Calmann-Lévy (p. 3-7).

I


Madame veuve Renan, à Tréguier
(Côtes-du-Nord)


Paris, le 8 septembre 1838.


Ma chère maman,

Me voilà donc loin de vous, dans Paris, dans ce gouffre immense, au milieu de ce fracas qui contraste si singulièrement avec la tranquillité de notre petite ville ; il est vrai que je n’entends rien de tout ce bruit et que je vous écris bien tranquillement du séminaire de Saint-Nicolas où je suis entré hier. Vous m’accuserez peut-être, ma bonne mère, de négligence, en voyant combien j’ai tardé à vous écrire, mais je n’ai pu le faire plus tôt, car en arrivant je me suis couché ; aussitôt mon réveil nous sommes allés chez le monsieur qui m’a procuré une bourse et qui est le médecin d’Henriette. Ce bon monsieur, à qui sa grande vertu a procuré beaucoup de connaissances parmi les ecclésiastiques de la capitale, nous a témoigne la plus grande bonté.

J’ai eu une bien grande joie, ma bonne mère, d’apprendre qu’Alain[1] venait à Paris ; nous serons donc tous les trois réunis ici, quand vous serez seule en Bretagne, mais consolez-vous, excellente mère, bientôt vous les verrez auprès de vous, et moi, j’espère aussi vous revoir bientôt, car vous n’allez sans doute pas rester si loin de nous, ô ma bonne mère. Il faut que je vous fasse une confidence, ma chère maman, j’ai eu beaucoup de courage jusqu’à mon entrée au séminaire, mais là, je vous l’avouerai, ce courage m’a totalement abandonné. Je vous le dis, ma chère bonne mère, non pour que vous vous chagriniez, mais j’avais besoin d’épancher mon cœur. J’ai eu tout à l’heure un grand soulagement, j’ai été dans la chapelle de la Sainte-Vierge dont nous célébrons aujourd’hui la fête, lui exposer ma peine, et elle m’a soulagé extrêmement.

Le séminaire est parfaitement tenu ; j’ai été frappé de la grande piété de tous les élèves. Le supérieur, M. Dupanloup, joint une grande vertu à une grande affabilité. Mon professeur, M. de Bessières, est un homme d’un grand mérite ; j’ai entendu tous les élèves faire le plus grand éloge de sa capacité. J’ai trouvé dans les élèves beaucoup d’amabilité. Enfin quand je serai habitué, ma bonne mère, je suis sûr que je serai bien. S’il faut juger de la force du collège par les auteurs qu’on y explique, il doit être très fort, mais je ferai mon possible, et alors je n’aurai rien à me reprocher.

J’ai eu bien du chagrin, ma chère maman, de voir que l’on ne voyait pas du tout les mathématiques dans le séminaire et qu’on les réserve pour Saint-Sulpice où l’on entre en sortant de Saint-Nicolas ; je crois cependant qu’on voit l’histoire naturelle, mais ce n’est point précisément là des mathématiques, encore ne suis-je pas sûr si on l’étudie.

Que dirai-je à tous les professeurs de mon ancien et cher collège, à Monsieur Pasco, mon excellent professeur, à Monsieur Duchêne, mon bon et patient professeur de mathématiques ? Dites-moi, s’il vous plaît, ma chère maman, s’il se porte mieux et veuillez lui rendre les livres qu’il a à la maison et qui consistent en cinq volumes de l’Histoire ancienne de Rollin, et en un volume du Cours de mathématiques de Reynaud. Faites de même mes compliments à Monsieur Gouriou, que je suis bien fâché de n’avoir pas vu avant mon départ, au bon Monsieur Potier, à Monsieur Brouster, et particulièrement à Monsieur Delangle. Dites à ce bon monsieur qui me portait tant d’intérêt que je n’oublierai jamais tout ce qu’il a fait pour moi. N’oubliez pas le bon Monsieur Urvoy, non plus que Messieurs Brémoy, Quémen, Gourio, Stephan. Quant à Monsieur Auffret, ma bonne mère, remerciez-le bien pour moi de la bonté qu’il m’a toujours témoignée pendant le temps heureux que j’ai passé à son collège. Dites à Monsieur Desbois que je ferai sa commission, peut-être un peu plus tard que je ne l’aurais voulu, mais que je n’y manquerai pas. Assurez tous ces Messieurs que, quoique je ne sois plus dans leur établissement, mon cœur y sera toujours attaché.

Dites au cher Guyomard que la prochaine fois je lui écrirai, quand il sera rentré en classe. Hélas ! je le quittais bien gaiement, je ne savais pas que c’était pour si longtemps. Mille amitiés de ma part à mon ancien confesseur Monsieur Le Borgne. N’oubliez pas Monsieur le Recteur et Monsieur Guichet. Je n’ai pu encore me rendre chez Monsieur Tresvaux, je m’y rendrai le plus tôt que je pourrai. J’ai donné la lettre de Monsieur le Recteur à Henriette pour la faire passer à Monsieur Tresvaux, craignant qu’elle ne fût pressée.

Faites mes compliments à toutes les personnes qui s’intéressent à moi, et n’oubliez pas tante Périne, ni aucun de mes parents de Guingamp, non plus que ma tante Morand.

Ah ! ma bonne mère, qu’il est dur d’être séparé de vous, mon cœur est bien triste. Adieu, adieu, mon excellente mère. Votre fils qui vous aimera toujours, oui, toujours.


ERNEST______




  1. Alain-Clair Renan, frère aîné d’Ernest Renan, né à Tréguier le 10 janvier 1809, mort à Neuilly, le 9 mars 1883.