’ai pour sa personne un attachement rationnel qui n’a jamais varié ; je l’aime comme on aime la symétrie, l’ordre, la santé ! Aucun effort ne me coûterait, s’il pouvait seulement lui gagner un ami. Je crois son bonheur nécessaire à l’Europe ; je déteste ses ennemis d’une haine philosophique, qui n’a de commun avec la passion que la chaleur et l’énergie. J’abomine la Révolution qui a détrôné sa famille ; je n’ai rien oublié pour en mettre à découvert la racine hideuse et fétide. Si je n’ai pas réussi, ce n’est pas ma faute. Quel dommage, monsieur le comte, que je ne sois plus à temps de faire à mon ouvrage les corrections qui seraient du goût de Sa Majesté ; l’impression est achevée ; du moins, l’imprimeur me mande qu’on était sur le point de tirer les deux dernières feuilles. Je vous promets cependant un post-scriptum[2] et un errata tels que vous pouvez les désirer, et qui ne compromettront ni le Roi, ni ses entours. Il ne reste qu’à presser le travail. Les fautes honteuses qui déshonorent la première édition m’avaient chagriné au-delà de toute expression. J’espère que la seconde me consolera. Je voudrais bien savoir si le Roi ne m’a pas fait l’honneur de rire du mot Tyrannie si spirituellement placé à la page 147, à la place de celui de dynastie. Il y en a cent de cette force. Les corrections et les additions envoyées pour la deuxième édition en feront un ouvrage nouveau, sans qu’il y paraisse trop. Il serait long et inutile, monsieur le comte, de vous signaler les fautes principales ; mais vous verrez aisément qu’il manque une phrase entière à la page 64, ligne 4 et qu’il y a de même une lacune considérable à la page 84, ligne 18. La suppression du monosyllabe cru (page 87, ligne 12) entre les deux particules et et par, fait une phrase niaise d’une pensée qui avait quelque saillie[3]. Mais c’est trop parler de ces misères ; venons à des objets plus importans.

« Les parlemens sont une des parties de votre constitution que j’avais le plus attentivement méditée. Je n’entame point ce sujet qui me mènerait trop loin : ce pourrait être, tout au plus, le sujet d’une lettre particulière, si le Roi le voulait.

« Il ne faut pas avoir beaucoup de tact pour s’apercevoir que l’ouvrage dont je me suis servi pour bâtir mon chapitre VIII, n’avait pas complètement réussi auprès du Roi, et pour parler franchement, monsieur le comte, lorsque je me suis demandé pourquoi ce prince si réfléchi et si modéré n’avait pas tâché de légitimer ce travail au lieu de le repousser, je n’ai pas trop su me répondre. Je craignais même qu’une foule de Français ne prissent le change sur cette désapprobation, et c’était un chagrin pour moi, par une suite de l’intérêt ardent que je prends à vos affaires. Si j’avais pu seulement soupçonner dans les auteurs du livre en question la prétention de borner les droits des États généraux à de simples doléances et de les placer au-dessous des Parlemens, j’aurais rejeté leur livre avec le dernier dédain ; mais le système contraire est clairement énoncé aux pages 292, 293, 302, 303, 304, 332 citées aux pages 127-28 des Considérations. Me trouvant séparé de mes livres, il me fallait un recueil quelconque pour former le tableau rétréci qui entrait dans mon plan. Je m’en suis servi comme d’une table de matières, qui me fut indiquée par le mal qu’en disait ce petit drôle de Constant, dans son vilain pamphlet : De la force du gouvernement actuel[4] Je persiste à croire que les magistrats (que je ne connais aucunement, mais qui ont, je l’imagine, une tête sur les épaules) n’ont jamais pensé à élever des juges quelconques au-dessus de la nation. En tout cas, monsieur le comte, si ces messieurs sont fous, qu’on les baigne. Je ne prends dans leur ouvrage que les monumens. Vous verrez une note sur ce point dans la deuxième édition. J’espère, d’ailleurs, que mon post-scriptum donnera pleine satisfaction au Roi.

« Ce chapitre VIII, au reste, pourrait bien n’être qu’un chapitre de circonstance, et je vous avoue que je l’ai écrit dans cet esprit. Que le Roi, dans sa sagesse, reconnaisse le droit des États généraux de consentir la loi et l’impôt ; que ce droit résulte de la Constitution écrite des Français, c’est fort bien ; il faut bien se garder de disputer sur cet article ; mais, que les Français soient faits même pour ce degré de liberté, en vérité je n’en sais rien. La postérité le saura.

« Le chapitre en question, qui vous a alarmé sous un certain point de vue, a déplu à d’autres personnes sous un point de vue bien différent. Le très estimable auteur de l’Avis des éditeurs[5] s’est fâché contre ce chapitre parce qu’il tend à prouver que les Français avaient une Constitution, ce qu’il ne croit point du tout. Je me serais même passé bien volontiers de certaines lignes de cet avis où il avoue (assurément sans commission) que je ne sais rien sur la Constitution française, ce qui tend, ce me semble, à affaiblir l’effet du livre. Je puis manquer sans doute de pénétration et de logique ; mais, pour l’étude et la réflexion, je suis sûr de, moi. Au reste, il y a des inconvéniens qui tiennent à la position. On imprimait à cent lieues de moi ; je ne pouvais m’entendre avec l’éditeur que j’estime trop d’ailleurs pour lui faire la moindre querelle. Vous verrez, cependant, dans la deuxième édition, quelques traces de notre altercation sur votre ancienne Constitution.

« Le Roi, me dites-vous, monsieur le comte, me fait l’honneur de désirer que mon ouvrage soit répandu avec profusion en France. Hélas ! je n’y puis rien. Je n’ai plus les moyens de diriger l’imprimeur, de fixer le nombre des exemplaires et de régler la distribution. D’ailleurs, je suis trop loin de l’imprimeur. Mais puisque je suis conduit à vous parler de moi, permettez- moi quelques détails.

« Je suis demeuré, depuis l’origine de nos troubles, constamment attaché au Roi[6] : je l’ai servi aussi bien que j’ai pu, et je quittai la Savoie où je suis né pour me réunir à lui, avant la réunion de ce malheureux pays à la France. Pour ce crime, j’ai été mis sur la liste des émigrés, et mes biens ont été confisqués. C’est le comble de l’extravagance autant que de l’injustice ; mais, le mal n’est pas moins fait. J’avais la perspective la plus brillante, si la Savoie avait été restituée. Le traité, ou pour mieux dire, la Capitulation de Paris, a renversé mes espérances. Rappelé de Suisse où j’avais servi le Roi pendant quatre ans, j’ai trouvé ici une pension de 2 000 francs qui se réduit à 1 200, vu la perte des billets, et je n’ai nul espoir d’être employé. Dispensez-moi, monsieur le comte, de m’étendre sur ce lamentable sujet. Le Roi n’est pas maître à beaucoup près de suivre son inclination : mes malheurs ne font qu’ajouter le sentiment d’une compassion respectueuse à ceux qui m’attachaient à lui. Cependant, il faut que je prenne un parti, et s’il m’est impossible de demeurer sujet du roi de Sardaigne, mon ambition est de devenir Français et de servir la cause du roi de France. Je ne puis obtenir justice au département de Chambéry ; mais, si je présentais une pétition au Conseil des Cinq-Cents, et qu’elle fût appuyée auprès des Députés qui marchent dans la bonne route, par un seul mot du Roi, je crois que je réussirais. Croyez-vous, monsieur le comte, que Sa Majesté voulût dire ce mot ? Il me semble que la nature m’a créé pour la France. Si l’on ne veut plus de moi de ce côté des Alpes, mes devoirs cessent et je demeure libre.

« D’ailleurs, une foule de mes compatriotes prennent ce parti que le roi de Sardaigne ne désapprouve point. Si j’avais cent louis de rente, je vous jure, monsieur le comte, que j’aurais déjà pris mon parti ; mais je ne puis abandonner la modique ressource qui me reste, tant que je suis privé de mes biens. Bientôt, j’aurai épuisé tous les genres de ressources dont je pouvais disposer. Je vois une perspective épouvantable. Un ambassadeur anglais avec lequel j’étais lié, me cherche dans son île quelque enfant gâté de la fortune que je puisse promener en Europe. C’est ce qu’on appelle en style badin montrer l’ours ; d’autres personnes cherchent à me placer auprès de quelque jeune Altesse allemande. Je répugne un peu au second parti, et beaucoup au premier ; cependant, il faudra bien plier sous l’invincible nécessité. Oh ! si le Roi pouvait et voulait bien employer son influence pour me replacer dans mes biens ! S’il voulait m’adopter, peut-être que je ne serais pas un Français inutile. Les bontés qu’il veut bien me témoigner par votre organe, monsieur le comte, ont amené cet épanchement peut-être indiscret. Je m’estimerais bien heureux si j’avais menti à la page 147, ligne 5e de mon ouvrage : j’écrivais, je vous le jure, sans la moindre prétention, et sans me flatter du tout que le Roi attacherait quelque importance à mon travail. C’est même par une suite d’une défiance dont je ne suis pas maître que je n’ai point pris la liberté de lui présenter l’ouvrage dans le temps.

« Vous comprendrez sans doute aisément, monsieur le comte, que, dans la position où je me trouve, il ne pourrait rien m’arriver de plus fatal que d’être connu publiquement pour Fauteur des Considérations. Je serais perdu dans ce pays et peut-être même que je perdrais le pouvoir d’être utile, en France, à la bonne cause. Je me recommande au Roi sur ce point, et je vous prie, monsieur le comte, de vouloir bien appuyer auprès de l’imprimeur le sermon que je lui adresse par ce courrier sur le chapitre de la discrétion ; car il me semble qu’il se gêne peu.

