Calmann-Lévy (p. 200-209).

XXVI


Issy, 6 juin 1843.


Ma mère, ma tendre mère, c’est dans votre sein que je viens épancher la plus grande peine que j’aie éprouvée et que j’éprouverai peut-être de ma vie. Vous seule pourrez m’en consoler. Le jour que nous appelions de nos vœux, le jour qui pour nous devait être si beau, s’enfuit devant nous. Ô maman, ma bonne maman, qu’allez-vous dire ? Pourquoi donc, direz-vous, m’avoir bercée de si douces espérances pour me les ravir ? Ma mère, écoutez-moi et soyez juge de mes motifs.

Depuis la grande époque où l’on me parla pour la première fois de l’affaire qui fait aujourd’hui notre peine, mille réflexions et mille agitations se sont partagé mon âme. Tantôt le doute prévalait tantôt les irrésolutions faisaient place à quelque chose de plus décisif. Ma première lettre a pu vous exprimer quelque chose de cet état d’anxiété et d’incertitude. Toutefois je ne vous l’exposais pas à nu, car, me disais-je à moi-même, à quoi bon fatiguer ma mère de mes hésitations, si après tout elles aboutissent à une solution affirmative ? J’avais peut-être tort, ma mère, ma bonne, mon excellente mère. Si cela est, au nom du ciel, pardonnez-moi. Les conseils de mon directeur, malgré sa haute sagesse, ont dû participer à cette incertitude. Toutefois, à certains moments, il semblait pencher très fortement pour l’affirmation et c’est dans un de ces moments que je vous ai écrit cette lettre fatale, où je vous donnais des espérances, que je suis maintenant obligé de vous ravir. Mes craintes cependant n’ont pas tardé à renaître, et lorsque le jour de la résolution définitive est arrivé, maman, ma chère maman, je vous en prie, pardonnez-moi… j’ai reculé. De nouvelles considérations, que je n’avais peut-être pas assez pesées, examinées de nouveau entre Dieu et ma conscience, m’ont fait redouter un pas dont j’avais compris l’importance. J’ai donc cru devoir différer. Oui, différer, ma mère ; car Dieu sait que mon cœur est toujours à lui, que le sacerdoce est toujours le plus ardent de mes vœux, la plus douce de mes espérances. Ce n’est qu’un délai, et peut-être un délai bien court. Je suis encore bien jeune, ma bonne mère ; on se repent rarement d’avoir attendu, quand surtout en attendant on ne fait que se rendre plus digne. 0 maman, que je voudrais vous montrer le fond de mon âme ! Vous y verriez combien il m’en a coûté de renoncer à la douce attente que j’avais conçue. Mais j’ai cru le devoir faire, et je n’ai pas pu résister à un ordre impérieux de ma conscience.

Oh ! que dans ces cruels moments, j’ai souvent appelé ma mère ! Que j’ai souvent dit à Dieu : Mon Dieu, montrez-la-moi un quart d’heure, un petit quart d’heure, pour que je puisse épancher mon cœur dans le sien et lui dire tout ce que je souffre. Mais voici surtout la pensée qui me déchire. Dans une autre peine, je me reposerais au moins par la pensée sur votre sein, et je serais soulagé. Mais en celle-ci, ô ma mère, je n’ai pas même cette consolation. Car toute ma peine vient de celle que je vous cause. Je me figure voir maman, l’unique objet de ma tendresse, me repoussant presque. Oh ! que cette pensée est déchirante Tout ce qui me soulage, c’est de songer que je souffre pour Dieu et pour vous ; pour Dieu, dont j’ai cru reconnaître la volonté dans ce délai, pour vous, ma mère : c’est la pensée de votre douleur qui fait la mienne. Oh si je savais que maman consentît encore à m’appeler son Ernest, son cher Ernest, que j'endurerais mon chagrin avec courage ! Mais je vous avoue que jusqu’à ce que je l’aie entendue, cette parole de paix et de bénédiction, cette parole de pardon dont mon cœur est altéré, il n’y aura pas de bonheur pour moi.

