Lettres galantes et philosophiques de deux nones/06

À Rouen, de l’imprimerie de Christine (p. 98-106).
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Dernière lettre



DERNIÈRE LETTRE.


Puisque te voilà parvenue, ma chère Agathe, à la fin de tes caravanes, il est hors de doute que je ne sois actuellement au fait des particularités de ta vie. Je t’avouerai néanmoins, que je suis, à mon grand regret, fâchée d’une chose, c’est de voir que le tableau de la voluptueuse jeunesse est moins chargé que je ne l’aurais cru. Malheureusement ta prophétie ne s’est point accomplie. Tu avais promis monts et merveilles. À t’entendre, personne ne pouvait t’effacer, pas même une fille de trotoir. Je ne pouvais pas avoir, disais-tu, de quoi soutenir les frais d’une campagne. Enfin, tu voulais me déclarer une guerre ouverte, et c’est moi qui te force au retranchement.

Peut-être as-tu eu tes raisons, pour supprimer des détails indignes de ta plume. Il est quelquefois des vices si laids, qu’on rougit de les décrire. Si telles ont été tes intentions, tu as bien fait, et j’applaudis à ton silence. Ces senseurs attrabilaires contre lesquels tu t’emportes à la fin de ta lettre, ont d’ailleurs la vue si délicate, que la moindre peinture obscène les blesse et les offusque. Les objets, à leurs yeux, ne sont jamais assez voilés ; jamais la gaze n’est assez fine à leur gré. Je reprends ma dernière lettre.

Tu me demandes des nouvelles du petit Étienne. Tu n’exiges pas, non-ſeulement des détails, mais tu veux encore des exploits. Hélas ! que ne puis-je te satisfaire ! Le cruel, il s’abreuve de mes larmes, et me laisse en proie à mon chagrin. J’aurais dû brûler les aîles de ce petit dieu volage ; quand je le pressais sur mon sein ; il aurait peut-être été plus constant. Depuis la fin tragique de madame la supérieure, et que tu savais être ma protectrice, il n’a pas reparu dans la maison. La douleur ainsi que le plaisir a son terme, ma chère Agathe. Je cherchai à me consoler de sa perte entre les bras d’une jeune pensionnaire, avec laquelle on m’avait logée, en attendant qu’on m’eût préparé un petit appartement ailleurs que dans la chambre de la défunte ; car je m’étais formellement expliquée, et j’avais promis de n’y rentrer jamais. Je n’étais pas peureuse ; mais l’idée de sa mort venait se retracer de tems à autre dans mon imagination, ce qui ne laissait pas de m’inquiéter cruellement.

Mademoiselle d’Entraigues (c’était le nom de ma nouvelle associée,) joignait à la figure la plus aimable, l’air et les grâces des filles du bon ton ; elle tenait à tout ce qu’il y avait de mieux dans la robe, et elle sentait véritablement sa femme de condition. Ses propos étaient assortis ; on découvrait dans ses yeux les plus aimables assassins ; ils commençaient à parler un langage non équivoque : une vive peinture de la lassiveté y retraçait déjà l’image du plaisir. Sa gorge n’était pas encore fournie, mais elle était blanche comme un lys, ferme et bien placée. Je ne te dirai rien, ma chère Agathe, de ses appas secrets ; ils étaient inexprimables, et par conséquent au-dessus de mon pinceau. Avant de décrire les beautés d’un art, il faut auparavant se sonder, pour savoir si on peut y atteindre.

Pendant l’espace de trois semaines, que j’eus le bonheur de coucher avec mademoiselle d’Entraigues, de combien de folies ne nous avisâmes-nous pas ! Une souveraine liberté présidait à tous nos jeux : nous nous soumîmes avec la plus grande docilité aux doux commandemens de l’amour. Plus d’une fois il éclaira notre défaite : plus d’une fois, nous dépouillant de toute pudeur, nous parodiâmes les emportemens de Sapho et d’Andromède.

C’est ainsi, ma chère Agathe, que mademoiselle d’Entraigues et moi, nous rendions respectivement nos tendres hommages à l’amour. Nous lui devons notre existence ; il mérite bien quelque gratitude.

Je ne sortis des bras de mademoiselle d’Entraigues, que pour me livrer à ceux de la volupté. Le toucher m’offrait des plaisirs sans nombre, et il était écrit que l’amour devait adoucir mon état.