« Vous ne vous trompez point, assurément, monsieur, en jugeant que je serai infiniment sensible à l’honorable approbation dont vous avez bien voulu vous rendre l’organe. Je vous remercie des observations que vous m’avez adressées et j’en ferai mon profit autant que les circonstances le permettent. Si l’impression n’était pas achevée, j’aurais mieux fait encore. Je vous supplie, monsieur le comte, de vouloir bien mettre aux pieds du Roi, ma vive reconnaissance. Si elle a vu des lacunes, des oublis dans mon ouvrage, elle voudra bien excuser un étranger, séparé de son livre et seul avec sa conscience et sa mémoire. Je me sentais disposé, appelé, entraîné à défendre sa cause qui me semble celle de l’ordre social. Du côté du zèle et des intentions, je puis défier le meilleur royaliste français.

« Je suis enchanté, monsieur le comte, que cette affaire m’ait mis en correspondance avec vous ; vous êtes si connu, si intéressant par votre noble dévouement à la cause et à la personne du Roi, que je regarde comme une bonne fortune le plaisir de faire votre connaissance, comme on peut la faire de loin. Il ne pouvait rien m’arriver de plus heureux que d’obtenir l’approbation du Roi, et d’en être assuré par vous.

« Je suis avec une respectueuse considération, monsieur le comte, votre très humble et très obéissant serviteur. — LE COMTE DE MAISTRE.


« P.-S. — Vous pouvez m’écrire très sûrement, monsieur le comte, sous le couvert de M. le comte de Hauteville, chevalier grand-croix des Ordres Royaux de Saint-Maurice et de Saint-Lazare, Turin. Je vous prierai seulement de mettre un cachet de fantaisie, et de faire mettre votre lettre à la poste dans quelque bureau de Suisse, comme Berne ou Lausanne, ce qui vous sera très aisé. »


Cette lettre où Joseph de Maistre parle de sa misère avec une si noble simplicité et sollicite de Louis XVIII les moyens d’y remédier, était à peine partie qu’il regretta d’avoir promis à d’Avaray de mettre à son livre un post-scriptum rectificatif. Ce regret apparaît nettement dans la première partie de celle qui suit. Il se résigna cependant à tenir sa promesse et, sans attendre une réponse à la demande qu’il avait adressée au Roi le 30 août, il envoyait à d’Avaray, le 6 septembre, en même temps qu’à son imprimeur de Bâle, une copie de ce post-scriptum arraché, plus encore qu’à sa conviction, à son désir de ne pas se mettre en contradiction avec le roi de France.


« Turin, 6 septembre 1797. — Le croiriez-vous, monsieur le comte ? lorsque j’ai voulu dégager ma parole et composer ce post-scriptum, j’y ai trouvé de telles difficultés que j’ai été sur le point de m’en dispenser. En premier lieu, plus j’ai examiné la chose de près, et moins j’ai conçu l’utilité de cette addition. Vous paraissez craindre qu’on ne suppose au Roi l’intention de favoriser les prétentions parlementaires. Ne croyez pas cela, monsieur le comte : il n’y a pas de bonhomme en France qui s’imagine que vos Princes travaillent pour ressusciter cette petite opposition bourgeoise, qui les ennuyait tant. Je vis l’effet du livre des magistrats français, lorsqu’il parut en Suisse ; on crut tout bonnement que les Princes français, ne se trouvant point encore assez instruits par les circonstances et assez persuadés des concessions qu’elles exigeaient, avaient vu de mauvais œil un écrit où les Droits du peuple étaient mis dans un trop grand jour. Ce fut une des raisons qui m’engagèrent à m’emparer de cet ouvrage, et à dire qu’il méritait la confiance des Français, parce que l’air de défaveur qui l’environnait, prouvait aux Français que ce n’était point un ouvrage de commande.

« Mais, à supposer même l’utilité de la pièce, je me suis trouvé arrêté par d’autres considérations, lorsque j’ai voulu mettre la main à l’œuvre. Vous n’avez pas songé, monsieur le comte, à me citer les passages où ces messieurs ont mis les Parlemens au-dessus de la nation . Ma mémoire, quoique assez complaisante, ne mêles rappelle point ; je croyais même avoir copié des textes contraires. Je ne puis plus me procurer le livre ; je me suis trouvé très embarrassé, car rien ne dispense (lorsqu’il s’agit surtout de telles extravagances) de citer les textes ou les pages. D’ailleurs, monsieur le comte, le Roi n’a besoin que de la bienveillance universelle . Est-il bien nécessaire de rappeler d’anciennes rancunes et d’exciter des souvenirs anciens ? Si mon livre venait à exaspérer un seul cœur contre le Roi de France, j’en serais inconsolable. D’un autre côté, votre avis qui est celui du Roi m’a paru si respectable, que je n’ai pu me déterminer à revenir en arrière, surtout après avoir promis (à la vérité, sans y songer assez). J’ai donc écrit mon post-scriptum et je l’ai refait cinq fois avant d’avoir été à peu près content de moi. Comme je serais fâché que Sa Majesté ne le connût que par l’impression, j’ai l’honneur, monsieur le comte, de vous en adresser ci-joint une copie.

« Je désire de tout mon cœur avoir réussi. Mais si je n’avais pas eu ce bonheur, du moins complètement, je ne vous en prierais pas moins, monsieur, de laisser aller l’impression. Nous sommes trop loin pour nous entendre sur toutes les syllabes, et nous perdons un temps précieux. D’ailleurs, il est essentiel de conserver à mon ouvrage cette physionomie d’indépendance qui peut le recommander aux Français. J’ai pris les plus grandes précautions pour écarter toute idée de commission directe, et pour que le Roi ne puisse être soupçonné de désapprouver, dans ce livre, autre chose que les prétentions parlementaires exagérées. J’ai donné à la pièce, en général, une forme hypothétique qui devenait nécessaire, dès que je ne pouvais citer cette critique, même de supposition ; je l’ai tempérée par des éloges, car le moment est venu où il faut plus que jamais, suivant l’expression de saint Paul, dire la vérité avec amour. Tout ce qui demande un roi (pourvu que ce soit le légitime) doit être embrassé comme frère ; sur tout le reste, il faut ajourner les querelles, sans jamais perdre de vue cette grande vérité aussi certaine qu’un axiome de mathématique, que dans peu d’années, les Français auront nécessairement, invinciblement, le gouvernement qui leur convient.

« Je regrette infiniment, monsieur le comte, de n’avoir pas eu une idée : c’était de vous demander pour mon livre une préface par une bonne main française, au lieu de cet « Avis » qui est certainement d’un homme très estimable, mais qui n’est, cependant, qu’une espèce de boutade fondée sur ce que j "avais choqué ses systèmes en soutenant fa réalité et l’excellence de votre ancienne Constitution. Nous avons eu sur ce point des discussions dont vous vous apercevrez en lisant la deuxième édition.

« Je crois faire plaisir au Roi, monsieur le comte, en lui apprenant que mon ouvrage vient d’être réimprimé en France ; je ne sais dans quelle ville. Ce que je craignais est arrivé ; on a réimprimé le livre sur la première édition. Toutes les fautes sont copiées scrupuleusement, et il y en a de nouvelles. En copiant la note de la page 241 (236 bis), les nouveaux éditeurs n’ont pas manqué d’imprimer « voir ci-devant la page 216, » quoique leur édition n’en ait que 191. Il n’est pas possible d’être plus automate. Cependant, les intentions du Roi sont remplies et l’ouvrage exécuté. Donnez vos soins, je vous en supplie, pour que la deuxième édition fasse son chemin, et parvienne surtout aux journalistes du bon côté.

« Puisque vous êtes en Allemagne, monsieur le comte, vous avez pu vous apercevoir de la manie des traductions qui règne dans ce pays. J’ai vu traduire en allemand tant de guenilles que je puis supposer sans fatuité qu’on me fera le même honneur. C’est encore là, ce me semble, un point dont vous pourriez vous occuper, en faisant circuler l’annonce d’une deuxième édition qui suspendrait le travail des traducteurs, soit en proposant vous-même l’entreprise à quelque homme de lettres de notre couleur. Il faut inciter nos ennemis et faire circuler les idées religieuses et le royalisme, comme ils faisaient et font circuler leurs poisons, par tous les canaux possibles.

« A propos d’idées religieuses, je ne sais comment j’ai oublié de vous faire part d’une anecdote sur mon ouvrage. Il était intitulé : Considérations religieuses sur la France[7] ; mais l’éditeur supprima l’épithète de peur de scandaliser le XVIIIe siècle. Il ne fit pas attention qu’il y avait des passages dans le livre qui se rapportaient à ce titre. Par exemple, monsieur le comte, vous n’aurez pas compris les dernières lignes du chapitre III. Je crois, au reste, que ce titre importe peu. Le meilleur sans doute, serait : Lisez, Français !

« Pardon, monsieur le comte, pour cette longue épître. Je voulais vous rendre compte de ce que j’ai fait, et j’avais encore bien des choses à vous dire. Ce que je ne vous aurai jamais assez dit à mon gré, c’est que je suis entièrement dévoué à la cause de votre souverain, et que j’ai rompu je ne sais combien de lances pour cette cause, avant que des circonstances inouïes me fissent envisager comme possible, je ne dis pas la faculté, mais la nécessité peut-être de devenir Français. Je suis avec une respectueuse considération, monsieur le comte, votre très humble et très obéissant serviteur. — L ECOMTE DE MAISTRE.