Je me jette donc à vos genoux, ô ma tendre mère, je vous expose le fond de mes motifs, placez-vous entre Dieu et moi et soyez juge. Si j’avais été un de ces cœurs insensibles, incapables de sentir l’importance d’un acte aussi grand, j’aurais été exempt de toutes ces peines. Mais, grâce à Dieu, grâce à vous, maman, je ne suis pas de ce nombre. Je ne crois pas qu’il y ait de honte à reculer, quand on ne recule que pour obéir à sa conscience. Je ne doute pas que toutes les personnes que vous aviez faites confidentes de notre affaire n’entrent dans ces raisons. La réserve qu’impose le secret de la direction, et que je voudrais pouvoir rompre avec vous, ô ma mère, me commande le silence sur le détail de ces motifs ; c’est le secret de Dieu et de mon directeur ; tout ce que je puis dire, c’est que l’obéissance et le désir du bien m’ont seuls dirigé. Je pourrai avoir à en pleurer, mais non pas à m’en repentir. On ne se repent que d’une faute, et Dieu connaît mes intentions. Du reste, ces bons Messieurs du séminaire l’ont parfaitement compris ; ils semblent en avoir redoublé pour moi d’estime et d’amitié. Rien du reste n’est moins rare ici que ce que j’ai cru devoir faire en cette occasion. Le bon Monsieur Gosselin, en qui j’ai trouvé un père en l’absence de ma mère, a pris comme ami une vraie part à ma peine. Je la lui ai exposée sans réserve ; celle surtout qui provenait de ma mère chérie, et qu’il est si bien capable de comprendre. Il a bien voulu contribuer à la soulager, et m’a prié de laisser quelques lignes blanches au bas de ma lettre, afin de les remplir lui-même. Ces lignes vous témoigneront, ma bonne mère, qu’en tout ceci je n’ai pas agi à l’aventure et contre l’avis de mes directeurs. Du reste, je vous le répète, ô ma très chère mère, ne voyez en tout ceci qu’un délai, et non un pas en arrière. Monsieur Gosselin m’a toujours fait soigneusement discerner ces deux choses. L’état ecclésiastique, qui jusqu’ici, comme vous le savez, a été mon unique pensée, est encore celle que je nourris le plus chèrement au fond de mon cœur. Au contraire, la réserve que je veux mettre avant d’y entrer vous doit être une preuve que mes idées à cet égard ne sont pas des velléités et des imaginations. Courage donc, ma mère ! Je vous avais demandé un sacrifice ; vous me l’aviez accordé : c’est un autre plus pénible peut-être que je vous demande maintenant c’est que vous offriez à Dieu la peine qui résultera pour vous de ce retard. O ma mère, songez que c’est pour bien peu de temps, et songez au bonheur tout nouveau que nous éprouverons quand le moment sera venu. Il viendra, tendre mère. Dieu ne m’a pas amené jusqu’ici pour m’abandonner. Il n’eût pas permis que toutes les personnes qui jusqu’ici ont eu autorité sur moi se fussent méprises sur ses desseins à mon égard. Cette pensée, qui est la plus ferme de celles qui me dominent, me soutient et me console. Dites à Monsieur Pasco que les bonnes paroles qu’il a bien voulu me transmettre par vous vivront toujours au fond de mon âme, et seront toujours pour moi l’expression de la volonté de Dieu. Elles sont ma joie et mon espérance et ce serait m’arracher pour ainsi dire le fond de ma nature, ce serait détruire la moitié de moi-même que de me faire envisager un autre but. Telles sont mes dispositions actuelles, et j’espère que Dieu me les conservera. Ce délai donc, ma chère maman, ne doit pas vous faire concevoir aucune crainte, aucune inquiétude pour l’avenir. Je serais désolé que vous l’envisageassiez de la sorte. Je compte les jours et les heures jusqu’au moment où je pourrai recevoir votre réponse. Elle seule peut faire renaître le calme en mon âme. Je ne commencerai à respirer que quand vous m’aurez dit que vous m’aimez toujours autant et que vous êtes résignée, et je ne serai pleinement heureux, que quand j’en aurai lu de mes yeux l’assurance sur votre front. Ce moment n’est pas loin, tendre mère : oh ! que je l’appelle avec ardeur ! Il ne sera pas aussi doux qu’il aurait pu l’être, et ce sera ma faute. Cette pensée me déchire. Pourtant, ma bonne mère, nous jouirons l’un de l’autre, et cela ne nous suffit-il pas ? Adieu, tendre mère, je ne suis malheureux que parce que je songe que vous l’êtes mais jamais je ne vous ai tant aimée.

E. RENAN


[Ajouté de la main de M. Gosselin].


Je ne puis qu’approuver la résolution que prend aujourd’hui Monsieur Renan, de différer pour quelque temps son entrée dans l’état ecclésiastique, afin de pouvoir faire un jour cette démarche avec plus de maturité. J’ai la confiance que ce délai ne l’empêchera pas d’exécuter plus tard le dessein qu’il a depuis longtemps de se consacrer à Dieu dans l’état ecclésiastique.

A. GOSSELIN


Exposez mes sentiments à tous ces Messieurs du collège et du presbytère. Il me tarde infiniment de pouvoir m’en entretenir avec eux. Puissent-ils voir le fond de mes motifs ! Je supplie le bon Monsieur Gouriou de prier pour moi, le jour de la Trinité, comme il eût fait si j’avais été tonsuré. Maman, maman, votre pensée me déchire. Il est bien doux d’aimer sa mère, comme je l’aime mais aussi on souffre doublement de ses peines. Quand pourrons-nous nous dire à loisir tout ce que nous pensons ? Au nom du ciel, une lettre le plus tôt possible ! Ne soyez pas inquiète de moi, ma santé est excellente, j’ai assez de fermeté pour supporter tout ceci. Croyez surtout qu’aussitôt votre lettre reçue, la joie renaîtra en mon âme. Mais promettez-moi, ma bonne mère, que vous me direz tout ce que vous pensez, comme je viens de vous dire tout ce que j’avais sur le cœur.

Adieu, mon excellente mère.

ERNEST RENAN