Lettres familières écrites d’Italie T.1/Suite du séjour à Florence
LETTRE XXV
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J’ai appris de vos nouvelles, mon cher Neuilly, par Maleteste et par Blancey, indépendamment de la charmante lettre que j’ai reçue de vous à Venise. Vous vouliez venir en Italie, mon roi ; c’étoit donc pour y faire un second voyage, car, à moins d’y avoir déjà été, on ne peut si bien être au fait de tout que vous l’êtes. Comment diable ! les Îles Borromées, les maisons de la Brenta, le détail de Venise et cent autres choses, vous sont aussi bien connues et vous m’en parlez comme si précisément vous les aviez devant les yeux ? combien souhaiterois-je que cette vue fût à présent effective et non idéale ; maintenant surtout
que je me trouve au milieu du cabinet du Grand-Duc et de tous les chefs-d’œuvre d’art, de sciences, de curiosités, et de douces chiffonneries, qui en font véritablement la chose la plus surprenante du monde ! Je suis si outré de ne vous y pas voir, quand je pense combien ces sortes de choses sont dans votre genre et dans votre goût, que je ne m’y trouve moi-même qu’à moitié. Je ne dis pas non sur la proposition que vous me faites de revenir ici avec vous, si jamais vous avez occasion de le pouvoir faire avec commodité ; mais, que dites-vous de la petite lanternerie queje fais ici, vous envoyant le plan de la galerie de ce cabinet, contenant les statues, selon leur ordre et leur disposition, quoique ce soit beaucoup grossir ma lettre inutilement ; mais j’ai jugé que vous ne seriez pas fâché de donner un coup-d’œil sur le bel arrangement des bustes surtout, et d’admirer comment on a pu rassembler cette suite de têtes antiques d’empereurs romains jusqu’à Alexandre Sévère, si complète que les concurrents même de l’Empire n’y manquent pas, non plus que la plupart des femmes ou filles d’empereurs. Avec cela, comme personne n’avoit encore pris ce plan de la position de chaque chose, et qu’on ne l’a pas donné dans le Musœum Vlorentinum, j’ai été bien aise de le lever, et je vous prie de ne le pas perdre. Je ne vous parle pas de ces six statues grecques, si connues, ni de l’autre appelée V Hermaphrodite ; mais, parmi celles qui sont rangées entre les bustes, de deux en deux, il y en a de dignes d’adoration, c’est-à-dire qui approchent bien fort de la beauté des six premières.
Les statues grecques surtout l’emportent sur les romaines, et vous piouvez juger du mérite de ces pièces, puisqu’il n’y en a qu’une de Michel-Ange et une du Sansovino, qui aient été jugées dignes d’avoir une place parmi elles.
C’étoit une famille bien recommandable à mon sens, par son amour pour les bonnes choses, que celle des Médicis. Rien ne fait mieux son éloge que de voir, combien, après avoir usurpé la souveraineté sur un peuple libre, elle est parvenue à s’en faire aimer et regretter. Réellement Florence a fait une furieuse perte en la perdant. Les Toscans sont tellement persuadés de cette vérité, qu’il n’y en a presque point qui ne donnassent un tiers de leurs biens pour les voir revivre, et un autre tiers pour n’avoir pas les Lorrains ; je ne crois pas que rien égale le mépris
qu’ils ont pour eux, si ce n’est la haine que les gens de Milan portent aux Piémontais. Dans le temps de la dernière guerre, les François étoient reçus à bras ouverts et les Piémontais exclus de partout. De même, à Florence, nous avons accès dans toutes les maisons, et les Lorrains n’entrent nulle part ; enfin je me suis aperçu que les Florentins ne vivent que dans l’espérance d’avoir le gendre du Roi pour Grand-Duc (1) ; et même ils s’étonnent fort que le roi n’ait pas déjà fait ce cadeau à sa fille, sans trop s’embarrasser du dédommagement qu’on pourroit donner au duc de Lorraine, dont ils n’ont pas les intérêts fort à cœur. Tl est vrai que les Lorrains les ont maltraités, et qui pis est, méprisés. M. de Raigecourt, de Lorraine, qui a tout pouvoir de la part de son maître, est homme d’esprit et a du talent, on en convient, mais on assure qu’il fait peu de cas des ménagements qui font goûter une domination nouvelle. On diroit que les Lorrains ne regardent la Toscane que comme une terre de passage, où il faut prendre tout ce qu’on pourra, sans se soucier de l’avenir.