« P.-S. — Je vous demande pardon pour les ratures. J’ai cette incommodité (c’est le mot) et il n’y a plus de remède. »


II

Lorsque les deux lettres qui précèdent arrivèrent à Blanckenberg, dans le courant du mois de septembre, on venait d’y recevoir les émouvans récits de la journée du Dix-huit fructidor. Tout y était trouble, confusion, désarroi. Louis XVIII savait ses principaux agens arrêtés ou fugitifs et ses secrets tombés aux mains du Directoire. Nulle atteinte plus funeste ne pouvait être portée à sa cause. La sollicitation du comte de Maistre survenait donc inopportunément, et d’autant plus mal à propos, que le coup d’État exécuté à Paris paralysait le Roi. En le réduisant à une impuissance dont il ne pouvait mesurer la durée, il lui ôtait les moyens de venir en aide à ses partisans, même dans la forme où le demandait Joseph de Maistre. Le comte d’Avaray fut chargé d’en faire à l’auteur des Considérations le pénible aveu. Mais, afin d’atténuer la cruauté d’un refus imposé par les circonstances et sans doute aussi pour ne pas décourager le solliciteur, alors qu’on demandait à sa plume un nouveau service, Louis XVIII lui fit annoncer un envoi d’argent, véritable secours et aumône déguisée, qu’il se serait dispensé de lui offrir, même sous un prétexte acceptable, s’il eût mieux connu cette âme fière et désintéressée. « Sans doute, monsieur le comte, lui écrivait d’Avaray, le 28 septembre, le Roi aurait fait avec le plus plus grand plaisir la démarche que vous désiriez de sa part. Mais le terrible événement du 4 septembre ne lui en laisse pas les moyens, et c’est un nouveau regret pour lui de perdre ainsi l’occasion de vous donner un témoignage particulier de sa satisfaction, je peux dire de sa reconnaissance.

« Le Roi a considéré cependant que la distribution de votre ouvrage dans l’intérieur du royaume ne peut se faire sans un surcroît de dépenses et il m’a chargé de vous faire passer cinquante louis dont vous disposerez comme vous le jugerez convenable. Cette somme vous donnera non pas la mesure de son estime, mais celle du fâcheux état de ses finances. J’ai été obligé de retarder ma réponse pour attendre une lettre de change que je ne pouvais tirer que de Hambourg.

« C’est un léger inconvénient que mes observations vous soient arrivées trop tard pour trouver place dans la deuxième édition de votre ouvrage. Ce qui me fait bien plus de peine, c’est que vous n’ayez pu y ajouter un chapitre sur l’affreux événement du 4 septembre. Il serait à souhaiter que vous eussiez lié cette catastrophe au plan de votre ouvrage, qu’elle semble déranger. C’est un sujet bien important à traiter, mais que nul écrivain ne peut traiter mieux que vous. Qui fera (sentir aux Français combien sont imprudens et vils les tyrans qui les asservissent ? Qui les soulèvera contre cet odieux despotisme qui attente à la représentation nationale jusque dans son sanctuaire, qui met le Corps législatif sous le joug et le fait consommer tous les actes les plus tyranniques, qui frappe de déportation les députés les plus probes, les plus courageux, les plus éloquens, les plus chers à la nation, sans les accuser, sans les entendre, sans examen ; qui annule, par un acte de sa toute-puissance, tant d’assemblées primaires, tant d’électeurs dont la légitimité était authentiquement reconnue ; qui détruit enfin cette marotte philosophique des sociétés : la souveraineté du peuple, à laquelle trente millions d’hommes doivent la théorie de la liberté et la réalité de l’esclavage ? Voilà, monsieur le comte, une matière bien digne de votre plume énergique et profonde. Agréez les vœux que je forme pour vous voir la traiter. »


Quoique les protestations indignées du généreux et fougueux d’Avaray doivent à leur sincérité de n’avoir pas à souffrir d’être rapprochées de la prose mâle et vibrante de Joseph de Maistre, nous aurions hésité à donner ici le texte intégral de cette lettre si elle n’eût été la cause déterminante d’un malheureux incident[8] dont on va voir son destinataire narrer, en termes navrés, les douloureuses conséquences. Au moment où il achevait de l’écrire, d’Avaray n’avait pas encore reçu la lettre de change qu’il devait y insérer. Il ne voulut pas cependant retarder sa missive. Il la ferma après y avoir annoncé en trois lignes à son correspondant, pour une occasion ultérieure et prochaine, l’envoi d’argent qu’il était empêché de faire ce jour-là et l’adressa à M. Plenti, agent de la Cour sarde à Francfort, qui s’était chargé de faire passer à Turin les lettres de Louis XVIII. Enfin, quelques jours plus tard, il confiait la lettre de change à la même voie. Il devait donc supposer que ses expéditions étaient parvenues à leur adresse lorsque, le 30 décembre, la lettre suivante de Joseph de Maistre vint lui apprendre que celui-ci ne les avait pas reçues. On remarquera, parmi les plaintes qu’elle contient, la noblesse du refus que l’auteur oppose à l’offre de Louis XVIII.

« Turin, 20 octobre 1797. — Ecoutez, monsieur le comte, une lamentable histoire. J’avais eu l’honneur de vous écrire que si vous m’adressiez quelques lettres, elles devaient être mises à la poste en Suisse. Quel mauvais génie vous a fait oublier cette recommandation ? Vous m’avez écrit par un courrier d’Allemagne, et votre lettre est allée à Milan tomber entre les mains de Buonaparte ! De son portefeuille, elle ne fera qu’un saut dans celui du Directoire, et me voilà perdu dans ce pays, suivant toutes les apparences. Songez, monsieur le comte, au danger épouvantable auquel cette lettre expose le roi de Sardaigne. S’il plaisait à ces messieurs d’imaginer qu’il connaissait mon ouvrage et ma correspondance avec vous, il y en aurait assez pour attirer la foudre sur le Piémont ; et tandis que ce malheureux prince n’ose pas seulement employer ses sujets les plus fidèles pour se tenir en règle avec ses ombrageux alliés, il se trouverait exposé aux plus terribles soupçons pour une chose dont il n’a jamais ouï parler. Enfin, monsieur, je suis inconsolable. Si l’affaire ne sortait pas des mains de Buonaparte, je serais à peu près tranquille ; je prendrais même le parti de lui faire lire mon livre[9]. Il verrait qu’il est d’un homme contraire au parti qu’il aime (ou qu’il défend), mais au moins d’un homme loyal. Il y a d’ailleurs presque toujours dans le cœur des militaires une libre honorable à laquelle on peut s’adresser ; et il y a, en particulier, dans la conduite de Buonaparte des traits véritablement grands, — Monk ne le valait pas. — Je le prierais donc sans façon de me laisser tranquille ; mais croyez-vous qu’il puisse se dispenser d’envoyer votre lettre à Paris ? Je n’en crois rien, et dans ce cas, je suis perdu. Les avocats ne pardonnent rien.

« Vous dire, monsieur le comte, comment j’ai appris ce malheur, et comment j’ai appris ce que contenait votre lettre, ce serait une chose fort inutile. D’ailleurs, je ne puis entrer dans ces détails. Vous m’y donniez le plan d’un ouvrage : il faut penser, au lieu d’écrire, à monter en chaise de poste. Le chagrin que j’éprouve ne m’empêche point de sentir vivement la marque de bonté et d’intérêt que vous m’annonciez de la part de Sa Majesté. Mais, si je reçois la lettre de change, annoncée dans cette autre malheureuse lettre, et qui n’y était point contenue, je supplie le Roi de me permettre de ne point l’accepter. Certainement, monsieur le comte, je ne me ferais aucune délicatesse d’accepter de l’argent du personnage éminent qui est, à mes yeux, aussi roi que Louis XIV. Mais, j’ai encore un souverain (jusqu’à demain peut-être), un bon souverain qui me paie, non pas autant que j’en aurais besoin et qu’il le désirerait probablement, mais assez pour que je puisse vivre. Je suis encore à son service virtuellement, comme on dit au collège, et je n’ai pas encore épuisé totalement mes ressources. Ainsi, monsieur le comte, je prendrai la liberté de ne point accepter la lettre de change. Mais, je vous l’avoue, je recevrais avec beaucoup de respect et de reconnaissance un signe de la satisfaction du Roi. J’aurais eu la hardiesse de lui demander son portrait, si je pouvais me parer de ce don dans ce moment, et si même, en ne le montrant pas, il n’était pas dangereux pour moi. Mais un petit bijou, un cachet, un camée, etc., que je pourrais porter et qui ne dirait rien à d’autres yeux que les miens, me serait infiniment agréable. Si le Roi m’accordait cette faveur, j’exclurais absolument le diamant, et même toute valeur qui s’approcherait de la lettre de change. Si le papier était durable, je demanderais une bague de papier. Vous savez mes intentions, monsieur le comte. Je pense bien que vous ne voudriez pas me chagriner ; et même, je ne vous fais cette demande que pour mettre à l’aise la bonté du Roi auquel, par parenthèse, je faisais une demande sotte dans la première lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire, car j’appris, peu de temps après, que la chose n’était pas possible, quand même il n’y aurait point eu de changement.

« Il est une autre grâce que je pourrais demander à Sa Majesté. Si, dans ses relations avec les cours du Nord, elle voyait quelque place auprès de quelque jeune prince, qui pût me convenir, je me recommanderais à ses bontés, car, depuis le fatal événement qui fait le sujet de cette lettre, il me paraît trop certain que je serai forcé de quitter le service du Roi ; et, en vérité, je ne sais ce que je deviendrai. Je voudrais bien, monsieur le comte, vous parler du 18 fructidor ; mais le 28 octobre m’occupe trop. Je pars sur-le-champ, je vais dans le duché d’Aoste, et de là, je ne sais où. Je vous supplie de ne pas m’écrire jusqu’à ce que je vous à le dit où je suis. Je crains mortellement que vous ne m’ayez adressé quelque nouvelle lettre par la même voie. Enfin, monsieur le comte, il y a une fatalité incroyable attachée à la bonne cause, et qui poursuit tous ceux qui s’en mêlent. Il suffit de vouloir l’appuyer du bout du doigt pour être pincé ; cependant, j’y mourrai. »


Il semble bien qu’en cette circonstance, Joseph de Maistre ait prévu plus de malheurs qu’il n’avait lieu d’en redouter. C’est, du moins, ce qui ressort de la lettre moins alarmante, qu’il écrivait à d’Avaray, quinze jours plus tard. Comme la précédente, elle est datée de Turin, ce qui prouve qu’il n’avait pas été contraint d’en partir, et elle y ajoute de curieux détails.


