Lettres familières écrites d’Italie T.1/Route de Marseille à Gênes

LETTRE IV
modifier

AU MÊME


Route de Marseille à Gênes.
Gênes, 28 juin.


Vous m’avez laissé mon cher Blancey, d’assez méchante humeur, sur la fin de ma dernière lettre, de tous les contre-temps et fausses mesures qui se rencontroient à chaque pas dans notre voyage. La suite n’a pas contribué à la diminuer ; j’espère cependant vous en épargner le détail dans ma narration. Quoi qu’il en soit, nous partîmes, contre mon attente, le même jour que je vous écrivis, en chaise de poste, sur les sept heures du soir, pour nous rendre par terre à Antibes, distant de Marseille de trente-quatre lieues. Nous avions fait marché très-chèrement avec une felouque du fond de la Calabre, montée de treize matelots napolitains, au moins aussi honnêtes gens que des Manceaux. Mais la très-grande frayeur que les Lacurne avaient conçue de l’humide élément, nous détermina à n’en tâter que le plus tard que nous pourrions, quoiqu’au dire de nos matelots le trajet ne fût en tout que de trois ou quatre jours. Nous les envoyâmes donc nous attendre au port d’Antibes avec nos hardes et deux domestiques. Pour nous, nous allâmes coucher à trois lieues de Marseille, à Aubagne, méchante et puante petite ville. Le gîte était de nature à nous déterminer à partir matin. Le 16, à trois heures, nous étions en route. À l’exception de quelques jardins, on se trouve toujours entre des rochers effroyables jusqu’à Ollioules, où les collines commencent à être cultivées. Pour lors nous retrouvâmes la Provence ; les roches sont remplies de grenadiers fleuris, qui y croissent naturellement, et les jardins et les campagnes, couverts d’orangers et de citronniers, voulurent nous dédommager de l’aspect affreux que nous venions d’essuyer. Je sais bon gré à la Cadière d’avoir choisi ce bourg pour y opérer ses miracles.

Nous arrivâmes à Toulon à dix heures, n’ayant fait en poste que sept lieues ; mais les chevaux ne sont pas mieux conditionnés que les chemins. La ville est assez petite, et n’a rien par elle-même d’un peu considérable, qu’une rue longue et bien bâtie par laquelle nous entrâmes. La maison des Jésuites est la plus belle de toutes. J’y entrai, n’étant pas naturel, après avoir fait ma visite au domicile de la Cadière, que ma politesse ne s’étendît sur celui du P. Girard.

La ville a un petit cours et beaucoup de fontaines. Ces deux choses lui sont communes avec toutes les villes ou bourgades de Provence, qui pour cela n’en sont pas moins puantes. Là, le passage est toujours extrême des jardins aux rochers arides et de la m…. aux bergamottes.

Il ne faut pas manquer à Toulon de voir le beau balcon du Puget, qui fît tenir au cavalier Bernin ce discours si honorable à l’artiste françois : « Qu’il n’étoit pas besoin d’envoyer chercher des artistes en Italie, quand on avoit des gens chez soi capables de faire de si belles choses. » Ce balcon est soutenu par trois figures représentées d’une manière grotesque, dont les têtes sont celles des trois consuls de Toulon, dont le sculpteur était mécontent.

M. de Marnézia nous donna un homme pour nous faire voir le port et la rade ; l’un et l’autre sont des plus beaux qu’il y ait en Europe. Le port est moins grand que celui de Marseille, mais tout creusé de main d’homme, de façon que les plus gros bâtiments peuvent aborder aux murs des quais. Il est fermé par une longue et magnifique jetée, tout le long de laquelle sont bâtis les magasins du roi pour la marine, qui forment une façade admirable. Ce port est divisé en deux parties : l’une pour les vaisseaux marchands, l’autre pour les vaisseaux du roi, qui sont rangés tout le long. Nous entrâmes dans l’un d’eux appelé l’Espérance. Figurez-vous un grand corps de logis à quatre étages, capable de loger huit cents hommes, avec des provisions et de l’artillerie à l’avenant. Ma foi ! c’est une belle machine ; mais, comme il en est de celle-ci comme d’une autre belle machine que vous savez, dont on ne saurait faire l’éloge que faiblement, je n’en parlerai pas davantage.

La rade est capable de contenir sûrement quatre cents vaisseaux de guerre. Nous y trouvâmes la frégate qui devait porter le cardinal de Tencin, montée par M. le comte d’Uzès. Comme elle étoit entièrement armée el prête à partir, ce fut pour nous un objet plus curieux encore que tout le reste.

