Lettres familières écrites d’Italie T.1/Mémoire sur Florence

LETTRE XXIV
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À M. DE QUENTIN


Mémoire sur Florence.
4 octobre.


J’avois commencé, mon cher Quintin, à brocher à l’ordinaire un bout de mémoire sur les peintures et les sculptures de Florence ; je comptois, quand le papier seroit rempli, le mettre sous une enveloppe à votre adresse ; mais je vois, par votre lettre, que vous êtes plus difficile à satisfaire à cet égard que je ne l’aurois cru. Il vous faut une belle et bonne description détaillée. Eh bien ! vous l’aurez, mais à ma manière, et sans préjudice du mémoire qui vous sera envoyé, tout brut, comme il est, par-dessus le marché. Voici donc une description abrégée de Florence, réduite à vingt petites pages, attendu la discrétion du prêteur.

À tout seigneur tout honneur, commençons par la cathédrale, vieux, vaste et beau bâtiment, tout revêtu en dehors de marbres à compartiments, rouges, noirs et blancs, du dessin d’Arnolfo di Canbio[1], écolier de Cimabue. Il n’y a point de portail, c’est la coutume ; on a barbouillé sur la façade une architecture à fresque en attendant mieux[2]. L’intérieur est d’une belle proportion


€t pavé de marbres à compartiments ; mais le chœur surtout est vraiment beau et singulier dans sa construction, formée en octogone par des colonnes ioniques et accouplées. Il est ouvert de tous côtés en arcades, et fermé par •en bas d’une balustrade, sur la partie intérieure de laquelle sont force bas-reliefs. Le Dôme est pareillement octogone. On l’admire extrêmement comme le plus ancien ■et peut-être le plus beau qui ait été fait. Brunelleschi en est l’architecte. On dit que I^lichel-Ange aimoit si fort ce Dôme, que, partant pour aller faire celui de Saint-Pierre de Rome, il alla prendre congé de lui, et lui dit : Adieu, mon ami, je vais faire ton pareil, mais non pas ton égal.


Voilà un propos des Florentins : chacun vante sa marchandise ; mais il ne faut pas avoir de trop bons yeux pour reconnaître que le Dôme de Saint-Pierre n’est ni pareil ni égal à celui-ci, mais si supérieur que cela ne se compare point.


Le Jugement dernier y est peint à fresque, par Frédéric Zucchero, de manière assez bizarre, et la petite lanterne, par le Vasari. Sur le maître-autel, en devant, sont deux bonnes statues d’un Christ mort, soutenu par un ange, et Dieu le père assis, toutes trois de Bandinelli ; et derrière, un autre groupe d’un Christ mort, sur les genoux de la Vierge, par Michel-Ange, et qu’il a laissé imparfait, parce qu’il y avoit des fautes dans le marbre. C’est dans cette église qu’a tenu le concile général pour la réunion des Orecs{‘I) ; j’ai vu, outre cela, dans le mêmfi lieu, force bustes et tombeaux du Giotto, du Dante, d’Ange Politien, de Marsile Ficin. À côté est le Campanile ou clocher isolé, riche, élégant et excellent au possible, tout incrusté comme l’église de marbre blanc, noir et rouge. Le dessin est du Giotto ; les statues qui l’accompagnent sont assez belles, surtout un vieillard à tête chauve, de Donatello.


Vis-à-vis de l’église est un vieux temple de Mars, de figure octogone, qu’on a métamorphosé en baptistère

(j) .Fai vu maints chapitres de moines, Et maints chapitres de chanoines, Qui pour néant se sont ainsi tenus.


Lafontainb (Cilation de De Brosfes.)


contre l’intention des fondateurs. Il est ouvert par trois portes de bronze, sur lesquelles sont moulées on petits cadres les histoires du Vieux Testament. On prétend encore que Michel-Ange les jugeoit dignes d’être les portes du paradis ; mais ce n’est pas la seule sottise qu’on lui fasse dire (1). Quoiqu’il en soit, si ceux qui les admirent tant avoient vu les portes du châtean de Maisons, près Saint-Germain, je crois qu’ils feroient de belles exclamations. Sur chacune de ces trois portos sont trois statues. Saint Jean disputant avec un docteur et un pharisien, assez bon ; la Décollation de saint Jean, belle ; le Baptême de Jésus-Christ, assez méchant. Je suis fâché que ce soit le Sansovino qui l’ait fait, car il est de mes amis.


Le dedans de l’édifice est soutenu par seize colonnes de granit, et comblé par un dôme peint en mosaïque, à fond d’or, par Tafî, très-ancien peintre. L’ouvrage est un peu moins méchant que le dôme de Saint-Marc, à Venise, c’est-à-dire qu’il n’est qu’archi-détestable. Au-dessus du grand autel est un Saint Jean porté au ciel par des anges, groupe assez médiocre ; mais les douze Apôtres, qui sont dans le tour de la rotonde, sont de bonnes mains. Il y a une Madelaine en bois, par Donatello, grandement prisée, qui est tellement sèche, noire, échevelée et effroyable, qu’elle m’a pour toujours dégoûté de la pénitence.


À l’autre bout de la rue, vis-à-vis, se trouve la petite église des Jésuites, qui a un assez joli portail de la façon d’Ammanato ; elle est assez propre en dedans. J’y ai trouvé deux bons tableaux, l’un de la Prédication de saint François-Xavier, l’autre de la Cananéenne, par le Bronzino, dont l’expression est excellente, mais le coloris fort négligé ; défaut presque général chez les peintres florentins.