« Turin, 12 novembre 1797 — Monsieur le comte, la malheureuse aventure, dont j’ai eu l’honneur de vous faire part dans ma précédente lettre, ne m’a point causé de désagrémens extérieurs. Mais j’ai déplu, grandement déplu, et j’en ai eu une preuve amère, car j’étais sur le point d’obtenir une grâce importante qui a été supprimée. Je n’ai point jugé à propos de partir sur-le-champ, et ce sur de fort bons conseils. Dans quelques jours seulement, je m’éloignerai de la capitale, et probablement je passerai en Suisse. Un jour peut-être, je ferai ma paix.

« J’espère, monsieur le comte, que Sa Majesté est bien convaincue que, malgré mes bonnes intentions, je ne puis plus remplir les siennes au sujet du morceau historique qu’elle me faisait, l’honneur de me demander sur le 18 fructidor. Votre lettre étant connue et mon style l’étant infiniment dans ce pays, si la pièce paraissait et qu’on vînt à y reconnaître ma plume, je serais enterré tout vif. Je suis désespéré de mon impuissance à m’acquitter de cette honorable commission. Daignez, monsieur le comte, être auprès du Roi l’organe de mon sensible regret.

« Vous ne serez peut-être pas fâché d’apprendre, monsieur, que Buonaparte, en lisant votre lettre, n’a pas seulement souri, n’a pas laissé échapper un seul mot, un seul signe de désapprobation, n’a pas critiqué une seule ligne. Il a fait dire à quelqu’un : En vérité, il avait l’air de trouver les raisons de M. le comte d’Avaray fort bonnes. Certains traits de cet homme à jamais fameux m’ont donné quelquefois des espérances. Lorsque Monk, officier de Cromwell, passait au fil de l’épée une ville royaliste, il était bien plus loin que Buonaparte de la bonne’ route. J’ai réuni plusieurs de ces traits fugitifs, qui sembleraient mènera quelque chose. Mais, d’un autre côté, lorsqu’on voit ce personnage extraordinaire appeler à lui comme des législateurs : Sieyès Rœderer et Benjamin Constant, les bras tombent. Qui sait cependant ce qui couve dans le cœur à trente-six mille plis de ce sombre insulaire ? En allant à Paris, il dément les prédictions des meilleurs esprits. La nouvelle du jour à Turin est son arrivée dans cette ville. Il arrive demain, peut-être ce soir. Il vient pour venir, sans aucune raison possible que celle de voir le Roi. Je tâcherai de savoir quelques détails avant de fermer cette lettre.

« Je dois vous dire pour votre règle, monsieur le comte, que la lettre de change annoncée ne m’est point parvenue. Cependant, il est bien sûr qu’elle n’était pas dans la lettre interceptée, quoique Buonaparte ait dit en riant : Je suis fâché quelle n’y soit pas ; nous en avons déjà saisi quelques-unes à ces messieurs. Au reste, monsieur le comte, de fortes raisons m’empêchent de profiter de cette grâce du Roi. J’espère qu’il n’aura point désapprouvé le refus respectueux que j’ai eu l’honneur de vous adresser. J’espère aussi que, puisque Sa Majesté voulait bien me donner une preuve de sa satisfaction, je n’aurai point commis une impertinence en vous montrant, avec une franchise enfantine, l’espèce d’ambition que j’avais sur ce point. Si le Roi m’accordait cette faveur insigne, j’insisterais vivement, monsieur le comte, sur ce que j’ai déjà eu l’honneur de vous dire. Fixer quelque chose serait de ma part un ridicule parfait ; mais, permettez-moi cependant de vous dire que le quart de la somme que Sa Majesté voulait bien me destiner, me paraîtrait trop fort pour le signe que j’ambitionne, et que moins il vaudra chez l’artiste, plus il vaudra dans mon cœur.

« Serez-vous assez bon, monsieur le comte, pour me répondre quelques mots sur une idée que je n’ai fait que jeter dans ma précédente lettre ? Nous sommes perdus, irrémissiblement perdus pour être demeurés attachés au Roi[10]. Puisqu’on se tait sur nous dans les traités de paix et d’alliance ; puisque les archiducs mêmes n’obtiennent que la restitution de leurs biens non vendus, quel espoir nous reste-t-il, à nous imperceptibles Allobroges ? Il faut bien prendre un parti quelconque. Vous savez, monsieur le comte, que c’est un avantage dans ce moment de parler français sans être Français, à cause de l’effroi qu’inspirent les systèmes cachés. J’ai cet avantage ; je suis dans la force de l’âge (quarante-quatre ans) ; j’ai rassemblé quelques connaissances. Croyez-vous, monsieur le comte, que quelque grande éducation dans quelque cour du Nord pût me fournir une place au moins décente ? Si les bontés du Roi pouvaient m’être utiles dans ce projet, peut-être qu’il me les accorderait après avoir pris sur ma personne, comme il est bien juste, tous les renseignemens nécessaires. Je sens bien que je n’ai aucun titre auprès de Sa Majesté que d’aimer sincèrement la France et la Monarchie ; mais peut-être que c’en est un. Quoi qu’il en soit, monsieur le comte, si je suis indiscret en vous parlant ainsi de moi, pardonnez, je vous en prie, au geste machinal d’un honnête homme qui se noie.

« Permettez-moi de ne plus signer, et recevez, je vous en supplie, les nouvelles assurances du respect avec lequel je suis, monsieur le comte, votre très humble et très obéissant serviteur.

« Mon adresse est à M. Dubois-Dumilac, aux Chaînes, à Lausanne ; en m’écrivant sous son couvert, votre lettre me sera remise à la main. C’est un digne homme, fort connu du brave général de Précy dont je le suis aussi beaucoup. »


« 19 novembre. — Le départ de cette lettre ayant été forcément retardé, je puis encore vous apprendre que Buonaparte a passé aujourd’hui, allant à Rastadt en droiture. Arrivé à six heures du matin, il est reparti à dix heures sans être sorti de chez Miot[11], et, par conséquent, sans avoir vu le Roi. Monseigneur le duc d’Aoste étant parti ce matin pour son château de Rivoles, on croit qu’il y verra Buonaparte. Les spéculations de tout le monde ont été fort dérangées.

« Le Roi a donné au général républicain un cheval sarde de la plus grande beauté, avec des harnais et des pistolets magnifiques. »


Joseph de Maistre attendait encore la réponse de d’Avaray aux deux lettres qu’on vient de lire, lorsque le texte de celle du 28 septembre, cause de tant d’agitations et qu’il ne connaissait qu’imparfaitement, lui fut communiqué. Il ne nous dit pas par qui. Mais il n’est pas difficile de deviner, en le lisant, que ce fut par le ministre des Affaires étrangères du roi de Sardaigne. Miot de Melito avait dû, en effet, en entretenir ce ministre, au nom de Bonaparte, lui en laisser même une copie, en la lui présentant, avec des reproches, comme une preuve des sentimens hostiles qu’en dépit de la paix conclue entre la France et le Piémont, on nourrissait secrètement à la Cour de Turin contre le gouvernement de la République, sentimens dont il recueillait à toute heure maints témoignages et qui provoquaient ses incessantes plaintes. Ce fut, entons cas, une occasion pour Joseph de Maistre de revenir sur cette pénible affaire en écrivant à d’Avaray :


« Turin, 29 novembre 1797. — Je la connais enfin, monsieur le comte (et par quelle voie, grand Dieu !) cette belle et malheureuse lettre. Je crois que vous n’avez point de tort. Je l’ai dit, je l’ai écrit à tout le monde. Plus j’y ai réfléchi, et plus je me suis persuadé que vous n’aviez point confié votre lettre à un courrier d’Allemagne ; que vous l’aviez au contraire fait mettre à la poste dans un bureau de Suisse. Mais quelle main perfide l’a envoyée à Milan au lieu de la laisser faire sa route par Domo-Dossola sur les terres du Roi ? C’est ce que nous ignorerons toujours. Je viens de passer quatre ans en Suisse où j’étais chargé de la correspondance de la Cour ; j’ai écrit peut-être quatre cents lettres par la route que je vous avais indiquée. Aucune ne s’est fourvoyée. Je n’y comprends rien. Mais le mal est fait, et je crois, tout bien examiné, qu’il ne sera pas fort grand.

« En premier lieu, monsieur le comte, envisageant la chose par son côté le plus important, je ne crois pas que la publication d’un papier qui expose les vrais sentimens du Roi sur les affaires publiques, soit capable de nuire à ses intérêts. Je croirais bien plutôt à l’effet contraire. Quant à moi, les apparences ont d’abord été sévères et devaient l’être ; mais le cœur du Roi, mais celui de Clotilde de France[12] me rassurent beaucoup et m’empêchent de craindre ce qu’on appelle des malheurs. Jusqu’à présent j’ignore mon sort. Miot n’a fait aucune réquisition ; le ministre m’a écouté avec bonté. J’ai dit ce que je devais dire ; je n’ai point d’ordre encore ; peut être faudra-t-il voyager. Je suis prêt à tout, excepté à changer de principes. Les malheurs, les ennuis même ne sont rien lorsque la cause en est honorable. Quelles persécutions ne me sembleraient pas douces si mes faibles efforts avaient pu éclairer un esprit, échauffer un cœur, gagner un partisan à votre Roi !