L’arsenal de Toulon ne vaut pas celui de Marseille ; mais la corderie est bien au-dessus et vaut un ouvrage des Romains ; à vue de pays, elle ne contient pas moins de trois cents portiques.

Nous quittâmes Toulon sur les quatre heures, passâmes à la Valette, terre de la domination de notre ami le sieur Thomas, évêque d’Autun. La route n’a rien qui vaille la peine d’en faire mention, qu’un vallon large d’une lieue et long de cinq, tout rempli d’une forêt d’oliviers et de belles vignes, dans les interstices desquelles on élève, par curiosité, des plantes de froment. Tout cela a le défaut d’être fort sec. On ne trouve en ce pays presque jamais de rivières, et jamais de prairies, ni par conséquent de bestiaux. Ce beau vallon est entre Soulières et Cuers, bourg où les petits garçons nous entourèrent, en dansant à la Provençale, et chantant des airs des fêtes de Thalie. Notre couchée fut à Pignan, où nous payâmes dix francs une demi-douzaine d’œufs ; ce qui peut paroître cher à vous autres badauds ; mais, pour moi, qui vois maintenant les auberges du pays génois, je suis encore étonné du bon marché.

Le 17, nous passâmes au Luc, terre de la maison de Vintimille. Là, nous nous vîmes réduits à une seule chaise de poste ; de sorte que ce fut à nos fesses à se charger du reste de la route ; les miennes s’exécutèrent des premières et me menèrent d’abord à……[1] Vous pouvez penser si le seigneur de ce lieu est un homme à bons procédés et chéri du beau sexe ! Je ne vous dirai pas que tout le monde me prit pour lui quand j’arrivai, vous vous en doutez sans peine. Je laisse donc cela pour arriver à Fréjus, en passant au Muy. En vérité, je plains ce pauvre M. le Cardinal[2] qui avoit souvent une si méchante traite à faire ; mais rien ne coûte quand on aime. Quel chemin ne ferois-je pas de bon cœur pour avoir l’honneur de vous cocufier ?

Fréjus est une petite ville fort ancienne, située sur une hauteur ; je remarquai à l’entrée les restes d’un amphithéâtre des Romains, dont l’enceinte est encore entière et un des côtés passablement conservé. À la sortie, je vis les ruines d’un grand et bel aqueduc, et le champ qui étoit autrefois le port de la ville, avant que la Méditerranée se fût retirée d’une demi-lieue. Depuis là, on ne fait plus que monter très-haut et très-rapidement. C’est le commencement des Alpes maritimes ; le précipice est toujours à côté, ce qui parut excessivement mal inventé à mes camarades. Pour moi, qui me souvenois d’avoir passé l’hiver dernier le mont Jura, je trouvai ce chemin le plus beau cours du monde. En effet, il est fait avec un grand soin, et tout bordé de forêts et d’arbres admirables. Ce fut en commençant à descendre que mon cousin Loppin fit son apprentissage de monter à cheval ; il ne faut pas omettre, à sa gloire, qu’il s’en tira comme un César. Nos louanges interrompirent un peu les regrets qu’il témoigna d’avoir entrepris, par un si grand soleil, une expédition telle que le voyage de Rome.

Nous descendîmes à Cannes, par un pays beau et fertile ; c’est une petite ville pleine de beaux orangers, qui me consolèrent d’avoir été contraint de laisser les charmants jardins d’Hyères, sans leur faire visite. De Fréjus à Cannes, en courant à bride abattue, sauf dans les montées, avec d’excellents chevaux, nous vînmes à bout de faire trois postes en six heures. Bien des gens noient leur chagrin dans le vin ; mais là je noyai le mien dans la limonade, et quelle limonade ! Je veux vous en envoyer de la fraîche.

Enfin, le lendemain matin nous arrivâmes las et recrus à Antibes, par un chemin de sable qu’on suit tout le long de la mer, ayant fait en tout cent quarante-trois lieues par terre, depuis notre départ de Dijon. Je m’attendois à me jeter dans la felouque tout en descendant de cheval ; mais la misérable n’étoit pas encore arrivée. Il faut donc, en attendant, vous dire un mot d’ Antibes. C’est une petite place longue et étroite, qui me parut bien fortifiée du côté de la terre ; son port est joli. Il avoit d’abord été construit pour des galères ; mais n’ayant pas été assez creusé, il ne put servir que pour de petits bâtiments. Il est entouré d’une jetée, tout le long de laquelle régnent des arcades d’un bon effet.