Pour un pays qui a eu ses souvenirs propres, distribuant aux nationaux les grâces et les dignités, et dépensant, dans l’État même, les revenus de l’Etat, il n’y a rien de si dur que de devenir province étrangère. Le goût dominant de la nation seroit pour un prince de la branche d’Espagne. Ils ont vu don Carlos arriver en qualité de successeur, répandre à pleines mains l’argent du Pérou que lui fournissoit madame Farnèse, et ne rien demander à personne, parce qu’alors il n’étoit pas en position de rien exiger. Ce premier début leur a fait quelque illusion ; mais si don Carlos fût resté en Toscane, les sujets auroient payé à leur tour comme de raison. Il vient de se répandre ici un bruit sans fondement, c’est qu’un gros corps de troupes françaises marchoit pour passer les Alpes. Làdessus le marquis m’a demandé tout haut ce qu’on m’écrivoit de France à ce sujet, et si ces troupes ne seroient pas destinées à assurer la succession des Médicis à l’rnfant don Philippe. Cependant un homme de beaucoup d’esprit me disoit l’autre jour « qu’il préféroit encore les
[l ) L’infant don Philippe, depuis duc de Parme, fils du roi Philippe V.
» Lorrains aux Espagnols, parce que, dit-il, les premiers » m’ôteront bien jusqu’à ma chemise, mais ils me laisse» ront ma peau (c’est-à-dire ma liberté de penser), que » m’arracheront les seconds en ne me laissant pas le reste. » En général, continua-t-il, tout maître trouvera le secret » de nous contenter, pourvu qu’il reste à Florence, qu’il » protège les sciences, et qu’il ait le goût des arts ; car » c’est un vice capital ici que d’en manquer. » Le même homme me disoit uiie autre fois « qu’il avoit été longtemps » sans comprendre ce que vouloit dire ce proverbe de la » langue françoise : Lorrain vilain, mais qu’il en avoit » depuis peu une ample explication. Cependant, ajouta-t-il, » ils nous traitent nous-mêmes de vilains, parce que nous » ne sommes pas ici dans l’habitude d’avoir une table ou» verte : mais je leur demande quel est celui qui est le » plus vilain, de celui qui ne donne pas à manger ou de » celui qui veut manger aux dépens d’autrui.
N’avons-nous pas eu aussi nous autres François une lance à rompre contre le corps des Lorrains ? On vient de recevoir la nouvelle de la paix de Belgrade conclue entre l’Empereur et le Grand-Seigneur, par l’intervention de M. de Villeneuve, notre ambassadeur à la Porte. Cette paix n’est ni utile ni honorable à l’Empereur. Là-dessus les partisans du génie autrichien déclament contre nous, en disant que c’est là notre manière ordinaire de favoriser la Porte Ottomane au préjudice de l’Empire. Je leur ai doucement représenté que M. de Villeneuve n’étoit pas là pour décider, que leur maître avoit le choix d’accepter ou de refuser les propositions, que s’il les avoit acceptées, c’est qu’il avoit sans doute sagement prévu qu’en continuant la guerre, dans la position où il se trouvoit vis-à-vis des Turcs, il s’exposoit à n’avoir d’eux que de pires conditions. Sur quoi le primat s’est écrié brusquement : C’est votre France qui, après avoir écrasé la maison d’Autriche par le traité de Vienne, l’a laissée à la merci de ses ennemis. Sur mon Dieu 1 lui ai-je répliqué, il n’y a pas de ma faute ; ce n’est pas moi qui ai fait la paix de Vienne, et si c’eût été moi, je ne l’aurois pas faite, ou j’en aurois tiré un parti décisif pour les guerres à venir, comme il paraît que c’étoit l’avis de M. de Chauvelin.