Pour me débarrasser tout de suite des églises, les principahs, après le Dôme, sont l’Annonciade, dans une place bâtie régulièrement à portiqueig, de trois côtés. En

(I) Les porles de bronze du Bnllislerio sont au nombre de quatre. La plus ancienne est d’Andréa de Pise, contemporain de Glotto, et les trois autres, auxquelles s’applique le mot deI\licliel-Anue,de Lorenzo Gbiberti. Vasari a donné, dans la bioffrapbie de Gbiberti, l’explication des soixante sujets traités dans ces trois portes auxquelles Gbiberti travailla quarante ans de sa vie, comme sculpteur, ciseleur et fondeur.


entrant dans le cloître qui précède l’église, on trouve le tombeau et le buste d’Andréa del Sarto. Je remarque ceci particulièrement, parce qu’il n’est pas possible de trouver nulle part ailleurs une plus belle physionomie d’homme. Il a peint à fresque un des cloîtres du couvent ; et la Vierge, assise au-dessus de la porte (la Madonna del Sacco) (1) passe pour le meilleur ouvrage qu’il ait jamais fait ; c’est, pour le dire en passant, de tous les .peintres florentins celui qui m’a paru le meilleur. Le plafond delà nef est fort doré, et la voûte du chœur admirablement peinte par Franceschiui Volterrano, qui y a représenté l’Assomption de la Vierge dans le ciel, et j’ai pris garde qu’il a eu soin de ne mettre dans le ciel que les saints qui pouvoient honnêtement y être selon la chronologie.


Je laisse toutes les autres peintures pour ne m’arrêter qu’à celle de la riche chapelle de l’Annonciade, qui fut faite par miracle, tandis que le peintre qui y travailloit s’étoit endormi. Les murs de cette chapelle, quoique tous d’agates et de calcédoines, sont recouverts, du haut en bas, de bras, de jambes et autres membres d’argent, qu’y ont consacrés ceux qui ont eu la grâce d’être estropiés. En France, nous nous contentons de porter aux processions des têtes sur des brancards ; dans le reste de l’Italie, ils portent des madones ; mais ici ils n’en font pas à deux fois : ils portent le maître-autel de la chapelle tout brandi.


Saint-Marc, aux Jacobins, a un riche plafond, un maître-autel fort orné, une chapelle de Saint-Antoine qui ne manque pas de mérite, une assez belle tribune d’orgues, quelques tableaux des meilleurs qui soient ici, par Santi Titi et Fra Bartolomeo (2), une noce de Cana, et un tombeau de Pic de la Mirandole, dont l’épitaphe est trop connue pour vous la rapporter. C’est de cette maison qu’ctoit le bonhomme Savonarola,

“[Que l’on fit cuiro en feu clair et vermeil . « Dont il mourut par faute cV appareil. »

(I ) La Madone a » Sac, ainsi nommée parce qu’elle Rit payée un sac de farine à Andréa dei Sarto.


(2) Les tableaux de Fra Bartolomeo sont h la Pinncolhéqiie, galerie des lîeaux-Arts.


Il y a là une grande et belle bibliothèque fort riche en manuscrits, surtout en manuscrits grecs fort anciens, qui viennent la plupart du célèbre NicoloNicoli ; plus, une grande parfumerie ou se composent les quintessences de Florence, par le moyen desquelles les bons moines volent tant qu’ils peuvent les étrangers, le tout ad majorem Dei gloriam.


Sainte-Croix est un bâtiment antique assez majestueux, construit par maître Arnolfo di Lapo. Je laisse les tableaux, parce qu’ils ne sont que passables à mes yeux, trop gâtés par les peintures exquises de Venise et de Bologne, pour ne vous parler que des tombeaux de Leonardo Bruni Aretino ; de celui de Michel-Ange, orné de trois’ statues représentant la Peinture, l’Architecture et la Scultpture, faites par trois de ses écoliers, et de son buste fait par lui-même, et de celui de Galilée, plus beau qu’aucun des précédents. L’Astronomie et la Géométrie accompagnent un médaillon contenant le portrait de ce restaurateur de la bonne philosophie, au bas duquel on a dépeint en or, sur le lapis, la planète de Jupiter, avec les quatre satellite^ qu’il découvrit. C’est un particulier qui a fait construire en dernier lieu ce monument, pour honorer la mémoire de ce grand homme, et les frais ont été pris sur un legs que Viviani, élève de Galilée, avoit fait pour cela par son testament.


N’oubliez pas de voir dans cette église l’admirable chapelle des Niccolini, toute simple, faite en entier de marbre de Carrare, sans autres ornements que cinq statues de même matière. Vous ne croiriez pas pouvoir jamais rien trouver de plus noble, si vous ne passiez dans le cloître, oîi se trouve la chapelle des Pazzi, d’ordre corinthien, que je ne donnerois pas, je crois, tout imparfaite qu’elle est, pour le temple d’Ephèse. Vous pouvez aussi, puisque vous êtes là tout porté, donner un coup d’œil à la bibliothèque qui n’est pas mal composée.


Saint-Laurent, d’une belle architecture en dedans, n’a rien d’ailleurs de plus considérable qu’un tombeau en porphyre, de Jean et de Pierre de Médicis, dans l’ancienne sacristie, et les deux fameuses chapelles des Médicis. La première est toute de la main de MichelAnge, soit pour l’architecture, soit pour la sculpture ; c’est en faire assez l’éloge. D’un côté est le tombeau de


Julien de Médicis, sur lequel sont couchées des statues parfaitement correctes et bien dessinées, représentant le Jour et la Nuit ; au-dessus, dans une niche, est la statue de Julien, assise. L’autre tombeau, de Laurent de Médicis, est tout-à-fait pareil au premier (1) ; les deux statues sont le Crépuscule et l’Aurore. Tout cela est parfaitement beau et n’a nulle grâce, mais seulement beaucoup de force ; les deux statues de Julien et de Laurent m’ont paru les plus belles. Michel-Ange craignoit-il qu’on doutât qu’il étoit grand dessinateur et savant anatomiste ? Il muscle ses femmes comme des Hercules et dédaigne d’imiter le bon goût de l’antique, dont il s’est approché dans son Bacchus de la Galerie, pour faire voir sans doute qu’il réussiroit dans ce genre, s’il vouloit s’y adonner. L’autre chapelle est la merveille de Toscane, du moins pour les richesses ; ‘elle est vaste comme une église, octogone, à dôme, si remplie de pierres précieuses, travaillées avec tant de soin et si polies, que l’œil en est ébloui. Tous les murs, du haut en bas, en son revêtus ; le jaspe sanguin est une des choses communes de ce revêtissement. Le ciel du dôme (2), ou du moins la frise, car il n’y a encore que cela de fait, est de lapis lazuli, étoile d’or. Chaque angle a dans son encoignure un pilastre d’albâtre, à corniche de bronze doré, et chaque face une grande niche de pierre de touche, dans laquelle est alternativement un tombeau de granit et un de porphyre ; sur le tombeau, un oreiller de jaspe rouge, bordé d’émeraudes et de diamants ; sur l’oreiller une couronne d’or, et dans le haut de la niche une statue de bronze d’un des Grands Ducs, dont cette cha[)elle fait la sépulture. Toutes ces richesses sont surpassées par la magnificence incroyable du maître-autel. Vous vous imaginez là-dessus que les palais des fées n’ont pas autant d’agréments que cette chapelle, et vous vous trompez fort. Avec les sommes immenses qu’on y emploie depuis un siècle et demi et le faste qu’on y a répandu, cela ne fait qu’un tout assez triste et nullement agréable. La chapelle Niccolini, toute simple et toute blanche, me paraît infiniment préférable,