« Je sens, monsieur le comte, et il m’en coûte infiniment, je sens qu’il faut prendre congé de vous. Vous me permettrez même de vous prier de brûler mes lettres. On imprime les papiers des Inquisiteurs de Venise. L’Allemagne est menacée d’un bouleversement ; la Suisse s’avance vers le précipice ; les traîtres sont partout. Il faut trembler sur toutes les correspondances. Cependant, je vous demande encore une lettre. Dites-moi, monsieur le comte, que le Roi daignera conserver une place à mon nom au livre où sont écrits les noms de ses partisans les plus purs et les plus décidés. Dites-moi surtout que vous espérez toujours. — Pour moi, Monsieur, je suis inébranlable. Je veux encore croire que le monstre révolutionnaire na travaillé que pour le Roi. J’espère que le 4 septembre achèvera de convertir les Français. Trop d’aveugles ne voulaient, ne demandaient que le repos. Ah ! puissent-ils enfin comprendre qu’il ne peut y avoir de repos pour eux que dans les bras de leur souverain ! Quelle expérience leur faut-il encore, et jusqu’à quand veulent-ils rêver des constitutions ? Mon espérance la plus douce, mes vœux les plus ardens sont que le voile fatal tombera de lui-même et que le roi des Français, ne devant sa restauration qu’aux Français, ne devra la payer à personne. Qu’il soit connu, qu’il soit aimé, et que l’amour relève l’oriflamme.

« Daignez, monsieur le comte, mettre mes remerciemens aux pieds de Sa Majesté. Les assurances de son estime sont inappréciables, et le rédacteur même sera bienvenu chez moi lorsqu’il me les apportera.

« Je tremble sur cette seconde lettre annoncée dans le post-scriptum de celle du 28 septembre. Elle est prise sans doute. Sera-t-elle encore la matière d’un nouvel éclat ? Je le crains beaucoup. J’espère au moins qu’on n’aura pas volé le Roi. On n’aurait pu le faire sans un faux qui me paraît difficile. Combien je regrette, monsieur le comte, que les relations précieuses que j’ai eues avec vous aient amené une aventure aussi désagréable pour vous que pour moi ! Mais quoi qu’il arrive, je me féliciterai toute ma vie d’avoir pu intéresser par mes efforts, quoique très légers, le maître auguste auquel vous êtes attaché. Un jour peut-être, il sera permis encore de parler. Sa cause est celle de l’Europe ; c’est celle de l’humanité ; ceux qui ignorent cette vérité ne sont pas de ma religion.

« Je conserverai précieusement votre souvenir, monsieur le comte ; puisse le mien laisser quelques légères traces dans votre mémoire ! Je n’ai point osé, comme vous savez, rechercher les bontés du Roi. En défendant sa cause, j ‘étais tout à la fois timide et courageux. Il m’a fait savoir que je l’avais contenté, c’est assez pour moi, pendant que l’orage gronde. Le moment où je pourrai m’en glorifier ne sera pas seulement un des plus beaux de ma vie ; il sera encore un des plus heureux pour la France, pour l’Europe, pour l’humanité. »


D’Avaray ne répondit à Joseph de Maistre que le 30 décembre. Sa réponse est brève ; elle se ressent des graves préoccupations qui régnaient alors à Blanckenberg. Du moins, s’appliquait-il à décliner la responsabilité de la triste aventure à laquelle avait donné lieu sa lettre du 28 septembre. Cette malheureuse lettre était partie par la voie de M. Plenti, une voie sûre, avec plusieurs autres qui toutes étaient arrivées à leur destination. Par quelle fatalité la plus importante avait-elle été détournée de son chemin ? C’était à n’y rien comprendre. Néanmoins, et en renonçant à se l’expliquer, il s’en excusait ainsi que de la brièveté de ses regrets. Mais le Roi chassé de Prusse allait quitter l’asile de Blanckenberg « sans savoir où il ira<ref> La négociation qu’il avait ouverte avec Paul Ier à l’effet d’obtenir un asile en Russie n’était pas encore terminée. D’autre part, il ne désespérait pas de pouvoir s’établir en Suisse et de rester ainsi « à portée de son royaume. » Il n’y renonça que le 26 janvier suivant, en apprenant que la Suisse était tombée au pouvoir de la France. </ref. » — « Je m’occuperai de vos intérêts, ajoutait d’Avaray, et de remplacer, comme vous le désirez, la lettre de change que vous avez la délicatesse de refuser. »


En arrivant à Mitau avec Louis XVIII, au mois de mars suivant, d’Avaray reçut les remerciemens de Joseph de Maistre :


« A la Cité d’Aoste par Turin, le 10 février 1798. — Monsieur le comte, lorsque je prenais congé de vous dans ma dernière lettre, j’ignorais que j’avais très près de moi le moyen de vous écrire sûrement. J’ai eu le plaisir de faire la connaissance de M. de C... chez Mme la duchesse de L... ; il veut bien se charger de ma lettre. Je profite de son offre obligeante pour vous accuser la réception de votre lettre du 30 décembre, fidèlement transmise par le correspondant de Lausanne.

« Rien n’est plus vrai, monsieur le comte : le mieux souvent est l’ennemi du bien. Il aurait fallu faire mettre votre lettre dans un bureau suisse. M. Plenti a tout gâté. J’ignore comment il s’y est pris pour faire ce beau chef-d’œuvre ; mais ce n’est qu’un malheur. Si j’avais connu ce correspondant, je vous l’aurais indiqué moi-même. Cette aventure était écrite comme tant d’autres. N’en parlons plus.

« L’ouvrage dont j’espérais un meilleur succès a pénétré à Paris et même à Londres. Je m’attends à un nouvel éclat. Il me paraît impossible que je ne sois pas incessamment exécuté en effigie dans la Décade philosophique[13] ou quelque autre papier du même acabit. Je suis d’avance parfaitement consolé. La nouvelle édition gît tout entière dans un magasin en attendant des circonstances plus heureuses. Au surplus, monsieur le comte, je suis poursuivi par le démon de l’incorrection. Un morceau ajouté au sujet de quelques reproches bêles qu’on fait au Roi, s’est trouvé si estropié à l’impression que je n’ai pu m’empêcher d’y voir plus que de la distraction, du moins de la part du correcteur. Si quelque coup de vent porte jusqu’à vous cette nouvelle édition, je vous prie, monsieur le comte, de vouloir bien corriger, avant de lire, les fautes étranges dont vous trouverez la note ci-jointe avec celle de quelques autres moins importantes.

« Me permettrez-vous un épanchement ? Rien ne m’a scandalisé dans ma vie comme ces Français du bon parti (à ce qu’ils disent) que j’ai entendus si souvent soutenir thèse contre le Roi, et critiquer ses démarches. — Plaisans royalistes ! J’aime mieux les Jacobins. Si le Roi dans telle ou telle circonstance a fait précisément tout ce qu’il y avait à faire, il est assez curieux qu’on s’avise de le critiquer : et si, dans la carrière la plus épineuse qu’il soit possible de parcourir, il lui arrive de se tromper, l’indulgence, dans ce cas, n’est-elle pas un devoir strict et sacré ? Et de quel droit refuserions-nous à nos souverains celle dont nous avons besoin tous les jours dans les circonstances les plus ordinaires ? etc. Je m’en suis tenu, à peu de chose près, à ces généralités. J’aurais mieux dit peut-être si j’avais eu l’honneur d’être en correspondance avec vous avant d’avoir livré mes additions ; mais, peut être aussi, je serais tombé dans ces détails, et j’aurais eu l’air moins désintéressé, moins étranger. Je réponds au moins de ma bonne volonté.

« J’ai été infiniment touché du nouveau déplacement de Sa Majesté. Grand Dieu ! les rois laisseront-ils donc pousser le Roi jusqu’au Spitzberg ? Tant de malheurs m’inspirent l’intérêt le plus profond et le plus français. Quelquefois, je me sens abattu ; mais l’espérance vient ensuite me ranimer, et je compte toujours sur un changement heureux.

« Je ne saurais trop vous remercier, monsieur le comte, de l’intérêt que vous voulez bien prendre à ma situation. c’est bien à contre-cœur que je jette les yeux sur l’étranger ; car ce qu’un honnête homme a de mieux à faire dans ce monde, c’est de servir son prince. Mais, depuis mon aventure, je crains fort de n’avoir plus le choix. La politique défendant à mon souverain de m’employer tant que cet ordre de choses durera, qui sait quand il lui sera permis découler à mon égard sa justice et sa bonté ordinaire ? Si par hasard, il se présentait quelque chose d’avantageux, il est bon que vous puissiez répondre aux premières questions. Je suis originaire de Nice, et plus anciennement de Provence. Je suis fils d’un homme célèbre dans son pays, Président du Sénat de Savoie, et titré par le feu roi après soixante ans de services continués sous trois règnes. Ma famille est admise à la Cour. Sur tout le reste, je n’ai rien à dire, excepté qu’elle est très nombreuse et toute royaliste. Au reste, monsieur le comte, je serais au désespoir que vous prissiez ce qu’on appelle des peines pour cet objet, qui d’ailleurs n’est pas pressant ; mais s’il se présentait quelque heureuse occasion de m’assurer une existence, je suis persuadé que vous la saisiriez. Je dois vous répéter, monsieur, que si le Roi avait la bonté de s’y intéresser, il est tout simple que cette faveur soit précédée de toutes les informations préliminaires qui doivent la motiver. Je les provoque même.

« Je vous dois encore des remerciemens, monsieur le comte, pour avoir mis dans ma requête à Sa Majesté : « soit fait ainsi qu’il est requis. » Je me suis reproché l’enfantillage de cette demande qui est sortie de mon cœur malgré moi ; mais, puisque j’ai fait cette folie, prenez garde, je vous en conjure. Si mes intentions n’étaient pas remplies purement et simplement, je serais inconsolablement humilié.

