Lettres familières écrites d’Italie T.1/Séjour à Gênes

LETTRE V
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AU MÊME


Séjour à Gênes.
Gènes, 1er Juillet.


Ayant fait cinquante lieues depuis Antibes, nous arrivâmes à Gênes par le faubourg de San-Pietro-d’Arena. C’est y entrer par la belle porte ; mais la quantité de belles maisons que je voyois depuis trois lieues me rendit moins sensible à la vue de ce faubourg si vanté. Nous passâmes à côté du phare, très-élevé et construit par ordre du roi Louis XII pour guider la nuit à l’entrée du port qui est difficile. Alors nous eûmes la vue du port et de la ville, bâtie tout autour en amphithéâtre et en demi cercle. C’est la plus belle vue de ville qu’on puisse trouver. Le port est extrêmement grand, quoiqu’on l’ait raccourci par deux jetées ; mais on dit qu’il est peu sûr.

Il n’y a plus que les menteurs qui disent et les niais qui croient que Gênes est tout bâti de marbre ; en tout cas ce ne seroit pas une grande prérogative, puisqu’on n’a guère ici d’autre pierre, et qu’à moins d’être polie, elle n’est pas plus belle que d’autres. Mais c’est un grand mensonge encore de dire, comme Misson, qu’il n’y a que quatre ou cinq édifices de marbre ; car toutes les églises et autres bâtiments publics en sont en entier, de même qu’une grande partie des façades et de l’intérieur des palais. Si l’on vouloit faire une proposition générale, on pourroit dire, avec assez de vérité, que Gênes est tout peint à fresque[1]. Les rues ne sont pas autre chose que d’immenses décorations d’opéra. Les maisons sont tout autrement élevées qu’à Paris ; mais les rues sont si étroites que Misson peut vous assurer qu’il n’y a pas d’exagération de ma part quand je vous dis que la moitié des rues n’ont guère plus d’une aune de large, quoique bordées de maisons à sept étages ; de sorte que si d’un côté cette ville est beaucoup plus belle pour les bâtiments que Paris, elle a le désavantage de ne pouvoir montrer ce qu’elle vaut par le méchant emplacement[2]. D’ailleurs, je trouve quelque ridiculité à avoir employé le genre d’architecture le plus grand dans les plus petits terrains. Les palais n’ont souvent ni jardins ni cours, du moins qu’on doive nommer tels. Quand on entre dans les maisons, vous trouvez que quatre péristyles de colonnades, les unes sur les autres, enveloppent un terrain de vingt pieds en carré. Voilà comment cela est partout, sauf quelques maisons de la Strada nuova et de la Strada Balbi, les deux plus belles de la ville et supérieures à ce qu’il y a de plus beau à Paris. Les principales rues sont bien pavées en dalles, avec une allée de briques au milieu pour la commodité des mulets, les litières ayant été fort en usage ici. Maintenant on ne se sert plus que de chaises à porteurs ; tous les charrois se font en traîneaux.

La hasard nous fit arriver à Gênes le plus beau jour de l’année. En faveur de la Saint Jean, toutes les rues universellement étoient illuminées de lampions du haut en bas. On ne peut se représenter la beauté de ce coup d’œil. Tout le monde, hommes et femmes, en robes de chambre ou en vestes et en pantoufles, couroit les rues et les cafés ou l’on trouve du sorbet des dieux. Je ne vis d’autre chose depuis que je suis ici. Je trouvai, au coin d’une rue, une grande quantité de nobles, assis dans de méchants fauteuils, qui tenaient là une grave assemblée. Ce sont les nobles de la première classe ; ceux de la seconde n’osent pas en approcher, les autres se croyant fort au-dessus : c’est la seule prérogative qu’ils aient sur eux[3]. Au surplus, les charges se confèrent indifféremment, et la place de Doge se prend alternativement dans les deux corps.

C’est un fort méchant emploi que celui de Doge. Pendant deux ans qu’il conserve sa dignité, il ne peut mettre le pied hors de chez lui sans permission. Cette place rend 1,500 livres de rente ; jugez si un petit commis s’en accommoderoit.