M) La statue de Laurent est le célèbre Pensieroso. (2) Ce dôme est achevé et couvert de peintures très-médiocres du cavalière Benveuuti.


et me confirme dans l’opinion que le bon goût sert beaucoup mieux que la magnificence. Cette riche chapelle est fort loin encore d’être achevée, et probablement ne le sera jamais. La pauvre Florence a furieusement perdu en perdant ses Médicis, les pères des sciences et des arts.


C’est dans cette maison qu’est la bibliothèque de Médicis dont je vous ai parlé. Le vestibule est d’une construction bizarre au dernier point : au lieu de mettre les colonnes au-dehors des murs, à l’ordinaire, on a pratiqué des niches creuses pour les poster dans l’enfoncement. Il faut croire que cela est admirable, car c’est Michel-Ange qui l’a fait ; pour moi, j’avoue mon ignorance, et je ne vois pas ou est le gentil de ceci. L’escalier, à trois rampes parallèles et à marches contournées en rond, en volutes, en carrés, en ressauts, n’est pas d’un effet moins extraordinaire, mais il a quelque chose de riche et de magnifique. Toute la galerie des livres est pareillement du dessin de Michel-Ange, de même que le pavé. Les vitres sont peintes en arabesques du goût de Watteau.


Au-dessous de la grande chapelle, il y en a une autre souterraine, qui n’a rien de curieux qu’un Christ en croix de Jean de Bologne, qui a d’un côté une Mater Dolorosa de Michel-Ange, et un Saint Jean d’un de ses écoliers.


Au sortir de Saint-Laurent, on trouve dans le coin de la place une espèce de gros piédestal (1) sur lequel est un bas-relief représentant des prisonniers de guerre amenés au grand Côme ; c’est un morceau de marque du Bandinelli.


Santa- Maria -Novella est toute incrustée en dehors, -comme la cathédrale, de marbre noir et blanc. Je crois que c’est une des meilleures de Florence pour sa grandeur et sa belle proportion. Il y a nombre de peintures du bon temps, soit du Vasari, soit de Santi Titi ou du Bronzino, dont la meilleure est la Samaritaine, de ce dernier.


Tous les peintres d’ici dessinent assez correctement ; mais ils n’ont qu’un coloris dur et tranchant, sans aucune harmonie, et très-peu de bonnes ordonnances. Il ne faut

(I ) Sur ce piédestal est maintenant la statue du chef de condottieri Giovanni délie Bande Nere.


pas être la dupe de tout ce que dit le Vasari à l’honneur de son École Florentine, la moindre de toutes, du moins à mon gré. Je laisse ceux-là, pour m’attacher à ceux du méchant temps comme plus curieux ; ainsi je vous ferai voir par préférence la Madone de Cimabue,, qui est probablement le premier tableau point dans l’Ecole Florentine, et qui ne me paraît point indigne d’un peintre de jeu de paume. Il n’y a ni dessin, ni relief, ni coloris dans ce tableau, que je ne puis mieux comparer qu’aux peintures sur les écrans de 2 sous. C’est un simple trait mal fait et barbouillé, à plat, de diverses couleurs. Les peintures du Giotto, successeur de Cimabue, sont beaucoup meilleures, quoique fort mauvaises.


La Chapelle Espagnole, peinte par Gaddo Gaddi, où il commence à y avoir du coloris, mais pas encore la plus petite ombre de dessin. Le cloître, en camaïeu vert, par Vecchio, qui, quoique méchant au possible, a des expressions qui ne déplaisent pas. La Vie de la Vierge et celle de saint Jean, dans le chœur, d’une manière plus moderne et qui commence à être bonne, par Domenico Ghirlandajo, mais surtout un devant d’autel, l’Enfer, le Paradis et le Purgatoire du Dante, à la chapelle Strozzi, par Orcagna, ditCione, qui y a mis son nom et le millésime 1357. On y trouve des idées tout-à-fait pittoresques, du feu, une composition hardie et de belles et bonnes têtes. C’est tout ce que j’ai vu de mieux pour être d’une aussi grande antiquité. Il faut remarquer aussi la sacristie qui est trèspropre et bien ornée.


Les pères de l’Oratoire et les Bénédictins ont d’assez bonnes architectures intérieures. Ces derniers possèdent une bibliothèque, ou plutôt un cabinet de livres, mais très-bien choisis, et force bons manuscrits.


Sainte-Félicité, église toute neuve et fort jolie, d’ordre corinthien architrave, où est le tombeau de Guichardin. Saint-Michel, fort orné de statues en dehors, et dont la principale est le Saint-Georges du Donatello.


Le vaste temple du Saint-Esprit, excellent ouvrage de Brunelleschi, tout de colonnes corinthiennes de pierres grises. Le chœur, qui est comme un petit temple au milieu du grand ; le baldaquin et le riche maître-autel de pierres précieuses, n’en sont pas le moindre ornement, sans parler de quantité de bonnes statues et de peintures


que je passerai à l’ordinaire, pour ne m’arrôter qu’à un seul morceau du Giotto, un peu moins mauvais que ceux de Cimabue. Les cloîtres de ce couvent sont les plus beaux de la ville.


