Calmann-Lévy (p. 102-104).

XIV


Henriette Renan à Madame veuve Renan,
Tréguier.


1er juillet 1840.


Ô ma pauvre mère ! que n’avez-vous pu partager la joie si pure que j’ai hier ressentie Notre bon et cher enfant a été cinq fois couronné et applaudi, et moi, témoin de son triomphe, je mêlais à des larmes d’émotion heureuse celles du regret en songeant au bonheur qui dans ce moment était ravi à ma bonne mère. Du moins, le cher bien-aimé pouvait être assuré que dans ce moment-là un cœur ami battait à l’unisson du sien. Je lui laisse, chère maman, le soin de vous donner le détail de la distribution des prix et des récompenses qu’il a obtenues ; j’ai pu, cette année, être présente à ses succès et à toute la longue cérémonie. À la fin de la semaine, il part pour la campagne avec ceux de ses condisciples qui restent pendant les vacances et au nombre desquels est le pauvre Guyomard, qui est un peu mieux, mais dont cependant la maigreur et la pâleur sont effrayantes. Je l’entrevis hier dans les rangs des séminaristes, il fait pitié. Ernest est tout joyeux de le voir un peu moins faible et se flatte que l’air des champs lui sera salutaire. Pendant leur séjour à Gentilly, je vais voir plus rarement notre gros garçon, il est vrai que lors même qu’il resterait à Paris, je serais sans doute obligée de supprimer quelques-unes de mes visites régulières à cause de l’approche de nos prix qui va absorber tous mes instants. Nous sommes convenus qu’il m’écrira la veille chaque fois qu’il devra revenir à Paris, et que, comme toujours, je me rendrai au séminaire, dont je dois connaître le chemin. Notre bon Alain vous a déjà quittée, je pense, ma bonne mère. Combien de fois j’ai gémi de voir que ses malencontreux amis vous auront privés de toute tranquillité pendant son séjour près de vous ! Que de fatigues pour vous ! S’ils étaient à la maison, il y avait de quoi vous rendre malade. Donnez-moi de vos nouvelles, je vous en prie. Si j’ai le temps d’aller jusqu’au séminaire demain, je remettrai à Liart quelques paires de bas blancs qui sont dans le plus triste état. S’il y en avait qui puissent être réparés, cela me ferait bien plaisir ; n’importe comment, je porte toujours des brodequins. J’ai pu mettre en ordre ceux d’Ernest, mais les miens, je n’y puis pas penser.

J’attends de vos nouvelles, chère maman, il me semble qu’il y a bien longtemps que je n’en ai reçu. Adieu, bonne et chère maman, croyez que mon plus grand sacrifice n’est pas de me priver de vous embrasser cette année, mais de ne pouvoir vous envoyer notre excellent enfant ; il y a longtemps que ses joies me sont plus chères que les miennes. Adieu encore et bonsoir, ma mère bien aimée ! Je vous envoie mille baisers chaleureux comme mon affection pour vous. J’embrasse ma bonne Emma elle sait avec quelle amitié. Avez-vous eu les Forestier ? Il ne faudrait plus que cela pour vous abattre entièrement.