Tous les nobles sont uniformément vêtus de noir, en petite perruque nouée aux oreilles et en petit manteau qui a d’ampleur le tiers de ceux de nos Maîtres des Requêtes. La plupart des citadins sont vêtus de même. Les femmes des nobles ne peuvent être vêtues que de noir, sauf la première année de leur mariage ; elles n’ont d’autre distinction que celle d’avoir des porteurs de leur livrée, au lieu que les autres femmes sont obligées d’en avoir de louage. Vous voyez que la dépense de ces gens-là, qui n’ont ni habits, ni équipages, ni table, ni jeu, ni chevaux, n’est pas considérable ; cependant ils sont d’une richesse excessive. Fort communément on trouve ici des gens avec une fortune de 400,000 livres de rente qui n’en mangent pas 30,000. Du reste de leurs revenus ils achètent des principautés en Espagne et dans le royaume de Naples, ou font construire pour eux un palais d’un million et pour le public une église de plus de trois[4]. Toutes les belles églises de cette ville sont, chacune, l’ouvrage d’un seul homme ou d’une seule famille. Au surplus, l’état est fort pauvre, et fait le méchant monopole de vendre aux étrangers une partie des vivres que la sérénissime république a soin de fournir fort chers et fort mauvais.

Le jour de la Saint-Jean est un des cinq de l’année où le Doge a permission de sortir pour aller à la messe en cérémonie. Je ne manquai pas de l’aller voir. Les troupes ouvraient la marche ; les grenadiers, avec de gros bonnets, marchaient les premiers suivis des Suisses de la garde, en culottes à la suisse, fraises, etc., vêtus de rouge, galonnés de blanc ; ensuite les pages du Doge, magnifiquement habillés d’un pourpoint de velours rouge, les chausses et les bas verts, le manteau rouge doublé de satin vert, et la toque rouge ; le tout entièrement chamarré d’or, tant en dedans qu’en dehors. Puis une partie du corps des nobles en petites perruques et en petits manteaux. Ensuite venoit, accompagné de deux massiers, un sénateur portant sur son épaule l’épée de la république, démesurément longue, dans un fourreau de vermeil. Le général des armes, en épée et en robe de palais, marchoit immédiatement devant le Doge, qui étoit vêtu d’une robe longue de damas rouge sur une veste de même couleur et coiffé d’une vastissime perruque carrée. Il portoit à la main une espèce de bonnet carré rouge, terminé par un bouton au lieu de houppe. Il est grand et maigre, âgé d’environ soixante-dix ans ; il a la physionomie et le maintien d’un homme de qualité et se nomme Costantino Balbi. On me dit qu’il n’étoit pas de la bonne maison Balbi, mais noble de la seconde classe. Les sénateurs, deux à deux, marchoient à la suite du Doge, cachés sous de prodigieuses perruques et de grosses robes de damas noir montées sur les épaules, de façon qu’ils paraissoient tous bossus. Ils se rangèrent, de chaque côté du chœur, dans des fauteuils ; l’archevêque avoit son trône et son dais du côté de l’épître près de l’autel, et le Doge, son trône et son dais de l’autre côté, près de la nef. Le Doge ne marche point sans un écuyer qui lui donne la main. Les chanoines étoient en soutanes violettes et en rochets. La messe fut chantée par de vilaines voix de castrats, en assez méchante musique, sauf les chœurs et les ritournelles. Ce qui me plut davantage, ce fut un abbé à talons rouges et un éventail à la main, qui pendant la communion joua supérieurement de la serinette.

Avant de quitter l’article des sénateurs, je veux vous dire que les élections des magistrats se font toutes par le sort ; on met tous les noms des nobles dans une boîte dont on en tire un au hasard. Ce qu’il y a de particulier, c’est qu’on n’en ôte jamais ; de sorte qu’on tirera cent noms de gens morts depuis longtemps avant que d’arriver à un vivant ; mais, ce qui est plus original encore, c’est qu’on a imaginé de faire, par toute l’Italie, de ce tirage un jeu de biribi. Chaque ponte met sur un nom ou sur plusieurs ; je ne puis pas bien vous dire le détail du reste. Ce jeu se joue prodigieusement gros. La banque, qui est tenue par une compagnie formée pour cela, est de plusieurs millions. Malgré le désavantage extraordinaire qu’ont les pontes, la banque perdit dix mille louis au dernier tirage.