Finissons cet article, car enfin j’aperçois ma felouque qui arrive. Il faut se hâter d’embarquer les petites provisions. Nous nous pourvûmes, entre autres choses, Sainte-Palaye et moi, de tables, livres, écritoires, pour faire les gens studieux pendant le trajet. Vous allez voir combien tout cela nous servit ; bref, on appareille, nous entrons, on lève l’ancre à huit heures du soir, nous voilà partis. Ceci d’abord alloit à merveille ; nos patrons faisoient une musique enragée pour nous témoigner leur joie de nous avoir : Galant’ uomini, gran mousson, illustrissimi signori, issa, issa, allegraniente io issa. C’était un rompement de tête abominable. Cependant nous jasions avec beaucoup de gaieté ; je ne sais pourquoi, peu à peu cela s’affoiblit, les propos furent moins vifs, nous devînmes taciturnes, le cœur s’affadit ; en un mot, le résultat de tout cela fut de jeter au diable les tables, la bibliothèque, les manuscrits, et de nous coucher, sans courage, sur des matelas, dont nous avions sagement fait provision ; nous en fûmes quittes pour cet apprentissage ce jour-là, et allâmes nous arrêter près de Nice, où nous descendîmes un moment le lendemain matin, 19. La ville est peu de chose, à ce qu’il me parut ; mais cependant bien peuplée et les maisons élevées ; je fus surpris de trouver sur une porte une inscription dans le genre païen : Divo Amedeo.

Nous passâmes à la vue de Veille-Franche, petite place forte au duc de Savoie. Ce fut là que le vent commença à nous contrarier, pour ne pas finir de sitôt. Il fut force de relâcher sur la côte, où nous fîmes une chère délicieuse d’une soupe à l’huile ; mais à peine fûmes-nous embarqués, que le vomissement de mer nous prit d’une belle manière. Je commençai la cérémonie, et j’eus l’avantage d’être le dernier à la finir. J’ai été le plus malade de tous, et Lacurne seul ne l’a point été du tout. Pour Loppin, c’étoit une chose rare à entendre que ses lamentations. Il avoit un regret infini d’être venu de si loin pour rendre les nations étrangères témoins de sa faiblesse.

Cependant nous passâmes Monaco, méchante petite ville qu’on a tort de célébrer, si ce n’est par rapport à un grand fort assis sur un rocher plat, où est aussi la maison du prince de Monaco, d’assez belle apparence. Le roi y tient garnison françoise. Puis Roquebrune, Menton, assez bonne petite ville de la souveraineté de Monaco, près de laquelle le prince a sa maison de campagne. Ensuite Ventimille, dont votre serviteur ne vous dira rien, parce qu’il étoit alors occupé à régaler les sardines. C’est à mon gré la moindre peine de la mer que le vomissement ; ce qu’il y a de plus difficile à supporter est l’abattement d’esprit, tel qu’on ne daigneroit pas tourner la tête pour sauver sa vie, et l’odeur affreuse que la mer vous porte au nez. Enfin le calme ayant succédé au vent contraire, nos matelots, au lieu de ramer, nous abordèrent à un méchant trou nommé Speretti, où nous regardâmes comme une fortune de trouver des poules à 50 sous pièce, pour nous refaire par un peu de bouillon. Je ne suis pas de ceux qui se trouvent soulagés en descendant à terre ; mon mal en redoubloit au contraire ; j’avois conçu une si grande horreur de la mer, que je ne pouvois même l’envisager. Je m’en éloignai et tombai dans une vallée pleine d’orangers, de cédrats, de limoniers et de palmiers, dont la vue ne fut pas trop achetée par le mal que j’avois souffert le jour. C’est là l’endroit qui fournit de fruits tout ce canton de l’Italie… De retour à la cabane, une douzaine de petites filles vinrent accroupies nous danser une danse iroquoise, avec des chansons qui ne l’étoient pas moins. Toutes les paysannes vont nu-tête, nattent leurs cheveux et les roulent derrière leur tête, rattachés en tapon avec une aiguille d’argent.