Qu’il ait eu ou non des motifs particuliers que ses ennemis lui imputent, que nous importe, dès que l’avantage
général de l’Étal se trouvoit joint à son sentiment ? Ce qui rend ces Lorrains de mauvaise humeur contre le traité de Vienne, c’est l’échange de la Lorraine contre la Toscane. Le troc est néanmoins fort avantageux pour leur maître. On a beau alléguer l’affection à l’héritage patrimonial, quelques-millions de plus mis dans la balance y font un suffisant contre-poids.
Le prince d’Elbœuf, qui tient ici rang de premier prince du sang, tâche autant qu’il peut, par ses manières polies, de réparer les mauvaises manières des Lorrains dont il est le premier à convenir. Il joue à merveille le bon homme et l’affable ; et ce que j’y trouve le mieux, il nous fait très-bonne chère, sans aucune façon qui sente le prince. Vous connaissez la politesse innée des princes de la maison de Lorraine ; vous connaissez aussi de réputation celui dont je vous parle ici, c’est le même qui a été marié à Naples, et qui a fait en Europe tant de diverses sortes de figures, et… que je lui pardonne, tant qu’il me donnera du vin de Tokai de la cave du Grand-Duc. La princesse de Craon tient aussi une fort bonne maison et fort commode pour les étrangers. C’est une femme qui me plaît beaucoup par son air et ses manières ; et, quoiqu’elle soit grand’mère d’ancienne date, en vérité je crois qu’en cas de besoin, je ferois bien encore avec elle le petit duc de Lorraine. Son mari tient ici un grand état, ainsi que le marquis du Châtelet gouverneur de la ville. Tous ceux-ci ne sont point compris dans la haine jurée à leurs compatriotes par les nationaux. Elle se réunit toute contre ceux qui se mêlent du gouvernement, oîi ceux-ci, malgré leur naissance et leurs places, n’ont presque aucune part.
Rien ne nous venoit mieux que de trouver quelque bon débouché à Florence, car les auberges y sont détestables au possible ; j’y ai trouvé pis que ce que l’on m’avoit pronostiqué des cabarets d’Italie. La nuit y est encore pire que le jour ; de petits cousins, plus maudits cent fois que ceux qui sont en Bourgogne, avoient pris à tâche de me désoler, et me feront quitter Florence sans nul regret, soit parce que j’y ai été malade, soit que le mauvais temps qu’il fait m’ait prodigieusement contrarié.
La ville ne m’a pas plu en gros autant que les autres. Il y a cependant plus de curiosités d’un certain genre qu’on n’en trouve ailleurs, et à coup sûr plus de gens d’esprit
et de mérite. Nul autre peuple d’Italie n’égale les Florentins à cet égard ; ce sont même eux qui en fournissent souvent les autres conlrées. Ajoutez à ceci que j’y ai gagné au jeu quelques centaines de louis, ce qui devroit encore me mettre en bonne humeur ; mais la première base de la gaieté c’est la santé.