Je joins ici une lettre pour notre ami Quintin, contenant un mémoire des principaux objets de curiosité que j’ai remarqué à Gênes ; j’y joins un catalogue de tableaux, en faveur du goût dominant que nous avons pour la peinture, M. le procureur-général et moi. Pour vous, mon gros Blancey, je n’ai garde de vous retenir si longtemps dans les églises ; ce serait un tour de force trop violent pour votre petite dévotion : allons, venez faire un tour avec moi à la comédie, cela n’est pas cher ; les premières places sont à 22 sous, encore ne sont-elles pas trop remplies, hors les dimanches. Les comédiens sont bons ; mais il n’est pas possible de s’imaginer à quel point les pièces qu’ils jouent sont misérables, surtout les tragédies[5]. J’ai commencé à goûter ici les plaisirs de la musique italienne[6]. Les décorations sont beaucoup plus belles qu’en France ; mais que penser des abbés et des petits-maîtres, cent fois plus agréables et plus papillons auprès des femmes qu’en France ? Nous voyons ici une chose singulière à nos yeux : une femme tête-à-tête avec un homme aux spectacles, aux promenades, en chaise[7]. La première fois que j’allai à la comédie, j’y vis, à ma grande surprise, un jeune homme et une jeune femme fort jolie entrer ensemble dans une loge ; ils y écoutèrent un acte ou deux en caquetant avec assez de vivacité, après quoi ils se dérobèrent à la vue du spectacle et des spectateurs, en tirant sur eux des rideaux de taffetas vert qui fermoientle devant de la loge ; ce n’est pas qu’ils voulussent prendre ici leur champ de bataille pour rien de secret, qu’ils ne faisoient peut-être pas même chez eux ; aussi personne que moi ne fut-il choqué de cette aventure. À Paris, la décence est aussi grande dans les usages que l’indécence l’est dans les mœurs. Ici c’est peut-être le contraire ; mais, après tout, qu’est-ce que l’indécence dans les usages, si ce n’est le défaut d’habitude de ces usages mêmes ?

Les hommes ne se placent point ici sur le théâtre ; ce n’est qu’en France qu’on a cette mauvaise coutume, qui étouffe le spectacle et gêne les acteurs. Ils se mettent sur une estrade au niveau du théâtre, qui règne au bas des loges, au-dessus et tout autour du parterre ; en se levant de leur banquette pendant les entr’actes ils se trouvent à portée de converser avec les femmes qui sont dans les loges.

Pour faire les savants, nous voulûmes chercher des gens de lettres : niente. Ce n’est pas ici le pays ; les mercadans ne s’amusent pas à la bagatelle, et ne connaissent de lettres que les lettres de change, dont ils font le plus grand commerce de l’univers ; et pour cela ils ont un fond de banque publique contenant, disent-ils, 300 millions d’argent comptant effectif. Cela me paroît dur à croire. Nous avons pourtant trouvé un P. Ferrari, de la Doctrine chrétienne, homme savant, qui forme une excellente bibliothèque que je conseille à tous ceux qui aiment ces sortes de choses d’aller voir. Il ne sait pas un mot de français, de sorte que je fus tout l’après-midi à parler latin, encore étoit-ce un grand soulagement pour moi ; car c’est une chose du dernier ridicule que de m’entendre parler ici, comme Merlin Coccaïe, un jargon macaronique, mêlé d’italien, de latin et de françois[8]. C’est avec d’aussi heureuses dispositions que je m’allai fourrer au milieu de six religieuses, à qui il fallut faire une description circonstanciée de la France. De mon côté, je n’entendois pas un mot de ce qu’elles me disoient. La scène fut comique ; mais j’y trouvai de la catastrophe. J’allois chez elles pour acheter de ces fameuses fleurs de Chiavari, si estimées en ce pays-ci ; elles me les vendirent, s’il vous plaît, un louis le brin. J’en rapporte deux en France, qui seront peut-être prisées 40 sous.

L’enceinte des murailles de Gènes est extrêmement vaste ; elle renferme plusieurs montagnes sur lesquelles sont des maisons de plaisance, de sorte qu’on va à la campagne sans sortir de la ville. Avant que d’en sortir moi-même, je ne dois pas oublier le fameux proverbe de Gênes : . Mare senza pesci, monti senza legno, uomini senza fede, donne senza vergogna. Je n’ai pas assez fréquenté le pays pour savoir la vérité du dernier article ; cependant un génois me disait tout à l’heure qu’il n’y avoit pas un cocu à Gênes, ce qui me paraît encore plus dur à croire que l’argent de la banque[9]. En ce cas, vous pouvez répondre que cela fait une ville fort ennuyeuse, et dans le vrai, vous ne vous trompez guère. Je ne parle que des sigisbés dont on connoît assez la méthode. Ce nom s’applique à la femme comme à l’homme. La mode s’en passe, et les jeunes gens auront sans doute reconnu que tant d’assiduité n’est pas le moyen de réussir auprès des femmes.