En voilà assez sur ce chapitre. Je supprime le reste, ou parce qu’il ne me paraît pas valoir la peine d’être rapporté, ou parce que je ne l’ai pas vu. Une impertinente lièvre double-tierce qui m’avoit déjà un peu lanterné en partant de Venise, vouloit renouveler connaissance avec moi et me faire perdre du temps. Je l’ai expédiée en bref avec tout l’attirail de : « CUsterium donare, en-mita sei« gnare, postea purgare. »

Parmi les palais, celui de Strozzi (t) mérite, quoique non terminé, de tenir le premier rang par son admirable architecture, tant extérieure qu’intérieure. L’ouvrage est de Scamozzi et de Buontalenti. Après celui-là je donne la pomme à la petite maison Ugolini. Il y a tant d’autres palais, que ce seroit folie de les vouloir parcourir. Ils m’ont paru, quand je les ai vus lors de ces nombreuses assemblées dont je vous ai parlé, fort vastes et remplis de peintures, que je ne pouvois pas examiner à mon aise. Je ne m’arrêterai guère qu’à l’immense palais Riccardi, autrefois la demeure (2) des Médicis ; mais le marquis Riccardi ne l’a pas apparemment trouvé assez grand pour lui, car il l’a fait encore augmenter. Il est tout construit en rustique par Michellozzo, avec des corniches soutenues par des colonnes du dessin de Michel-Ange. La cour est à colonnades, avec un jet d’eau au milieu, et les murs sont bâtis d’inscriptions antiques bien arrangées ; les appartements sont ennuyeux à force d’être grands : ils sont assez garnis de beaux tableaux . La galerie est peinte par Lucca Giordano ; c’est la principale pièce de la maison, à cause . de certaines grandes armoires toutes remplies de bronzes et meubles antiques, et d’une quantité prodigieuse d’admirables camaïeux et pierres gravées antiques, parmi lesquelles est le fameux cachet d’Auguste, représentant un sphinx ; c’est peut-être celui dont parle Suétone. Il est

(1) Ce palais, aujourd’hui (ermiiié, appartient toujours à la famille Strozzi.


(2) On en a fait récemment une caserne occupée par les troupes autrichiennes.


substitué à perpétuité dans cette maison, et le testateur a mis une clause prohibitive de le remuer de l’endroit ou il est scellé, à peine de dix mille écus d’aumône. J’ai vu dans cette galerie (1] le plus grand lustre de cristal de roche, qui soit à ma connaissance ; il a bien dix pieds de haut. Près de là est la bibliothèque, dont le vaisseau est extrêmement orné ; elle n’est pas fort grande, mais plus de la moitié est composée de fort bons manuscrits, entre autres les deux Pline d’une grande antiquité. Le bibliothécaire, nommé Lami, est un des savants hommes d’Italie.


La maison Niccolini a quantité de statues, bas-reliefs et bustes antiques rares, et un fameux médailler.


Gherini a de beaux et agréables appartements, ornés à la françoise avec des cheminées de glaces ; ce qui est trèsrare en Italie. On y trouve des porcelaines de vieux Japon, dont la grandeur est le principal mérite ; une collection de tableaux nombreuse et bien choisie, et un cabinet tout revêtu de glaces et de tableaux posés sur les glaces.


Gualtieri a un recueil immense de coquilles, dont il fait imprimer et graver la suite.


La collection de Bâillon, François, n’est pas moindre ; mais elle excelle encore plus dans la suite des plantes marines, des marcassites et de toutes les pierres imaginables, depuis le sable qu’on foule aux pieds jusqu’aux diamants couleur de rose. Tout cela est rangé dans un ordre très-propre à prendre la nature sur le fait dans la formation de ses ouvrages, et le livre chimique et physique auquel il travaille là-dessus, me parut instructif et bien digéré. J’ai retenu de bonnes leçons de sa façon.


Le baron de Stock, Allemand, a un recueil incroyable, surtout en ce qui concerne la géographie, l’architecture et les édifices anciens et modernes, entre autres quantité de plans levés de la main de Raphaël, de bâtiments antiques et de dessins d’arabesques, copiés de sa main, et déterrés dans ces monuments où ils étoient presque effacés ; ce qui sert à prouver que c’est dans l’antique que Raphaël a trouvé tous les beaux dessins de ce genre qu’il

(I) Cette galerie n’offre plus lien de curieux que les fresques trèsbien conservées de Luca Giordano. La chapelle du palais Ricardi, négligée par De Brosses, est entièrement décorée de fresques de Benozzo (iozzoU,entr’autresl’irfora ?io »c/esMayêS,les plus remarquables de Florence.


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a exécutés depuis. Ce Stock vient d’être chassé de Rome comme espion du Prétendant ; il s’est réfugié ici, où l’on vouloit lui faire le même traitement, si le voi d’Angleterre n’eût déclaré qu’il l’y maintiendroit par toutes les voies imaginables ; cela n’a pas servi à diminuer les soupçons qu’on avoit. Voici une petite histoire assez comique que j’ai ouï conter de lui en France. Hardion, notre confrère, montroit le cabinet du roi, à Versailles, à plusieurs personnes, du nombre desquelles étoit ce galant homme. Tout-à-coup certaine pierre, fort connue de vous, sous le nom de cachet de Michel-Ange, se trouva éclipsée. On chercha avec la dernière exactitude : on se fouilla jusqu’à se mettre nu, le tout sans succès. Hardion lui dit : « Mon» sieur, je connois toute la compagnie, vous seul excepté ; » d’ailleurs je suis en peine de votre santé ; vous paraissez » avoir un teint fort jaune, qui dénote de la plénitude. Je » crois qu’une petite dose d’émétique, prise sans déplacer, » vous seroit absolument nécessaire. » Le remède pris sur-le-champ fît un effet merveilleux, et guérit ce pauvre homme de la maladie de la pierre qu’il avoit avalée.