La littérature, la philosophie, les mathématiques et les arts, sont encore aujourd’hui extrêmement cultivés dans cette ville. Je l’ai trouvée remplie de gens de lettres, soit parmi les personnes de qualité, soit parmi les littérateurs de profession. Non seulement ils sont fort au fait de la littérature dans leur propre pays, mais ils m’ont paru instruits de celle de France et d’Angleterre. Ils font surtout cas des gens dont les recheixhes ont pour but quelque utilité publique protî table à toute la nation ; et j’ai vu que, parmi nos savans, ceux dont ils parlent avec le plus d’estime étoient l’abbé de Saint-Pierre pour la morale, et Réaumur pour la physique et les arts. Il faut avouer que les Florentins ont plus de facilité pour cultiver les lettres qu’aucun autre peuple de l’Italie ; ils sont aisés dans leur fortune ; ils ont du loisir ; ils n’ont ni militaire ni intrigue, ni affaires d’Etat. Toutes leurs occupations doivent donc se réduire au commerce ou à l’étude ; et à ce dernier égard les habitants de Florence ne peuvent manquer de se ressentir de toutes les commodités qu’on y a rassemblées pour eux pendant plusieurs siècles, principalement en monuments de l’antique, bibliothèques et manuscrits. Je suis assez occupé à coUationner le texte de Salluste sur plus de vingt manuscrits qui se trouvent dans la bibliothèque de Médicis, et sur une dizaine d’autres répandus ça et là. J’en userai de même au Vatican ; après quoi je pourrai croire d’avoir ce Salluste aussi correct qu’on puisse l’avoir. J’ai donné commission d’en faire autant sur les manuscrits de Suétone, qui en a infiment plus besoin, et qui est indéchiffrable en quelques endroits. Je cherche aussi à ramasser ou à prendre la notice de tous les monuments antiques qui ont un rapport direct à l’un et l’autre de ces auteurs. C’est avec des statues, des bas-reliefs et des médailles du temps que l’on, fait de bonnes notes aux historiens. Je veux surtout rassembler, autant qu’il sera possible, les portraits des principaux personnages : il me semble qu’un lecteur s’intéresse davantage aux gens qu’il connaît de vue.
Mais Maleste ne se moque-t-il pas de moi, peut-être avec quelque raison, s’il me sait assez fou pour donner dans les variantes ? Je n’en fais pas plus de cas que raisonnablement on en doit faire ; mais quand on a entrepris de donner une édition d’un ancien auteur, aussi bonne et aussi complète qu’il soit possible, il me semble que l’on doit commencer par ne rien omettre pour avoir le texte parfaitement correct, et que l’on ne peut s’assurer sans cela d’avoir fait une traduction tout-à-fait fidèle. Je suis encore plus en peine de mes notes qui ne sont que trop longues, quoique je me sois borné au seul historique qui est de mon sujet, sans toucher, qu’autant qu’il a été indispensable de le faire, au sec et insipide grammatical : encore trouvera-t-on peut-être que j’y suis trop entré. Tout ce qui est du ressort de la littérature n’est plus guère du goût de notre siècle, où l’on semble vouloir mettre à la mode les seules sciences philosophiques, de sorte que l’on a quasi besoin d’excuses quand on s’avise de faire quelque chose dans un genre qui étoit si fort en vogue il y a deux cents ans. À la vérité nous n’en avons plus aujourd’hui le même besoin ; mais en négligeant, autant qu’on le fait, les connaissances littéraires, n’est-il pas à craindre que nous ne retournions peu à peu vers la barbarie dont elles seules nous ont retirés ? Si je ne me trompe, nous avons déjà fait quelques pas de ce côté-là.
À force d’analyse, d’ordre didactique et de raisonnements très-judicieux, où il ne faudroit que du génie et du sentiment, nous sommes parvenus à rectifier notre goût en France, au point de substituer une froide justesse, une symétrie puérile, ou de frivoles subtilités métaphysiques, au grand goût naturel de l’antique, qui régnoit dans le siècle précédent.
Mille embrassements à nos amis. Que dites-vous de l’aventure de Bufîon ? Je lui ai écrit de Venise, et j’attends avec impatience de ses nouvelles. Je ne sache pas d’avoir eu de plus grande joie que celle que m’a causée sa bonne fortune, quand je songe au plaisir que lui fait ce Jardin du Roi. Combien nous en avons parlé ensemble ! combien il le souhaitoit et combien il étoit peu probable qu’il l’eût jamais à l’âge qu’avoit Dufay ! Ecrivez-moi souvent, et toujours désormais à Rome, poste restante. Adieu mon cher objet ; si je ne savois combien vous avez le cœur sensible, je ne croirois pas que vous pussiez m’aimer autant que je vous aime.