Le 20, nous reprîmes les rames dès trois heures du matin ; je m’attendois à être malade comme la veille, et j’y fus trompé. L’inconstance de la mer est telle, que non seulement je ne fus pas malade, et je ne l’ai plus été depuis, mais encore je voyois avec plaisir cette même chose qui m’étoit en horreur auparavant. Au défaut de la maladie, nous eûmes, ce qui étoit encore bien pis, l’ennui de ne point avancer. Après avoir passé San-Remo fort jolie petite ville bâtie sur un pain de sucre, nos matelots nous relâchèrent sous des oliviers, où il fallut demeurer quinze heures à bayer aux corneilles. Voilà la diligence que l’on fait pour aller à Gênes, par mer ; aussi faut-il être fou pour prendre une autre route que celle du Piémont, quand on va en Italie. À la nuit, nous nous rembarquâmes ; ce fut pour faire vigoureusement une demi-lieue et aller coucher à San-Stefano, où, parce que pour une pistole nous mangions, un jour maigre, une vieille poule qu’on venoit de tuer exprès, le curé vint nous faire une harangue, comme si nous n’eussions pas fait pénitence ipso facto. Je me couchai sous une table et m’endormis à la musique d’une centaine d’enfants qui chantoient les litanies de la Vierge, sur l’air de ces corneurs de bouc que Cœur-de-Roy contrefait si bien.

Le 21, à minuit, nous levâmes l’ancre, passâmes devant Oneille et prîmes terre auprès d’Albenga, où j’allai faire un tour. La ville, qui est assez jolie, est pavée tout le long de cailloux de différentes couleurs, à compartiments, représentant des animaux, des armoiries, des feuillages, etc.

On peut dire en général que rien n’est plus beau que l’aspect de toute cette côte de la mer, qu’on appelle la rivière de Gênes ; ce ne sont tout le long que villes et villages fort bien bâtis et peuplés. C’est une chose toute commune de voir dans les villages des églises de marbre remplies de tableaux passables ; aussi n’aurions-nous pas manqué d’assez bons gîtes, si nos coquins de mariniers, qui avoient chargé force marchandises de contrebande, quoique nous eussions payé en entier pour nous seuls tout le chargement de la barque, n’eussent affecté de nous arrêter toujours sur les plus méchants rochers. Pour cette fois-ci, cependant, je ne me plaindrai pas du gîte. De bons Pères Minimes nous donnèrent le couvert et du feu pour faire cuire de quoi manger. La réception qu’ils nous firent fut la plus gracieuse du monde ; aussi leur en témoignai-je ma reconnoissance par une harangue, et, m’adressant au prieur, du tondu marquis de Saulx : Enfin donc, mon petit minime, vous êtes un homme charmant. Je m’arrêtai là, voyant qu’il n’entendoit pas le françois, et lui promis de lui envoyer au plutôt Cœur-de-Roy, interprète ordinaire de l’ordre.

La vue de Finale fut le plus beau spectacle de notre après-dîner. Le faubourg, plus beau que la ville, nous parut situé à merveille, rempli de belles et hautes maisons, de bâtiments publics, portes et arcades. Le rivage étoit plein de peuple et la mer couverte de bateaux qui alloient voir une fête qui se faisoit à un vaisseau, qui salua l’assemblée de tout son canon, ce qui nous amusa beaucoup ; mais les quarts d’heure se suivent et ne se ressemblent pas ; le vent contraire, qui nous a fait la faveur de nous tenir fidèle compagnie pendant toute la route, et plus encore la malice de nos Napolitains, nous firent arrêter près d’une méchante cabane. Nous entrâmes pour nous coucher, dans une espèce de cave ; je n’ai de ma vie tant souffert, non-seulement de la chaleur énorme, mais de l’étouffement, il falloit absolument que l’on en eût ôté l’air par artifice ; j’en sortis, jurant bien que l’on ne me rattraperoit jamais à coucher dans une machine pneumatique. Je passai le reste de la nuit à voir pêcher dans la mer, et à rassembler toutes les petites filles du canton, qui venoient à genoux me baiser la main comme à une relique ; le tout pour un sou.