Je me suis aussi amusé à voir le théâtre des combats d’animaux (1), fort joliment construit en loges de pierres grises, avec une arène ou parterre au milieu. La ménagerie est à côté ; il y a une lionne qui rapporte comme un barbet, un tigre d’une grandeur démesurée et beau comme un ange, avec deux petits tigrons qui sont bien du plus méchant caractère que l’on puisse se figurer.


Il faut voir aussi une autre espèce de ménagerie ; c’est la salle de l’Académie de la Crusca, où le siège de toutes les chaises sur lesquelles on se met est une hotte, et le dos une pelle à four ; le directeur est élevé sur un trône de meules ; la table est une pétrissoire, les garde-robes sont des sacs : on tire les papiers d’une trémie. Celui qui les lit a la moitié du corps passé dans un bluteau, et cent autres coïonneries relatives au nom de la Crusca, qui signifie son de farine ; car le but de son institution est de bluter et ressasser la langue italienne, pour en tirer ce qu’il y a de plus fine fleur de langage, rejetant ce qu’il y a de moins pur. Vous savez combien cette académie est célèbre et mérite de l’être ; mais ce n’est

(I) N’exi.ste plus.


assurément pas par cette puérile allusion qu’on ne doit imputer, ainsi que les noms bizarres que se sont donnés la plupart des académies d’Italie, qu’au mauvais goût qui étoit en vogue lorsqu’elles ont commencé. Mais jusqu’à présent nous n’avons fait que peloter. Allons au Vieux Palais et passons devant le marché neuf, construit en halle à colonnades de bon goût, au-devant de laquelle est un sanglier de cuivre qui jette de l’eau. C’est un jeune gentilhomme fort bien tourné.


Ce Vieux Palais n’est autre chose par lui-même qu’une vieille bastille, surmontée d’un grand vilain donjon. Il est aussi obscur et massif au-dedans qu’en dehors, soutenu par de grosses méchantes colonnes avec des statues assortissantes, dans lesquelles il ne faut pas confondre une fontaine d’un joli petit enfant de bronze qui étrangle un poisson. Les appartements d’en bas sont peints par le Vasari, Salviati et Frédéric Zuccari. La première chose qu’on trouve en montant est un salon un peu plus grand qu’une place publique, il sert à donner des fêtes ; le plafond, à trente-quatre compartiments, est peint par le Vasari, qui y a représenté les conquêtes des Florentins, dans le fond est le groupe d’Adam et Eve et du serpent ; c’est le chef-d’œuvre de Bandinelli ; vis-à-vis, sur l’estrade » les statues de Léon X et de Clément Vil, de Jean, d’Alexandre et du grand Côme de Médicis, toutes du même Bandinelli ; dans les côtés la Victoire et un Prisonnier, groupe de Michel-Ange ; et six autres groupes d’Hercule, qui étouffe Anthée, qui porte le ciel, qui tue le Centaure, qui défait la reine des Amazones, qui emporte le sanglier d’Erymanthe, qui jette Diomède aux chevaux ; le tout de la main de Rossi : le dernier est le meilleur. Dans le haut sont les cabinets contenant des richesses prodigieuses de toute espèce ; savoir : une vingtaine de grandissimes armoires toutes remplies de vases d’argent ciselés à l’usage soit de la chapelle, soit de la chambre ou du buffet ; un châlit à quatre colonnes, tout de lapis, jaspe ou agate, monté en vermeil ; un équipage de cheval, dont la selle, les étriers et la bride sont de turquoises et la housse de perles. Un parement d’autel de six pieds de long, d’or massif ciselé, avec des inscriptions de rubis. C’est un vœu de Côme It (I), qui est représenté en émail, vêtu {i) Le Yœude Côme est à la collection des Gemmes, Galerie des Offices.


d’émeraude et de diamants : des services de vaisselles d’or. — D’autres armoires pleines de couronnes, sabres, poignards, vases, écussons, coupes, etc. ; tout cela fait ou garni des différentes pierres dont on fait les bagues ; et enfin le fameux original du Digeste, connu sous le nom de Pandectes Florentines ; c’est un manuscrit en deux volumes in-folio, très-bien conservé, écrit en grosses lettres non majuscules : on le croit du temps même de Justinien. Entre chaque feuillet on a mis, pour le conserver, un autre feuillet de satin vert. Ce livre est un présent que les Pisans firent aux Florentins, en reconnaissance de ce qu’ils avoient bien conservé leur ville pendant une expédition d“outre-mer qu’ils avoient été fairo, et pendant laquelle ce livre a voit été trouvé à Amalfi. Jadis on ne le montroit ici qu’avec de grandes considérations, en allumant des cierges et se mettant à genoux ; aujourd’hui on le fait voir très-familièrement, ce qui prouve combien la robe perd tous les jours de son crédit.


Le Vieux Palais communique au cabinet du GrandDuc (1). Ah ! nous y voici donc ; serai-je assez hardi pour mettre le pied dans cet abîme de véritables curiosités ? mais si j’y entre, dites adieu à votre pauvre Brossette ; c’est un homme confisqué, noyé. Cependant, il en faut sauter le bâton, ne fût-ce qu’afin que, quand Quintin en voudra faire l’emplette, il n’achète pas chat en poche.


Vous saurez donc que ce qu’on appelle le Cabinet du Grand-Duc sont les deux côtés parallèles d’une assez longue rue, qui se rejoignent à l’un des bouts par un corps de logis percé dans le bas de trois arcades, le tout d’ordre dorique uniforme, si bien exécuté par le Vasari que Michel-Ange n’a jamais rien fait de mieux à mes yeux. Ces deux lignes de la rue forment deux galeries qui ont dans leur double contour quantité de cabinets ou salons remplis de tant de choses diverses, que je prétends ne vous en dire qu’un mot en gros, seulement pour vous en donner une notion.


Les galeries qui se communiquent tout d’une pièce par le corps de logis du fond contiennent les bustes et les statues, alternativement deux bustes et une statue, avec de grands groupes dans les angles et dans les fonds.


(I) Musée Degl Lffizi.