« Voilà donc la Suisse perdue ! Elle pouvait périr plus noblement, il y a deux ou trois ans. Je ne suis pas moins infiniment attristé par les malheurs d’un pays où j’ai été comblé pendant quatre ans des bontés les plus délicates. Le correspondant de Lausanne s’en est allé je ne sais où. Si vous me faites encore l’honneur de m’écrire, ce sera, si vous le voulez bien, par le canal qui vous transmet cette lettre. Je m’appelle Jean-Jacques Durand, négociant. Il ne faut pas que les vôtres contiennent aucune désignation, et je ferai de même à l’avenir si vous le permettez. »


Cette lettre clôt définitivement la première période des relations de Joseph de Maistre avec la cour errante du roi de France. Plusieurs années s’écouleront avant qu’elles ne soient reprises. Louis XVIII est à Mitau, autant dire exilé au bout du monde ; Joseph de Maistre réside à Cagliari en Sardaigne où son souverain, contraint de s’y réfugier, l’a nommé régent de la chancellerie royale, première place de la magistrature dans l’île. Il ne quitte ce poste qu’à la fin de 1802 pour aller représenter le roi de Piémont en Russie. Mais déjà Louis XVIII n’y est plus. Chassé de Mitau, il a trouvé un asile à Varsovie à la condition de s’y faire oublier. Aucune nouvelle de lui n’arrive à Joseph de Maistre.

Le monarque proscrit n’ignore pas, cependant, qu’il peut toujours compter sur le dévouement de ce partisan fidèle de la cause des rois et de la sienne. De Maistre en a donné l’assurance au comte d’Avaray et au jeune comte de Blacas qu’en route pour Saint-Pétersbourg, il a rencontrés à Rome au printemps de 1803. Aussi, lorsqu’en 1804, Louis XVIII quitte Varsovie pour se rendre à Calmar où il doit revoir son frère et arrêter avec lui les termes de la protestation qu’il veut opposer à la proclamation de l’Empire usurpateur de ses droits, c’est à Joseph de Maistre qu’il songe pour donner à sa pensée des formes éloquentes, propres à frapper l’esprit et le cœur des Français. Il charge Blacas dont il vient de faire son agent à Saint-Pétersbourg de porter au comte de Maistre un premier projet de sa déclaration et de lui dire en le lui remettant : « Coupez, taillez, tranchez. »

A cette occasion la correspondance se renoue entre l’illustre correcteur aux lumières duquel on a fait appel et le comte d’Avaray parlant au nom du Roi[14]. Mais le débat qui s’engage, encore qu’il révèle estime et confiance d’un côté, déférence de l’antre, ne donne pas les résultats qu’on en avait espérés. Le Roi tient à ses idées, quoi qu’il en dise, et, on plus d’un point, son correspondant les trouve dangereuses. Peut-être la querelle amènerait-elle un refroidissement si Blacas n’était là pour le conjurer. Il admire Joseph de Maistre ; il est en train de conquérir son amitié, et il s’applique à lui faire oublier qu’après lui avoir demandé son avis, on n’a voulu admettre ni les critiques qu’il formulait, ni les corrections qu’il proposait. L’incident se dénoue sans blessure pour de Maistre ; il n’en conservera aucun souvenir irritant et même, ayant reçu une lettre flatteuse du Roi, il termine sa réponse par ces mots : « Je croyais. Sire, n’avoir plus rien à laisser à mon fils ; je me trompais. Je lui léguerai la lettre de Votre Majesté. » Mais, désormais, c’est le comte de Blacas qui sera l’intermédiaire entre lui et Louis XVIII et, sauf deux lettres écrites à d’Avaray en 1807, c’est dans sa correspondance avec Blacas qu’on trouvera les informations et les avis qu’il juge utile de faire parvenir au roi de France.


III

Nous avons raconté précédemment[15], — et il nous suffit de le rappeler, — comment, pendant le séjour que le comte de Blacas fit en Russie, de septembre 1804 à juillet 1808, naquit entre lui et le comte de Maistre une amitié que les années, en s’écoulant, devaient fortifier et rendre indestructible. A l’arrivée de Blacas à Saint-Pétersbourg, et bien que le hasard lui eût fait prendre domicile dans la maison qu’habitait le ministre de Sardaigne, les circonstances étaient telles qu’il avait cru devoir dissimuler le caractère de leurs relations bien vite devenues affectueusement confiantes. « Il ne m’est venu voir que la nuit et seul, mandait Joseph de Maistre au comte Rossi, premier ministre de son roi, en lui parlant de Blacas. Dans le monde, je le salue froidement, sans lui parler. » Mais ils purent bientôt se départir de cette réserve, et leur amitié prit alors ouvertement son essor.

Il est, d’ailleurs, à remarquer qu’aucun de ses biographes n’en a parlé et qu’il n’en existe que d’imperceptibles traces dans sa correspondance, publiée par son fils. « Le comte de Blacas, représentant confidentiel du Roi à Saint-Pétersbourg était aussi très lié avec M. de Maistre, se contente d’écrire le comte Rodolphe. Une similitude de position, d’infortune et de dévouement avait cimenté ces liens, » Ce n’est pas assez dire et c’est dans les lettres encore inédites, échangées entre les deux amis qu’on peut mesurer, en toute son étendue, leur affection réciproque ainsi que la place qu’elle a tenue dans leur vie, en faisant de plus en plus de chacun d’eux le confident de l’autre.

En se séparant, en 1808, Blacas allant en Angleterre et de Maistre restant en Russie, ils s’étaient promis de s’écrire, d’échanger les informations qu’ils recueilleraient, l’un à Londres, l’autre à Saint-Pétersbourg. Joseph de Maistre ne se montre pas le moins empressé à tenir sa parole, et on va voir comment il la tient.

Dès le 20 juin, il souhaite bon voyage à son ami :

« Bon voyage, très cher comte. Mes vœux les plus ardens vous accompagnent sur la terre et sur l’onde... Ne m’oubliez pas, je vous prie, auprès de M. le comte d’Avaray... Croyez au souvenir, à rattachement éternel avec lequel je suis votre humble, très obéissant serviteur et dévoué ami. »

A dater de ce moment, se succèdent des lettres trop nombreuses pour être toutes citées ici, mais parmi lesquelles, du moins, il nous est permis de choisir.


« Saint-Pétersbourg, 6-18 août 1808. — Voilà, mon très cher comte, M. le baron de Bremer qui part et qui me fournit l’heureuse occasion de répondre à votre question : Quand pourrons-nous nous écrire ? Je vous tiens pour être arrivé heureusement avec votre auguste compagnie[16]. La voilà du moins à l’abri de toute attaque physique ; les autres ne tuent pas, quoiqu’elles méritent grande attention.

« ... Vous voilà plongé dans une atmosphère bien différente de celle que nous avons longtemps respirée ensemble. Combien j’aurai de plaisir à deviser avec vous dans six mois, et combien vous aurez de nouvelles idées ! Ici, les choses sont comme vous les avez laissées ; mais je ne dis pas qu’elles continuent sur le même pied. »


« Saint-Pétersbourg, 8 octobre 1808. — Je suis toujours tel que vous m’avez laissé, collé sur mes livres une grande partie du jour et, le reste du temps, errant et vagabond comme vous l’avez vu. Je tiens toujours beaucoup dans la société de la Perspective qui s’amincit cependant un peu. La douce demoiselle d’honneur me paraît peu contente de certaines choses, mais sans rien dire, du moins à moi. Je n’entends jamais fronder les grâces d’une noble dame sans penser à vous. Mme Pwilchin arrive au premier jour ; c’est encore une personne que je vois avec plaisir ; mais parbleu ! il n’y a que sept jours dans la semaine et il n’y a pas moyen d’y tenir. Contez-moi un peu l’Angleterre quand vous pourrez. Etes-vous content ? Vous voyez, au reste, comme les choses vont à l’envers de tout ce qu’on imagine. Quand l’heure du Roi sera venue, il importera fort peu de savoir ce qu’on pense ici ou là. Bonjour ou plutôt bonsoir, cher et aimable comte. Souvenez-vous que je vous suis acquis (vaille que vaille) jusqu’à la fin de ma sotte vie. »


« Saint-Pétersbourg , 16-28 décembre 1808. — C’est pourquoi je dis que si une occasion sûre ne nous accordait même qu’un quart d’heure, il faudrait l’employer à dire un mot au cher, au très cher comte de Blacas. Enfin, voilà une occasion sûre après un siècle de silence. Je vous ai écrit le 20 juin et le 8 octobre. Qui sait si mes lettres vous sont parvenues ? Quant à moi, je n’ai rien reçu de vous ; mais je vous ai bien rendu justice. Je ne doutais pas que vous ne m’eussiez écrit. En effet, j’ai appris, par vos deux lettres à Mme la princesse de Tarente[17] et à M. le comte de Brion[18], que vous m’aviez donné de vos nouvelles, mais rien ne m’est parvenu. Vous n’avez pas idée de la garde qu’on fait à toutes les issues possibles pour empêcher toutes sortes de nouvelles d’arriver à nous. J’en excepte cependant une victoire complète de Buonaparte sur les Espagnols, si elle avait lieu ; mais ce bonheur ne nous est point encore arrivé. Je me rappelle que, lorsque je vous écrivis pour la dernière fois avant votre départ, j’avais le cœur gonflé de toutes les turpitudes de Bayonne.

