Calmann-Lévy (p. 18-24).

V



Paris, le 16 octobre 1838.


_______Ma chère maman,

Quel agréable déluge de lettres est venu pleuvoir sur moi. Oh ! je vous promets que je n’ai jamais passé de récréation plus délicieuse que celle d’aujourd’hui que j’ai employée à lire ces lettres chéries. Joignez à cela le plaisir de voir Henriette et de la voir bien portante, et vous jugerez du bonheur que j’ai eu dans cette journée. Les nouvelles que j’ai reçues m’ont rempli de plaisir. J’ai vu que vous vous portiez bien, ma chère maman, et cette pensée me console d’être éloigné de vous. Mais hélas ! je ne puis penser sans être attristé que vous êtes seule, et qu’à cette heure où je vous écris vous êtes peut-être tristement à penser à vos enfants. Henriette m’a dit qu’elle ne vous croyait pas éloignée d’aller passer quelques mois auprès d’Alain à Saint-Malo. Vous savez ce que vous avez à faire, ma bonne mère, faites tout pour le mieux, mais je souffre en pensant que vous êtes seule.

Nous avons reçu la semaine dernière une bien grande grâce, je veux parler d’une retraite qui a eu lieu dans le séminaire, qui a commencé mardi soir et fini hier. Je me trouve bien plus tranquille et plus calme depuis ce saint exercice ; je m’étais imposé pour règle non d’oublier ma chère maman, mais de faire trêve à mes regrets pour ne penser qu’à mon Dieu. Hélas ! je n’y ai pas toujours été fidèle, mais enfin le bon Dieu a béni mes efforts en me donnant une paix profonde et plus de courage qu’auparavant. Je vous assure que j’ai trouvé bien du plaisir ce matin à penser plus librement à vous et à me rappeler tous mes souvenirs. Je commence à m’habituer non à être séparé de vous, ma bonne mère, mais à mon nouveau genre de vie qui serait bien doux si je pouvais être près de vous. La communion de la retraite a été donnée par Monseigneur l’Archevêque, et le soir nous avons eu une instruction faite par Monsieur Tresvaux, qui est le protecteur particulier du séminaire. Ce bon Monsieur me témoigne le plus grand intérêt, et j’ai bien du plaisir à m’entretenir avec lui dans le langage de notre bon pays. J’oubliais toujours de vous dire que j’avais eu le plaisir de le voir, cependant je vous assure que ses visites me font bien plaisir.

Vous m’avez l’air assez contente de mes places, ma chère maman, mais j’ai encore baissé ; imaginez-vous que dans une détestable composition en version grecque j’ai été le dixième, je me suis un peu relevé en fable française, où j’ai été septième. Tout cela ne vaut pas grand’chose, mais demain nous composons en fable latine, et je suis résolu de combattre de toutes mes forces pour me relever. Mon excellent professeur tâche de m’inspirer du courage, et me disait avant la retraite, qu’une fois ce saint temps passé, il voulait me faire obtenir les mêmes succès que j’avais obtenus à Tréguier. Je ne sais si sa prédiction se vérifiera, mais de mon côté je ferai tous mes efforts. Vous savez, ma chère maman, que c’est quand j’ai reçu quelque échec que je suis le plus enflammé pour relever mon honneur. Aussi, vais-je travailler en enragé, ne craignez pas que je me décourage. Nous aurons cette semaine trois promenades, l’une demain après la composition jusqu’au soir, l’autre jeudi pour toute la journée, et enfin une petite promenade vendredi après-midi. Mais j’emporte toujours de quoi travailler. Quand on va à la maison de campagne, je fais bien quelque chose, mais quand on va au Jardin des Plantes, je vous assure que j’ai assez à faire à regarder toutes les merveilles qui m’entourent, serres, plantes, ménageries, lions, tigres, éléphants, girafes, ours blancs, etc. Toujours je pense que vous êtes avec moi ainsi que Liart et Guyomard, et cette pensée me remplit de plaisir.

Faites bien mes compliments, ma chère maman, à tous mes excellents professeurs, n’oubliez pas surtout le bon Monsieur Pasco, avec qui j’ai passé deux années si heureuses ; Monsieur Potier qui, je crois, m’aimait bien, malgré les étourderies que j’ai commises à son égard, quand j’étais son élève ; Monsieur Duchêne, dont j’ai tant exercé la patience. Je le prie de me pardonner toute la craie que je lui ai cassée. N’oubliez pas le bon Monsieur Gouriou et remerciez bien Monsieur Auffret de toutes ses bontés pour moi.

Je recommande bien à la bonne dame Le Dû d’avoir bien soin de vous et de vous tenir compagnie. N’oubliez pas toutes les autres personnes qui s’intéressent à moi.

Il n’y a encore rien de réglé dans le séminaire par rapport aux divers cours quand tout cela sera arrangé je vous le ferai connaître. Hélas ! ma chère maman, je n’ai plus que dix minutes d’étude et je n’ai rien dit à mes chers camarades Liart et Guyomard. La prochaine fois, je réparerai ma négligence, oh ! qu’ils ne croient pas que c’est mon cœur qui les oublie. Que je passerais volontiers à m’entretenir avec eux la récréation que j’aurai après mon souper ! mais la règle ne le permet pas. Que Liart m’informe bien de tout ce qui se passera en classe, de celui qui aura été le premier (il est vrai, je suis sûr que c’est lui). Guyomard me parlera de la congrégation et tous deux prieront bien le bon Dieu pour moi.

Adieu, ma chère maman, le papier et le temps me manquent, oh ! mais mon cœur trouve toujours de quoi vous dire. Adieu, quand il plaira à Dieu de nous réunir, oh ! que nous serons heureux ! Adieu, adieu, soyez persuadée du respect et de l’attachement de votre Ernest.

J’oubliais, ma chère maman, quelque chose de bien important. Le règlement exige quatre paires de souliers et plusieurs autres choses qu’Henriette vous indiquera ; vous serez peut-être bien gênée pour me procurer tout cela, et c’est bien dommage que le règlement exige tant de choses ; enfin il faut se conformer aux règles, mais ne vous faites pas de privations, ma bonne mère, ah ! je vous en prie. Prenez tous les jours votre petite goutte de café, quand vous aurez mal à la tête et quand vous n’aurez pas. Quand vous aurez mal, pour le chasser, et quand vous n’aurez pas, pour l’empêcher de venir. Envoyez-moi aussi par Henriette mes autres livres, je trouverai place où les mettre. Faites mes compliments à la bonne dame Le Dû et à ma tante Moullec. Que j’aurais eu du plaisir, si j’avais été à Tréguier, à causer sur les classes, les mathématiques et la physique avec Alain. Mais Dieu ne l’a pas voulu et il m’a encore fait une grande grâce en envoyant, contre notre attente, ce cher Alain à Paris. Ah ! ma bonne mère, comment pourrai-je vous témoigner mon affection et mon respect, tout ce que je puis vous dire, c’est qu’après Dieu, vous, Henriette et Alain, vous occupez tout mon cœur.

ERNEST______