==Page:Charles de Brosses - Lettres familières écrites d’Italie - ed Poulet-Malassis 1858.djvu/223== r _ 197 _ ’


Rien n’est placé là qui ne soit antique, et deux statues modernes seules ont mérité d’y avoir place ; ce sont les deux Bacchus, chefs-d’œuvre, l’un de Michel-Ange, l’autre de Sansovino. Cela posé, je ne m’amuserai pas h, vous faire l’éloge de ce peuple de pierre ; je remarquerai seulement combien, par la comparaison que le voisinage m’a donné lieu de faire, j’ai trouvé les Grecs au-dessus des Romains. Les bustes sont encore plus précieux, non pas tant par l’ouvrage qui est cependant excellent, que parce qu’ils font une suite parfaitement complète de toutes les têtes d’empereurs romains depuis Jules-César jusqu’à Alexandre Sévère ; les usurpateurs même ou les concurrents n’y sont pas omis ; et outre cela, il y a une quantité de femmes ou filles de ces empereurs. Je suis toujours émerveillé de voir comment on a pu rassembler tous ces morceaux (1), parmi lesquels il y en a qui probablement sont uniques. Depuis Alexandre jusqu’à Constantin, la suite est continuée, mais fort incomplète, et c’est une chose assez curieuse que de voir la décadence de l’art cheminer d’un pas égal avec la décadence de l’Empire, de sorte que les derniers ne valent quasi plus rien. Les plafonds de ces galeries sont peints en arabesques charmantes par les élèves de Raphaël.


Dans le vestibule, quantité d’inscriptions, d’urnes et de bas-reliefs avec deux gros chiens grecs, de la taille du bon Sultan, autrement dit Pluton.


Dans le premier cabinet une haute colonne torse à cannelures, d’albâtre oriental transparent ; une suite de petites idoles égyptiennes ou asiatiques, une suite d’autres idoles grecques ou romaines, un choix des plus beaux bustes de bronze, un très-grand lustre tout d’ambre jaune transparent, au travers duquel on voit en dedans la généalogie de la maison de Brandebourg, en ambre blanc… un cabinet de lapis lazuli ; et une grande table de fleurs et de fruits parfaitement représentés au naturel, en pierres précieuses.


Dans la seconde pièce, trois superbes cabinets sous des pavillons. Le premier d’ivoii’e, contenant toutes sortes d’ouvrages infiniment curieux, soit en sculpture, soit au tour. Le second d’ambre, rempli d’ouvrages du même

(I) Au nombre aujourd’hui de soixante-dix-neuf. Rien n’est placé là qui ne soit antique, et deux statues modernes seules ont mérité d’y avoir place ; ce sont les deux Bacchus, chefs-d’œuvre, l’un de Michel-Ange, l’autre de Sansovino. Cela posé, je ne m’amuserai pas à vous faire l’éloge de ce peuple de pierre ; je remarquerai seulement combien, par la comparaison que le voisinage m’a donné lieu de faire, j’ai trouvé les Grecs au-dessus des Romains. Les bustes sont encore plus précieux, non pas tant par l’ouvrage qui est cependant excellent, que parce qu’ils font une suite parfaitement complète de toutes les têtes d’empereurs romains depuis Jules-César jusqu’à Alexandre Sévère ; les usurpateurs même ou les concurrents n’y sont pas omis ; et outre cela, il y a une quantité de femmes ou filles de ces empereurs. Je suis toujours émerveillé de voir comment on a pu rassembler tous ces morceaux[3], parmi lesquels il y en a qui probablement sont uniques. Depuis Alexandre jusqu’à Constantin, la suite est continuée, mais fort incomplète, et c’est une chose assez curieuse que de voir la décadence de l’art cheminer d’un pas égal avec la décadence de l’Empire, de sorte que les derniers ne valent quasi plus rien. Les plafonds de ces galeries sont peints en arabesques charmantes par les élèves de Raphaël.

Dans le vestibule, quantité d’inscriptions, d’urnes et de bas-reliefs avec deux gros chiens grecs, de la taille du bon Sultan, autrement dit Pluton.

Dans le premier cabinet une haute colonne torse à cannelures, d’albâtre oriental transparent ; une suite de petites idoles égyptiennes ou asiatiques, une suite d’autres idoles grecques ou romaines, un choix des plus beaux bustes de bronze, un très-grand lustre tout d’ambre jaune transparent, au travers duquel on voit en dedans la généalogie de la maison de Brandebourg, en ambre blanc… un cabinet de lapis lazuli ; et une grande table de fleurs et de fruits parfaitement représentés au naturel, en pierres précieuses.

Dans la seconde pièce, trois superbes cabinets sous des pavillons. Le premier d’ivoire, contenant toutes sortes d’ouvrages infiniment curieux, soit en sculpture, soit au tour. Le second d’ambre, rempli d’ouvrages du même


genre en ambre. Le troisième, fort supérieur aux deux autres, est d’albâtre avec un pareil assortiment.


Deux autres cabinets ou châssis de glaces, ayant audedans le spectacle horrible et dégoûtant, l’un d’un charnier, l’autre d’une peste exécutée en cire (1).


Deux tables, l’une de jaspe de rapport, faisant un paysage ; l’autre représentant le plan de Livourne en pierres précieuses, avec la mer en lapis lazuli onde.


Dans lo troisième, un cabinet d’ébène, où le vieux Breughel a peint l’Ancien et le Nouveau Testament, en petits tableaux sur pierres précieuses ; au-dedans est une Descente de Croix, bas-relief en cire par Michel-Ange, et douze statues d’ambre assez grandes ; une grande cuvette antique d’agate ; des anatomies en cire.


Dans la quatrième, une sphère armillaire prodigieusement grosse et toute dorée, selon le système de Ptolémée. Une pierre d’aimant portant quarante livres, et force instruments d’astronomie et de mathématiques.