On me logea tout à côté de sœur Agnès, qui avait été chargée, par la nouvelle supérieure, de prendre soin de mon éducation. Cette religieuse était grande et bien faite, elle avait six lustres révolus, et il n’est pas rare qu’à cet âge on connaisse tout le prix des plaisirs. Elle me répéta, en termes moins empoulés, ce que m’avait déjà dit madame la supérieure ; que j’étais destinée, par mon état, à grossir le nombre des élues du seigneur ; mais que la condition d’une religieuse n’était pas si à plaindre qu’on se l’imaginait, et qu’on avait des expédiens pour adoucir le joug de la retraite.

« L’amour, me disait-elle, pénètre aussi bien dans nos asyles, que chez les gens du monde. C’est à la faveur du déguisement qu’il emprunte, que le vulgaire imbécile nous regarde comme consacrées aux lois de la chasteté. On nous couvre d’un voile ; il le partage avec nous ; se dérobant aux yeux, il n’est plus visible, mais il n’en existe pas moins. Il règne dans nos cœurs, parcourt toutes nos veines, les enflamme, sans qu’il soit possible de nous soustraire à son pouvoir. Il se prête à notre impuissance ; et ne pouvant nous faire aimer des hommes, dont nous sommes séparées pour jamais, il nous enflamme les unes par les autres ».

Non, ma bonne amie, ajouta la sœur Agnès, ne vous persuadez pas que nos sens soient toujours à la gêne, et notre âme dans les fers. Je suis franche, je ne veux point afficher avec vous une pruderie et une gravité hors de saison. Je prétends vous associer à mes ébats clandestins, et pour vous mettre au fait de nos manœuvres, venez, que je vous donne une leçon.

Elle m’ouvrit tout de suite une petite cassette où étaient renfermés quatre god… Leur différence était extrême : on eût volontiers soupçonné qu’ils avaient été exprès fabriqués pour les quatre saisons, tant ils étaient proportionnés à l’âge. Connaissez-vous, me dit alors sœur Agnès, l’usage de ces instrumens ? Voilà la première fois, lui dis-je, que des semblables pièces frappent mes yeux ; j’en ignore la méchanique. Tenez, voilà celui qui vous convient, ajouta-t-elle, en me donnant le plus petit, et j’examinais soigneusement qu’elle s’était emparée d’un des plus gros. Suivez actuellement, continua ma maîtresse d’école, suivez mon exemple, et placez vous dans la même posture que vous me voyez placée. Je fus ponctuelle à l’ordre, et j’exécutai graduellement le nouvel exercice. Bientôt le poids victorieux du plaisir entraîna sœur Agnès : elle se pâma, elle se fondit, et tomba comme évanouie. Moi j’en étais encore au prélude : il y avait déjà long tems que mon petit dard frappait à la porte, mais une douleur secrette s’opposait à son entrée ; il en coûtait à mon cœur pour distiller la volupté. Enfin le charme se rompit, et je nâgeai dans le plaisir.

Voilà, ma sœur Agathe, quel fut le fruit de la première leçon de ma directrice. Un pareil exercice de piété n’était-il pas bien entendu ? Sois de bonne foi, ne valait-il pas une prière de rosaire ?

Sœur Agnès et moi, nous multipliâmes dans la suite, la somme de notre bonheur. Nous oubliâmes de servir Dieu, pour nous livrer à la volupté. Parfaitement initiées dans ses raffinemens, nous en étions de vraies législatrices, et nous pouvions occuper une place dans le sénat des dames romaines.

Il est inutile, ma sœur Agathe, que j’entre dans de plus longs détails. Tu sais ce que j’ai fait avec le père Anselme ; il fut le premier qui me déflora, et tu penses bien que les plaisirs qu’il me procura, étaient d’une nature trop vive pour oublier jamais de me les faire répéter.

Que de directeurs ont part aux embrassemens des nones ! Que de nones pratiquent le plaisir avec des directeurs : toute la morale du cloître ne consiste véritablement que dans la métaphysique de l’amour. En vain nos rigoristes prétendraient le contenir par des digues : en vain la rigidité de leurs maximes s’opposerait à ses torrens, principalement dans les cloîtres, ou la passion irritée par les obstacles, cherche des alimens propres à se rassasier.

Je finis ici, ma chère Agathe, le tableau de mes prouesses. Je pourrais bien encore le charger de quelques petites anecdotes ; mais ce ne serait répéter que des lieux communs, et tomber dans une monotonie qui ne serait pas supportable. Adieu ma bonne amie, rends-moi tendresse pour tendresse et répète avec moi. Vive le cloître, vive l’amour et ses plaisirs.

Christine.

FIN.