Calmann-Lévy (p. 210-212).

XXVII


Tréguier, 8 juin 1843.


Ernest, mon fils bien aimé, dans quel état je te vois ! quoi pauvre enfant, ta bonne conscience toujours en paix est troublée, bouleversée, et tu penses que je t’en aimerai moins ! Bien au contraire, tu ne m’avais jamais été si cher. Pour l’amour du ciel, remets-toi, regarde tout ceci comme une épreuve que le bon Dieu t’envoie pour éprouver ta vocation, et si je ne te voyais dans une position si accablante, j’en serais bien aise, parce qu’il n’y a point de victoire sans combats. Tu fais bien d’attendre, tout ce que tu feras d’après l’avis de ton bon et digne supérieur sera approuvé par ta tendre mère. Courage, cher fils, ne te laisse pas abattre ! Le retard ne me fait rien, c’est l’état où je te vois ! Mon Dieu ! mon Dieu ! soutenez mon pauvre enfant, ou il succombera ; je suis plus courageuse que toi, mon Ernest. Si je n’avais vu l’état de ton pauvre cœur, j’aurais regardé ce retard comme rien, je dirais tout bonnement que tu attendras tes vingt et un ans. Très peu de personnes le savent, il n’y aura que Monsieur Pasco et Monsieur Gouriou qui verront ta lettre ; ils prieront le bon Dieu pour toi ainsi que ta pauvre maman. Tout ce que je te demande, c’est de ne point te faire de peine pour moi, mon enfant. Je suis résolue à tout ce que le bon Dieu voudra sur ton compte, j’avais même comme un scrupule de t’avoir manifesté mes désirs si ouvertement. Ernest, mon enfant chéri, consulte ta conscience et tes supérieurs et voilà tout. Ta pauvre mère se contentera de tout ce que le bon Dieu voudra. Que rendrai-je à Monsieur Gosselin pour toutes les marques d’intérêt qu’il te porte ! Que les lignes qu’il a eu la bonté de tracer au bas de ta lettre m’ont fait plaisir ! je les lis et relis avec bonheur. dis-lui qu’il a toute la reconnaissance d’une mère qui aime bien tendrement son cher Ernest.

Pour ton voyage, tu feras absolument comme tu voudras ; si tu veux rester jusqu’à la fin, tu me le diras ; si tu préfères venir plus tôt, dis-le-moi encore. Henriette charge Alain de te faire compter cent cinquante francs à Paris et quatre cents ici pour remonter ton trousseau. J’ai dit à Alain de t’envoyer deux cents francs. Ce ne sera pas trop si tu te décides à avoir une soutane ; si tu aimes mieux, tu attendras. Ne tarde pas à m’écrire, je suis pressée de recevoir une lettre de toi ; je voudrais celle-ci dans tes mains. C’est dommage qu’il n’y ait point ici de pigeons voyageurs. Il sera bien dimanche avant que tu la reçoives…

… Je te quitte, mon cher Ernest ; j’ai tant de peur de manquer le courrier. Adieu, fils chéri. Ta mère,

Ve RENAN