Dans la cinquième, la statue grecque appelée l’/Zerwaphrodite (2), femelle de la ceinture en haut, et mâle de la ceinture en bas. Un colosse grec représentant un instrurnent à forger le genre humain. Ma foi ! cela mérite pour le coup d’être appelé une belle machine. Il faut que toutes les autres baissent pavillon devant celle-là ; elle est montée sur deux pattes de lion, et ceinte par le milieu d’un collier où sont suspendues toutes sortes d’oiseaux à têtes, non de celles qui se portent sur les épaules ; et enfin, pour comble de folie, elle est coiffée de l’autre machine sa compagne ordinaire, si petite et si peu assortissante, qu’on peut recueillir de là ce point d’érudition, qu’il falloit que les Grecs connussent dès lors le proverbe : col pazienza esputo, etc. Un therme avec tous ses attributs ; un groupe d’Amours dormant l’un sur l’autre ; un Euripide de marbre d’Ethiopie couleur de fer ; un manuscrit latin très-bien conservé, écrit à la romaine sur des tablettes de bois cirées, qui paraît être un mémoire des appointements qu’un Philippe, roi de France, donnoit

(1) Ces œuvres singulières ont été transportées à la Specola, musée aiiatomique.


(2) Presque toute semblable à celle du Musée Borghèse, qui est aujourd’hui au Hiusée du Louvre.


aux officiers qui l’accompagnoient dans un voyage : il est presque impossible de le lire. Je crois que ces feuilles appartiennent à un manuscrit tout pareil à l’un de ceux que j’ai vus à la bibliothèque de Genève, et qui a été déchiffré par le jeune Cramer, homme de beaucoup d’esprit et grand mathématicien. Quantité de bronzes ; un cabinet en architecture de pierres précieuses, toutes d’une pièce, orné de bas-reliefs d’or sur un fond d’agates. Un autre petit cabinet fait en médailler, contenant des cadres, sur chacun desquels sont cinq petits tableaux à bordures d’argent. Ce cabinet servoit au cardinal de Médicis, qui le faisoit porter partout où il voyageoit, et en un moment il avoit sa chambre tendue en tableaux.


Dans le sixième ; environ cent quarante portraits (1) de peintres faits par eux-mêmes. Il manque là beaucoup de portraits de peintres fameux qui sont communs ailleurs ; mais l’on n’a voulu y placer que ceux qui ont été peints par la personne même qu’ils représentoient.


Dans le septième, qui est l’arsenal, toutes sortes d’armures antiques, modernes et orientales, d’une richesse et d’un choix surprenants. Je passe légèrement là-dessus, pour ne rapporter que le gros mousquet dont le canon est tout d’or.


Dans le huitième, environ quinze mille médailles de toutes sortes d’espèces, grandeurs et métaux, parmi lesquelles j’ai vu deux Othon de cuivre moyen-bronze ; car c’est une erreur de croire qu’il n’y en a point. Item, plusieurs milliers de camaïeux en relief, ou de pierres gravées d’un travail achevé pour la plupart ; vous êtes à portée d’en juger, elles sont gravées dans votre Musœum Florentinum.


Dans le neuvième enfin, que l’on appelle la Tribune octogone, on a réuni tout ce qu’il y avoit de plus précieux. La première chose qui frappe en entrant, sont les six célèbres statues grecques, savoir : les Lutteurs, le Rémouleur qui écoute la conjuration de Catilina (2), la

(I ) Cette colleclioii, la plus complète de ce genre, a été continuée depuis De Brosses et s’accroît encore de nos jours 5 elle compte aujourd’hui près de quatre cents portraits.


(2) On reconnaît aujourd’hui dans cette statue le Scythe chargé d’écorcher Marsyas.


grande Vénus, le Faune qui danse, l’Uranie et la Vénus de Médicis. Il semble que ces six morceaux sortent de la main de l’ouvrier, tant ils sont bien conservés et polis ; leur beauté est au-dessus de toute expression, surtout celle du Faune et de la Vénus de Médicis. Misson s’est trompé en disant que la base n’est que d’une seule pièce avec )a statue, et que les mots grecs Cléomènes, etc. qui sont écrits au-dessous marquoient l’ouvrier. La base a été rompue, le morceau qui y est a été rapporté, et Pline, qui parle de cette statue, dit précisément qu’elle étoit de Phidias (1). Les critiques les plus sévères ne pourroient rien trouver à redire aux beautés et aux proportions du corps de cette femme ; le cou est long, la tête fort petite, et, quoique belle, ce n’est pas d’une beauté qui nous plairoit. Mylord Sandwich, que je trouvai une fois dans la Tribune et qui revient de Grèce me dit que toutes les femmes qu’il y avoit vues, et qui passoient pour belles, avoient de cet air-là. À propos de cet Anglais, il faut que je vous dise qu’il y a, dans un coin de la galerie, un buste de Brutus, le meurtrier de César, laissé imparfait par Michel-Ange. Au bas sont écrits ces deux vers si connus :

Dura Bruti efflgiem sculptor de marmorc ducit. In mentem sceleris venit, et abstiiiuit.


Je ne vous les rapporte que pour vous ajouter que, tandis que M. Sandwich et moi nous le regardions, celui-ci, choqué qu’on eût osé blâmer ce grand républicain, fît sur-le-champ ces deux vers en contre-partie :

Brutum effecisset sculptor, sed mente recursat Tanta viii virtus, sistit et ol)stupuit.