« Que les temps sont changés ! L’histoire présente peu de faits aussi extraordinaires dans tous les sens que cette sainte insurrection des Espagnols. Reportez-vous à l’époque où l’Espagne entière était possédée par les Français, Monseigneur te grand-duc de Berg siégeant à Madrid, et demandez-vous : Quel moyen de sauver la monarchie ? Vous ne trouverez qu’une réponse terrible : Chassez la maison royale, ce qui ne pouvait s’exécuter par un honnête homme, puisque personne n’avait ce droit. Or, cette seule violence qui pouvait sauver l’Espagne, notre ami commun M. Buonaparte l’a faite. Demandez-vous ensuite : L’insurrection s’étant formée, quel moyen de la faire cesser et de ressaisir l’Espagne ? La réponse est encore plus aisée : Remettre la famille royale à sa place, ainsi que Son Altesse Sérénissime monseigneur le prince de la Paix. Or, cela, il ne l’a pas fait ; de manière qu’il a fait l’unique chose qui pouvait sauver l’Espagne et n’a pas fait l’unique chose qui pouvait la lui rendre, en faisant bien entendu abstraction d’une conquête. Mais cette conquête, hélas ! est-elle possible ? Bien des militaires prétendent que les Espagnols ont mal commencé, même dans leur système de ne point livrer de bataille ; mais je doute que cette affaire se décide par les règles ordinaires. Elle a eu de prime-saut un caractère particulier, qui la sort des événemens vulgaires. Je souhaite bien ardemment de ne pas me tromper. Mais vous, mon cher comte, songez que vous ne pouvez pas me faire un plus grand plaisir, ni même rendre un plus grand service à vos amis en général, que de me faire connaître les grands événemens qui pourraient avoir lieu dans cette péninsule si célèbre aujourd’hui. Je vois que la voie de Hollande est bonne. Les lettres d’Amsterdam arrivent fort bien. Ecrivez-moi en blanc entre lignes, comme vous écriviez au duc[19], sans autre signe que deux points mis à la suite de la date, comme vous le voyez ici. Il faudrait seulement supprimer mon titre de ministre à cause des spéculations intermédiaires. Le reste, tout au long. Supposez qu’on me chauffe une lettre : oh bien ! qu’importe, dès qu’on n’y trouvera rien contre ce pays, ce qu’il faut soigneusement éviter ? Voilà, mon très cher comte, l’humble demande que je vous prie de m’octroyer, le cas échéant. (Dites que j’ai oublié les termes propres.)

« Je voudrais bien savoir aussi comment vous êtes là dans cette Bretagne grande. J’ai de grands doutes sur ce point. Combien d’obstacles de tous les genres sous les pas de votre auguste maître ! Mettez de nouveau mon hommage à ses pieds, si vous croyez qu’il en vaut la peine. Aujourd’hui, je ne puis plus plaider sa cause devant ceux qui pouvaient la faire vaincre. Mais, c’est égal, disons toujours et allons toujours. Une fois peut-être le bon grain semé germera. Que de choses vous devez voir là où vous êtes, et que j’aurais grand besoin de m’en retourner encore quelquefois avec vous dans la même voiture, dussé-je me faire encore quelques bosses à la tête !

" Au premier jour, nous attendons le roi et la reine de Prusse. Ils ne veulent point retourner à Berlin sans venir remercier leur bienfaiteur chez lui[20]. Prenez bien garde, monsieur le comte, de croire cela au pied de la lettre. De son côté, ce cœur tendre et délicat qui est à Burgos (et peut-être, hélas ! plus loin) ne manquera pas de croire qu’il s’agit uniquement de remercier. En attendant, Caulaincourt[21] ne se gêne pas et témoigne à table combien ce voyage lui déplaît. Certainement, il se serait jeté au travers si ce n’était la crainte de choquer le nouvel ami avant qu’il n’y ait plus de mesures à garder. Je vous laisse à penser si la belle Reine[22] tanto inviperita saura parler ici au maître ; nous Verrons ce qui en résultera. Rien probablement, quoique je m’en fie du reste aux femmes pour faire ce que tous les hommes d’Etat réunis ne feraient pas ; mais, dans ce cas, je doute. L’Empereur a paru triompher du service important qu’il a rendu à son ami ; mais vous voyez assez à quoi il se réduit. Buonaparte accorde ce qu’il aurait fait de lui-même ; il a besoin de ses troupes ailleurs ; il change une nécessité en acte de clémence impériale et il garde des citadelles ; voilà tout. On a fait en Allemagne une épigramme où il est dit que les mouches espagnoles ont attiré tout le venin de l’Allemagne (vous observerez que les cantharides s’appellent en allemand mouches espagnoles).

« Ce qui continue à me crever le cœur, c’est cette guerre de Suède[23]. Vous aurez appris peut-être qu’elle a coûté la vie, il y a deux mois, plus ou moins, au prince Michel Dolgorouky. C’était à peu près ce que je connaissais de meilleur ici. Vous apprendrez bien d’autres choses. Il y a sûrement une personnalité contre ce malheureux Roi. Vous l’aurez probablement vu chez lui. J’espère encore qu’il se tirera de là.

« Mon cher comte, soyez sûr que je ne vous oublierai jamais. Vous devez, suivant le cours de nature, demeurer dans ce monde bien longtemps après moi ; cependant, nous pouvons encore y vivre quelque temps ensemble, et pendant que ce temps durera, je ne cesserai d’espérer que je pourrai encore vous voir, vous embrasser et vous donner tous les témoignages du cas infini que je fais de votre personne et de mon éternel attachement.

« Mon fils qui se porte à merveille me charge de vous offrir ses respects. Tout à vous, cher comte, dans les siècles des siècles.

« Toujours Catherine Canal, n° 42.

« Le petit baron[24] est toujours plus enragé que jamais. Souvent, en le voyant, je pense à vous, et je vous vois avec votre aiguillon presser ses flancs poudreux. Il n’y a plus personne ici qui le tourmente. C’est dommage.

« Cet incroyable baron de Stedting[25] n’a jamais voulu me répondre sur cette lettre au sujet de laquelle je vous avais prié de lui parler. Vous l’avez vu remettre au valet de chambre. Dès lors, silence. C’est cependant bien cruel. »


Après ces confidences, plusieurs mois s’écoulent sans que Joseph de Maistre reçoive des nouvelles de son ami, bien que lui-même, durant ce long intervalle où sont rares les occasions de lui faire passer ses lettres, lui ait écrit deux fois. Il apprend enfin, non directement, mais par des communications de la princesse de Tarente et du comte de Brion, que cet ami, déjà si cher, est établi auprès du Roi à Hartwell, en pleine possession de sa confiance, et que d’Avaray, à la suite de sa douloureuse querelle avec Puisaye, est condamné an repos par l’état misérable de sa santé. Il reprend alors la plume et écrit à Blacas, le 24 décembre, une longue lettre de laquelle nous détachons ce qui suit :


« J’ai appris que votre devancier a eu un grand chagrin et que c’est un Français qui le lui a procuré. C’est la règle. Vous n’avez pas oublié que j’ai traité souvent ce texte avec vous. Je sais peu de choses sur vous tous. En gros, il me semble que vous n’êtes pas couchés sur des roses. Hélas ! il n’y a plus de lits de roses pour les honnêtes gens. Vous me gronderiez, mon cher comte, si je terminais cette lettre sans vous dire quelques mots de moi. je me porte à merveille ; je loge sur la Fontanka, à côté des boutiques du cabinet, maison d’Athanase Ievseieff, maison neuve sans numéro. Mes affaires vont comme les vôtres. On a beaucoup de bontés pour moi ; mais il me manque beaucoup d’argent, et je n’ai pas la moindre espérance de revoir ma famille. Mon fils marche droit[26] et me rend la vie douce ; il me paraît qu’on est fort content de lui ; mes liaisons sont à peu près les mêmes ; l’intimité est toujours chez la comtesse de G… Je me suis accoutumé peu à peu à la mine sombre de la princesse de Tarente. Elle, de son côté, me montre beaucoup de clémence. Je finirai par être de votre avis.

« … Les papiers anglais ont dit des horreurs de l’Empereur et du comte Nicolas[27]. J’en suis fâché. Ces personnalités influent très souvent sur la politique. Je vous ressemble encore à l’égard du comte Nicolas, je n’en pense pas si mal que les autres. Il est vrai que je suis suspect parce qu’il me traite fort bien. Il vient d’avoir un grand chagrin. Son frère, le comte Michel, grand échanson, est devenu fou chez l’Impératrice mère à Gatschina. On ne voit encore aucun signe de guérison. On dit le comte Nicolas pénétré de douleur au point de pleurer. Il est bien malheureux, car, outre ses malheurs domestiques, on le traite d’une manière terrible et il ne peut l’ignorer. Cependant, on devrait bien au moins penser qu’il n’est pas empereur. Je souhaite qu’il se tire honorablement de cette situation difficile. L’anathème est sur les échansons. Le pauvre prince Belozelsky, grand échanson aussi en second, fut frappé l’autre jour d’un accident, l’apoplexie, et dont il ne peut se relever. Il a bien donné quelques signes de connaissance, mais passagers, et l’on ne peut présager un rétablissement. C’est une grande désolation dans cette maison, une des plus ouvertes aux étrangers. Il avait maintenant ce qu’il voulait et qu’il avait attendu si longtemps. C’est lorsque les bulles de savon se parent des plus brillantes couleurs qu’elles sont prêtes à éclater. »


Six mois après, le 4 juillet 1810, Joseph de Maistre revient sur cette affaire d’Avaray-Puisaye : « Depuis longtemps, mon très cher comte, Mme la princesse de Tarente m’avait dit que le duc d’Avaray avait éprouvé un très grand chagrin ; mais je ne savais de quoi il était question, et je n’avais reçu aucune lettre devons, de manière que j’ai tout appris par l’exposé que M. le duc d’Avaray vient de me transmettre par la voie du comte de Brion. Il est aisé de se former une idée nette de cette affaire et de l’exprimer en deux mots. Ce sont des torts qui ont produit des crimes. On voit clairement que M. d’Avaray s’est tout permis dans le genre du blâme et même de l’insulte. L’autre (le comte de Puisaye), profondément ulcéré, s’est rendu criminel, ce qui ne peut jamais être excusé. Je ne saurais vous dire à quel point j’ai été révolté de ces accusations horribles, autant qu’absurdes, insensées, contre votre ami. Quel fond épouvantable de méchanceté et d’impudence ! Mais, au nom de Dieu, mon cher comte, comment est-il permis d’imprimer tout cela librement ? Et comment l’accusé est-il obligé de tenir sa défense sous le séquestre ? Je ne puis comprendre cette liberté de la presse.

