Calmann-Lévy (p. 96-101).

XIII


Paris, 6 juin 1840.


Excellente et très chère maman,

Une belle occasion se présente à moi pour vous écrire, et assurément il est impossible à mon cœur de la manquer ; je vais donc encore un instant m’entretenir avec vous, hélas ! moins longtemps que je ne le voudrais, car imaginez-vous, très chère maman, que la distribution des prix est presque dans trois semaines, et vous savez que c’est toujours un grand surcroît d’ouvrage ; mais il faudrait que je fusse bien pressé, pour ne pas trouver un instant pour m’entretenir avec la meilleure des mères.

Hier, je descendais précipitamment de chez M. Bessières, qui venait de m’exercer à la lecture d’une pièce, j’allais me rendre à la salle de l’Académie, qui devait avoir une séance solennelle, lorsqu’un des concierges me dit d’aller au parloir de la part de M. le Supérieur. Me voilà embarrassé, mais enfin je me détermine à faire attendre l’Académie, je cours au parloir, et j’y trouve M. Le Vincent qui venait m’avertir de son prochain départ. J’enviai son bonheur, chère maman, mais enfin un si grand plaisir ne peut se procurer tous les ans ! J’ai vu aujourd’hui la très chère Henriette, qui m’a dit qu’elle ne pouvait pas non plus aller revoir sa bonne mère, mais elle m’a consolé en me faisant espérer que vous verriez auprès de vous notre bon frère. Que cela me fait plaisir ! Quel bonheur pour vous, ma chère maman Cela adoucit ma peine, je ne puis vous dire combien. Ce sacrifice, vous sentez bien, coûte beaucoup à mon cœur ; mais ne croyez pas que je sois ni triste, ni découragé, ni abattu ; je saurai me soumettre à la volonté de Dieu, et d’ailleurs mon caractère n’est pas naturellement porté à la mélancolie. C’est une mauvaise herbe, dont j’ignore heureusement le goût.

Il faut que je vous quitte pour aujourd’hui, ma très chère maman, voilà que la cloche m’annonce la fin prochaine de l’étude. À demain, je finirai ma lettre le grand et beau jour de la Pentecôte.


Dimanche 7 juin.

Je sors de la messe de communion et au moment où je vous écris, mon Dieu réside encore dans mon cœur. Aujourd’hui nous avons au séminaire la grande solennité de la confirmation, qui sera donnée par monseigneur l’Archevêque de Chalcédoine, puisque monseigneur Affre, nommé archevêque de Paris, n’est pas encore sacré. Vous avez appris, je pense, sa nomination. Sa profonde science, sa fermeté et toutes ses vertus promettent un digne successeur de monseigneur de Quélen, que peut-être il ne remplace pas pour les qualités extérieures, mais ce n’est point là l’important. Je l’ai vu plusieurs fois au séminaire, et toujours j’ai remarqué en lui une charmante simplicité, lorsque d’ailleurs je connaissais ses talents et sa haute capacité. Je ne sais quel évêque fera, samedi prochain, l’ordination. À ce propos, je vous apprendrai que Guyomard va recevoir la tonsure, malgré l’état fâcheux où la maladie a réduit ce cher ami ; on est si satisfait de lui, de sa piété, de sa haute vertu ! En effet, depuis qu’il est ici, il a encore fait des progrès rapides dans la vertu, dans la patience entre autres, qu’il a si souvent occasion d’exercer, au milieu de ses souffrances. Il ne pense plus qu’au bonheur qu’il va avoir de se consacrer à Dieu. Aussi dans la maison est-il aimé plus que je ne saurais vous le dire. Pauvre ami pourquoi est-il toujours tourmenté par cette malheureuse poitrine !

Dans votre dernière et bien chère lettre, ma bonne mère, vous me demandez encore des détails sur ce M. de Ravignan, que nous avons eu l’insigne bonheur de posséder parmi nous. Je ne sais pas, ma bonne mère, où il est né : mais il occupait une place très distinguée dans le barreau de Paris, et même M. le Premier Président le désignait toujours pour son successeur. Il se distinguait dès lors par son talent pour la parole, et une gravité de mœurs qui rappelait ces vénérables magistrats du siècle de Louis XIV. C’est alors que, pressé par la grâce de Dieu, il abandonna toutes ses brillantes espérances pour se consacrer à Dieu. Il se retira au séminaire d’Issy où il connut M. Dupanloup, au grand étonnement du monde, qui ne pouvait concevoir ce qui, à ses yeux, paraissait une folie ; mais son étonnement redoubla, quand il apprit que ce même M. de Ravignan venait de quitter cette retraite de Saint-Sulpice, pour en embrasser une encore plus entière et plus profonde, dans la Compagnie de Jésus. Puis, durant dix années, il a été caché aux yeux du monde, et il n’est sorti de cette espèce d’exil volontaire que pour reparaître dans les chaires les plus célèbres et éclairer les peuples par la lumière de sa divine parole.

Vous me demandez aussi quelques détails sur le mois de Marie, ma bonne mère. Comme toujours, il a été magnifique. Tentes superbes, fleurs naturelles, fleurs artificielles, draperies élégantes, lustres étincelants, tout cela a été prodigué pour fêter notre bonne mère. Nous avons eu un beau pèlerinage à Notre-Dame-des-Anges, dans la forêt de Bondy, mais ce qu’il y a de plus beau, c’était de voir la ferveur de tous ces pieux séminaristes.

Voilà qu’on vient me déranger, adieu, tendre mère, adieu, adieu ! que ma lettre est écourtée ! ce n’est rien, mais adieu.

ERNEST