Je reviens aux principales choses de la Tribune. Huit autres petites statues qui le cèdent peu aux premières ; je

(-1 ) Une inscription gravée sur sa base et fldèlement copiée, au xV siècle, sur Tinscriplion primitive, donne le nom de Cléomène. On sait que la ¥énus de Médicis que De Brosses croyait bien conservée, fut trouvée brisée en ^ 5 morceaux, à Tivoli, dans la villa Adriana, vers le milieu du xv^ siècle. F^e bras droit est restauré dans toute sa longueur et le bras gauche jusqu’au coude. Le Faune & été retouché au bras et à la tête par Michel-Ange.


voulois trouver parmi celles-là le Cupidon de Praxitèle, dont on fait une histoire connue de tout le monde, et qu’on prétendoit être ici ; mais on me dit que c’étoit une fable. Plusieurs autres petites statues antiques, de marbre et de pierres précieuses. Parmi celles de marbre, les plus remarquables sont le jeune Britannicus, le jeune Néron, le Marc-Aurèle enfant, et l’Amour qui tire de l’arc ; parmi celles de pierres précieuses, le Lysimachus de calcédoine, le Canopus d’agate, le Jupiter sans barbe de cristal, et le Tibère de turquoise, et non le César comme dit Misson, ni le Néron, comme d’autres le prétendent. Ce dernier morceau est un des plus précieux de toute la galerie, tant par la dimension et la beauté de la pierre que par la perfection de l’ouvrage. Une table de îleurs figurées en pierres de rapport, où il y a de quoi s’amuser pendant toute une semaine. Un grandissime cabinet, plus superbe que tous les précédents, tout en colonnes de jaspe et de lapis avec les bases et les corniches d’or ; il est plein de porcelaines de vieux Japon des plus rares, d’ouvrages exquis de cristal de roche, de grandes cuvettes de lapis ; et enfin, pour terminer ma phrase, le diamant gros comme une noix lombarde fort aplatie, d’une forme ronde, taillé à facettes, du poids d’environ 140 karats : c’est le plus gros diamant que l’on connaisse en Europe, mais il est d’une eau tirant sur le jaune.


Malgré tout le détail que vous venez de lire, je n’ai fait que de vous rapporter en gros les choses qui m’avoient le plus affecté, en passant sur une infinité d’autres. Par exemple, tous ces salons sont garnis de tableaux des premiers maîtres. À la Tribune il n’y a rien que d’exquis et d’une célébrité classique. Un seul Corrège, la Vierge à genoux devant son fils ; mais quel coloris ! quelles expressions ! que de grâce et de gentillesse ! Il en a trop peutêtre, car elles approchent de la mignardise. — Le Saint Jean dans le désert, par Ruphaël. Ce qu’il y a de singulier, c’est que j’ai vu ce même tableau à Bologne, qu’on m’a assuré que le même étoit encore à Rome, et que nous le connaissons tous encore dans le cabinet de M. le duc d’Orléans qui l’acheta du fils du premier président de Harlay. De Piles, l’un des plus grands connaisseurs qu’il y ait jamais eu en peinture, regarde ce tableau de

9. M. le Régent, comme un des premiers qui existent. Vasari en parle à peu près de même et il ajoute qu’il est peint sur toile, circonstance qui veut dire que celui du Grand-Duc est le véritable parmi les quatre, les trois autres étant sur bois. Il seroit fort singulier que l’un des bons connaisseurs qu’il y eût jamais eût placé une copie au premier rang. Au reste, si le tableau de M. le Régent est une copie, c’est à coup sûr une copie de la main de Raphaël même, car les grands maîtres ont souvent copié leurs propres ouvrages. Mais on prétend que ces copies n’ont pas pour l’ordinaire le feu original de la première main. Ce tableau, soit ici, soit au Palais-Royal, est assurément d’une grande beauté ; mais j’aurois peine à le mettre, comme De Piles, dans la première classe. Il n’a qu’une figure ; il est tout-à-fait triste et sans agréments. Il est vrai que la composition en est excellente, et qu’on ne pouvoit mieux rendre le sujet vox clamantis in deserto, très-difficile à traiter par lui-même. Le dessin est d’une correction achevée, le paysage convenable au sujet, la figure pleine de feu ; et il n’y avoit que Raphaël capable de mettre autant de vie et d’action dans une seule figure.

Pour communiquer de la galerie au palais Pitti où loge le Grand-Duc, et qui est assez éloigné, on a jeté par-dessus les maisons et par-dessus les ponts, comme on a pu, de très-longs corridors. Le palais Pitti donne sur une place longue et étroite, dont il occupe tout un des grands côtés ; aussi sa façade est-elle énormément longue, toute d’une venue et sans ornements, à moins que l’on ne veuille prendre pour tels, les masses de pierres rustiques et inégales, dont elle est entièrement construite. En récompense, la cour intérieure est d’un très-beau dessin, composé de trois ordres l’un sur l’autre, dont toutes les colonnes sont rustiquées, et à collier comme celles du Luxembourg, auquel ce palais ressemble beaucoup ; et en effet, c’étoit l’idée de Marie de Médicis de faire bâtir à Paris sa maison natale. Le palais de Florence est construit par Brunelleschi et par Ammanato. Si on l’avoit fait en entier sur le dessin qu’on m’a montré, ce seroit un des plus beaux ouvrages de l’Europe. Le fond de la cour est une grande grotte ornée en dedans de statues, et contenant un vivier rempli de poissons. Le comble du dôme forme une fontaine de marbre blanc, avec trois jets d’eau. Les appartements du dedans ne répondent, ni pour les ameublements, ni même pour les tableaux qui y sont en très-grand nombre, à ce que j’en attendois ; mais il faut observer que la galerie est un gouffre qui a englouti tout le plus beau et le meilleur.

Les mezzanines ou entre-sols, richement et galamment ornés, sont ce qu’il y a de plus agréable dans les appartements.

Les jardins du palais n’ont pas le sens commun, et, par cette raison, me plaisent infiniment : ce ne sont que montagnes, vallées, bois, buttes, parterres et forêts, le tout sans ordre, dessin, ni suite, ce qui leur donne un air champêtre tout-à-fait agréable.

Il y a, par-ci par-là, quelques belles statues, des fontaines et des grottes, dont l’une a un plafond à fresque du premier mérite. On élève dans les jardins quelques animaux étrangers non féroces, comme gazelles, civettes, etc.

  1. On ne sait si Arnolfo di Canbio fut élève de Cimabue.
  2. Plusieurs églises à Florence sont restées sans portique à cause d’une redevance assez forte qu’elles devaient payer à Rome lorsqu’elles étaient terminées. Le Dôme (il Duomo) a eu pourtant sa façade en mosaïque et à portique. Cette façade fut démolie, et l’archilecture à fresque dont parle De Drosses n’est qu’un projet de reconstruction.
  3. Au nombre aujourd’hui de soixante-dix-neuf.