Les conversations ou assemblées ne sont pas quelque chose de bien amusant ; on y distribue force glaces et chocolats. On y joue, non pas un certain nombre de tours réglés, mais seulement autant qu’il plaît à la dame, et l’on ne paie point les cartes. Nous avons eu la gloire d’apporter à Gènes le Médiateur[10], et tout franc, c’est un assez méchant présent à la ville. Ces conversations commencent à huit ou neuf heures et finissent à minuit ou une heure ; on ne sait ce que c’est que souper ou donner à manger.

Les hommes sont, dit-on, aussi superbes que la ville, et leurs politesses, quand ils en font, ne passent pas l’épiderme. Nous avons été fort négligés de ceux sur qui nous comptions, et parfaitement bien reçus de ceux sur qui nous ne comptions guère.

Les nobles ne sont pas tous aussi anciens qu’ils le prétendent. Dans le temps des troubles de la république, on obligea tous ceux qui n’avoient pas six chefs de famille dans leurs maisons à se joindre à ceux-ci, et à en prendre le nom et les armes. Depuis le gouvernement rétabli, on remit les choses sur l’ancien pied. Les uns reprirent leur nom ; mais d’autres, qui crurent y gagner, conservèrent le nouveau, et sont actuellement de la même famille.

Neuilly, à qui j’écrivis l’autre jour, aura dû vous dire que je ne vais plus à Rome, mais à Venise, à cause des chaleurs ; ainsi c’est là qu’il faut m’écrire tout présentement : Il vous aura dit encore que j’ai mal fait de marquer que les lettres n’avoient pas besoin d’affranchissement ; elles en ont besoin jusqu’au pont de Beauvoisin, dès que l’on n’écrit pas à Rome ou sur la route ; c’est-à-dire à Turin, Gênes, Livourne, Pise, Florence, Sienne et Viterbe. La poste de France a un bureau et un directeur à Rome ; ainsi, si vous m’avez écrit, comptez votre lettre pour fort aventurée, et recommencez bien au long sur nouveaux frais. Ne manquez pas de donner de mes nouvelles à mon frère. Mille compliments à votre femme, à la Pousseline, aux petites dames, à nos amés et féaux tutti quanti. Nous partons après-demain pour Milan, en chaises de poste, dont nous avons fait emplette ici.

  1. Ces peintures, presqu’entièrement détruites, n’apparaissent plus que comme des fantasmagories. On en voit encore de rares vestiges sur la façade des deux palais Spinola, situés, le premier Strada nuova, le second à la montée de l’Acqua sola, et de quelques autres édifices de la place Fontane amorose.
  2. Cet emplacement au contraire détermine la beauté décorative de l’architecture. Il en résulte des hardiesses de construction que l’artiste n’aurait jamais inventées : par exemple le pont, d’une seule arcade gigantesque, qui franchit dix à douze rues dans le quartier Carignan.
  3. La noblesse génoise n’est aujourd’hui divisée par aucune classification hiérarchique. Le préjugé aristocratique n’existe guère que de noble à bourgeois. Un marchand, même millionnaire, n’oserait avoir voiture.
  4. Gènes renferme environ 70 ou 80 églises ou oratoires, fondés en expiation de crimes politiques ou de vengeances amoureuses.
  5. On ne joue plus de tragédies. L’opéra seul attire le public au théâtre Carlo Felice.
  6. Qui dirait que la souplesse italioune s’est pliée à admirer Meyerbeer ? En juin 1857, Le Prophète a été couvert de bravos.
  7. Les abbés et les moines mènent encore leurs amies au café de la Concordia, où on les voit discourir le cigare à la bouche, tandis qu’au théâtre de l’Acqua sola les comédiens attaquent dans des pièces populaires la noblesse et le clergé.
  8. Le dialecte génois est incompréhensible, il supprime presque généralement les consonnes, et chaque mot se compose d’une série de voyelles qui se poursuivent l’une l’autre et font l’effet d’une cascade de bâillements.
  9. Quand les Fratelli et les Padri entrent le soir dans une maison, les maris se font un devoir d’en sortir. Les visiteurs passent la soirée avec les dames, sur les terrasses, où, tout en causant, ils prennent du café, des sirops, des granits.
  10. Jeu de cartes à la mode en France à cette époque