« Je savais depuis longtemps que vous étiez chargé des affaires. Plût à Dieu que vous l’eussiez toujours été ! Il y aurait eu de grands scandales de moins, entre autres celui-ci. Que vous dirai-je ? rien. C’est plus tôt fait, et il est pour le moins inutile d’entrer dans de certains détails. Jamais je n’ai cessé un instant de m’occuper de vous, de m’informer, de réfléchir, etc. Quel calice il faut boire jusqu’à la lie ! Voilà ma réponse au duc. Qui sait où elle le trouvera ? Je vous ai écrit, je ne sais combien de fois ; mais jamais je n’ai reçu une ligne de vous, ce qui m’a entièrement dégoûté. Je suis fort éloigné, cependant, d’accuser votre amitié. Je vois seulement que ce n’est pas moi qui décacheté les lettres que vous m’écrivez, ce qui me semblerait cependant tout à fait juste.

« Comment parler des affaires publiques ? Comment digérer ce que nous avons vu ? Il vaut infiniment mieux n’en pas parler. Au reste, mon cher comte, je nui pas changé d’idée sur cette épouvantable révolution ; rien ne tiendra. Mais pour nous, pour tout ce qui a cinquante ans, tout est fini suivant les apparences. Je souhaite de tout mon cœur que vous viviez assez pour assister à quelque chose d’intéressant. Mon grand chagrin, celui qui passe tous les autres et qui embarrasse le plus mes spéculations, c’est l’extinction de la grande famille[28]. Ce qui se passe en Sicile ne signifie rien, voilà pour moi le plus grand des maux actuels. Je souhaite mal voir.

« Rien de nouveau dans ma situation. Beaucoup d’agrémens dans un certain genre. Amertumes inépuisables d’un autre côté. Heureusement, la vie s’en va. Ce qu’elle présente de meilleur, c’est l’amitié des hommes qui vous ressemblent. La mienne vous appartient pour toujours. Conservez-moi la vôtre. Probablement nous ne nous reverrons plus : n’importe, il ne faut jamais être étranger l’un à l’autre. Adieu mille fois, cher comte, je vous embrasse tendrement et tristement. »


De telles lettres sont bien faites pour toucher Blacas et intéresser le Roi et d’Avaray, à qui Joseph de Maistre doit supposer qu’il les communique. Le malheur est que, trop souvent, elles s’égarent ou s’attardent en chemin et que Blacas ne sait pas si les siennes ont un meilleur sort. On va voir les deux amis se reprocher leur silence, s’expliquer, et, après avoir reconnu qu’aucun d’eux n’est coupable envers l’autre, reprendre de plus belle leur correspondance qui fournira à de Maistre l’occasion de déployer l’activité prophétique de son esprit, la force de ses convictions, l’indépendance de ses jugemens dictés par un souci de vérité qui n’épargne pas plus les rois que les peuples, et où apparaissent, par éclairs, les inspirations de son génie.


ERNEST DAUDET.

  1. Ceux des lecteurs de la Revue qui ont suivi mes études sur l’Émigration n’ont sûrement pas perdu le souvenir des quelques fragmens de lettres de Joseph de Maistre, que j’ai cités dans les livraisons des 15 juillet et 1er août derniers. Comme les papiers de Louis XVIII, qui ont apporté à mes travaux un élément révélateur et précieux, la correspondance d’où ces fragmens ont été tirés appartient à M. le duc de Blacas, petit-fils du ministre de la première Restauration. Elle est presque entièrement inédite. Des douze lettres écrites par Joseph de Maistre au comte d’Avaray en 1197, 1798, 1804 et 1807, six seulement, celles de 1804 et de 1807, figurent dans le recueil des Œuvres complètes de l’illustre écrivain (Vitte et Perrussel, éditeurs, Lyon, 1886). Quant à Blacas, sur cinquante-sept lettres qu’il a reçues de lui, de 1807 à 1819, on n’en trouve que huit dans la correspondance imprimée. Les autres méritaient cependant de n’être pas perdues pour l’histoire. C’est du faisceau de cette Correspondance inédite que sont extraites celles qu’on va lire, que j’ai cru devoir relier entre elles par un commentaire explicatif.
  2. Ce Post-scriptum inséré dans la seconde édition, dite édition de Bâle, a été maintenu dans toutes celles qui ont suivi.
  3. Les fautes que signale Joseph de Maistre, ayant disparu des éditions suivantes, ses observations ne présentent plus qu’un intérêt rétrospectif. Aussi, ne croyons-nous pas devoir rendre compte ici du travail de comparaison auquel nous nous sommes livré pour rétablir dans la première édition les passages disparus à l’impression.
  4. De la force du gouvernement actuel et de la nécessité de s’y rallier, par Benjamin Constant. Paris, 1797. Cette brochure venait de paraître. Elle constitue un chaleureux plaidoyer en faveur du Directoire. L’auteur y prenait vivement à partie l’opuscule des magistrats dont il est question plus haut. Tout, d’ailleurs, n’est pas à dédaigner dans cette apologie des thermidoriens. Parmi de basses flatteries pour les vainqueurs et de violentes attaques contre les vaincus, on trouve quelques vérités applicables à tous les temps. Telle, celle-ci : « Un défaut qui caractérise presque tous ceux qui ont joué un rôle dans la Révolution et surtout les vaincus après leur défaite, c’est de vouloir toujours ramener les choses au lieu de les suivre. Ils regardent leur triomphe comme le but général et croient que le but ne peut s’atteindre, dès qu’on les a dépassés. »
  5. Profitant de ce que Joseph de Maistre, éloigné de lui, ne pouvait surveiller de près l’impression de son livre, l’éditeur s’était permis de placer, sans son consentement, en tête du volume, un avis où, entre de vifs éloges, il avait glissé cette réserve : « Le chapitre sur l’ancienne Constitution se ressent trop de la nécessité où, à défaut de connaissances suffisantes, l’auteur s’est vu forcé de s’en remettre aux assertions de quelques écrivains de parti. » Rappelons que ces « écrivains de parti » étaient des magistrats qui avaient déjà donné et devaient donner encore d’éclatans témoignages de leur dévouement aux Bourbons. On retrouve ici la trace des dissentimens qui agitèrent l’Émigration.
  6. Victor-Amédée III, roi de Sardaigne, mort le 16 octobre 1796, en laissant la couronne ii son fils Charles-Emmanuel IV.
  7. Dans aucune des rares lettres en date de 1794-1797, qui figurent dans la Correspondance imprimée, il n’est fait mention de cette circonstance que nous n’avons vue, d’ailleurs, révélée nulle part.
  8. Il y a lieu de constater que dans l’introduction placée par le comte Rodolphe de Maistre, en tête de l’édition des Œuvres complètes de son père, il n’est fait aucune allusion à cet incident, pas plus, d’ailleurs, que dans les lettres imprimées. Ce fut, cependant, un gros événement dans la vie de Joseph de Maistre.
  9. Bonaparte l’avait déjà lu et admiré.
  10. Le roi de Sardaigne. Un peu plus loin, c’est du roi de France qu’il parle.
  11. Le comte Miot de Melito qui représentait alors, à la Cour de Turin, le gouvernement français.
  12. On sait que Charles-Emmanuel IV, n’étant encore que prince héréditaire, avait épousé Madame Clotilde, sœur de Louis XVI.
  13. Ce recueil qui paraissait trois fois par mois, avait été fondé sous la Révolution par Ginguené pour défendre les idées républicaines modérées. Il disparut en 1807.
  14. Les lettres écrites par De Maistre à cette occasion figurent dans la correspondance imprimée. Édition de Lyon. vol. 1.)
  15. Voyez la Revue du 13 juillet 1906.
  16. En quittant la Russie pour se rendre en Angleterre, Blacas s’était chargé de veiller à la sûreté de la Heine et de la Duchesse d’Angoulême qui allaient rejoindre le Roi à Gosfield.
  17. Fille cadette du duc de Châtillon et amie de Marie-Antoinette, elle avait épousé en 1781 Charles de La Trémoïlle prince de Tarente. Apres avoir couru les plus grands dangers, elle passa en Angleterre. Elle habitait Richmond lorsqu’en 1797 elle fut appelée à la Cour de Russie comme dame du Palais. Après sa mort et sur le tard, son mari, devenu duc de La Trémoïlle, se remaria. Il mourut en 1839. Il est le père du duc actuel, né de ce second mariage.
  18. Le comte Parseval de Brion, lieutenant général sous Louis XVI, émigré en Russie et chargé après le départ de Blacas de veiller aux intérêts du Roi près de la Cour impériale.
  19. Le duc de Serra-Capriola, ambassadeur de Naples à la Cour de Russie, et souvent chargé par Louis XVIII d’appuyer ses démarches auprès de cette Cour.
  20. On sait qu’à Tilsitt le tsar Alexandre plaida avec ardeur auprès de Napoléon pour empêcher l’entière destruction du royaume de Prusse.
  21. Le général de Caulaincourt, ambassadeur de Napoléon.
  22. La reine Louise de Prusse.
  23. Alexandre avait déclaré la guerre à la Suède où régnait Gustave IV, afin, disait-il, de la détacher de l’Angleterre et de rendre libre la Baltique. La paix fut définitivement conclue au mois de novembre 1809, après la chute de ce prince.,
  24. Sous ce nom est désigné un cheval qui avait appartenu à Blacas.
  25. Ministre de Suède à Saint-Pétersbourg. La guerre survenue entre son pays et la Russie l’avait obligé à quitter cette capitale. Il était retourné à Stockholm où il fut le témoin de la Révolution du 13 mars 1809, qui renversa Gustave IV.
  26. Le comte Rodolphe de Maistre était officier dans l’armée russe.
  27. Le comte Nicolas Romanzoff, chancelier de Russie.
  28. La maison de Bourbon dépossédée en ce moment en France, en Espagne et à Naples.