L’ennui d’un tel séjour nous fit remettre en mer le lendemain matin, malgré la violence du vent. Nous nous en repentîmes bientôt, et eûmes un fort bon échantillon de tempête qui nous balotta deux heures entre de gros rochers, dont le voisinage ne me réjouissoit que médiocrement ; mais mes camarades perdirent patience pour le coup ; ils se firent mettre à terre aussitôt qu’il fut possible, jurant par Mahomet, que de leur vie la mer ne leur seroit rien. Nous envoyâmes donc la felouque à tous les diables, ou, ce qui est la même chose, à Gênes[3], nous attendre, résolus d’y aller nous-mêmes à pied s’il le falloit, quoique la distance fût bien de cinquante milles. Nous gagnâmes Noli, méchante ville, qui paroît quelque chose de loin à cause de ses hautes tours. Dès que j’eus le pied dans une maison, je me jetai sur le pavé accablé de fatigue. Deux heures d’un profond sommeil me firent oublier le passé. Nous louâmes des mules pour achever tout le trajet ; mais nous n’eûmes pas fait cent pas que nous fûmes obligés de quitter bottes et mules, pour prendre des pantoufles, et faire la route à pied dans un chemin large de quatre doigts, bordé par des précipices de quatre cents pieds de haut jusque dans la mer, à travers des carrières de marbres de toutes couleurs, qui pour lors ne me firent guère de plaisir à voir. Je retrouvai là une copie de mon ami le mont Jura, et encore pis. Nous eûmes deux grandes heures ce chemin, mille et mille fois plus dangereux et plus fatigant que la mer. Une plaine remplie de beaux villages nous en consola ensuite, et nous mena à Savone, où nous arrivâmes dans l’équipage d’Icare qui tombe des nues. Je ne sais si notre méchante situation intéressa les gens à notre fortune ; mais sitôt que nous eûmes le pied dans la ville, le consul de France vint de lui-même pour se mêler de nos affaires, afin que nous n’eussions qu’à nous reposer. M. Doria, gouverneur de la ville, nous envoya un écuyer, pour nous inviter à venir à l’assemblée chez lui. Notre équipage ne nous permettoit guère d’accepter la proposition ; mais le moyen de se passer de faire un petit tour dans la ville ?

Savone est la seconde ville de Gênes. Elle avoit un bon port qu’on a laissé combler pour que tout le commerce se fît à Gênes ; elle est assez bien bâtie, les rues longues et les maisons très-hautes. Non-seulement dans cette ville, mais dans tous les villages de la côte, les portes des maisons sont revêtues uniformément d’une espèce de marbre noir, nommé lavagne, peu dur et tirant sur l’ardoise.

Le commerce de la ville est non-seulement en savon, mais encore en faïence fort renommée et qui ne vaut cependant pas notre faïence de Rouen, à l’exception de quelques pièces dessinées de bonne main. J’ai pour échantillon de celle-ci une soucoupe encadrée, qui ira tenir compagnie aux chiffonneries de la petite armoire de Quintin.

Après cela, nous allâmes à notre auberge nous régaler d’une bonne fricassée de poulets, que nous avions commandée en sortant. Or vous autres commentateurs du Cuisinier françois, vous ne serez pas fâchés de savoir ce que c’est qu’une fricassée de poulets. Pour la faire, on dresse d’abord un grand plat-bassin de soupe à l’oignon dans laquelle on jette ensuite une sauce blanche, là-dessus on dispose quatre poulets bouillis en sautoir, on verse demi-bouteille d’eau de fleurs d’orange : puis servez chaud.

Grâce à notre consul, le 23 nous trouvâmes tout disposé pour partir sur des chevaux de poste, et fîmes le matin vingt-cinq milles par un chemin de marbre très-rude, mais qui me parut de roses en comparaison de celui de la veille. Arrivé à Voltri, j’aperçus enfin de loin le grand fanal du port de Gênes qui n’étoit plus séparé de nous que par une belle plaine. Telle fut la fin d’une route entreprise sans connaissance, continuée sous l’influence de toutes sortes de fausses mesures, d’une longueur, d’un ennui, d’une fatigue et d’une dépense inconcevables. Ce fut une grande fête que de retrouver des chaises de poste à Voltri. À la commodité de l’équipage se joignit l’agrément de la route. De Voltri jusqu’à Gênes, ce n’est, pour ainsi dire, qu’une rue de trois lieues de long, bordée à droite par la mer, et à gauche par des maisons de campagne magnifiques, toutes peintes à fresque[4]. Qu’on ne s’avise pas de parler, à ceux qui ont vu ceci, des environs de Paris, ni de Lyon, ni des bastides de Marseille.

  1. Ce village porte maintenant le nom de Vidauban
  2. Expression dont se servait la reine-mère, en parlant du cardinal Mazarin.
  3. Les Génois se donnent à moi, disait Louis XI, et moi je les donne au diable.
  4. Ces fresques s’effacent et disparaissent de jour eu jour.