Lettres du dehors sur l’Assemblée nationale/01

***
Lettres du dehors sur l’Assemblée nationale
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 95 (p. 231-239).
02  ►
CORRESPONDANCE

À M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.
Bâle, 29 août.

 Monsieur,

Heureuse ou malheureuse, la France sera toujours en spectacle aux autres peuples, et ce spectacle aura toujours le privilège de les émouvoir et de les passionner, La France a partout des amis et des ennemis, les indifférens sont rares. Vous me demandez ce que ses amis du dehors pensent aujourd’hui de l’état de ses affaires. Le savent-ils bien eux-mêmes ? Ils sont partagés, je le crois, entre la crainte et l’espérance, — et n’ont-ils pas en effet bien des sujets d’espérer, bien des raisons de craindre ? Profondément consternés des catastrophes effroyables qu’a essuyées une nation au sort de laquelle sont attachées les destinées de l’Europe, ils l’ont vue avec joie donner au lendemain de ses désastres des témoignages incontestables d’énergie, de sagesse et de foi raisonnée dans son avenir. Ce qui s’est passé depuis ne les a pas toujours satisfaits, mais ne les a point découragés. Ce qui se passe en ce moment les étonne, et cet étonnement ne va pas sans quelques inquiétudes.

Vous me direz peut-être que, pour qui voit les choses de près, il n’y a rien, d’étonnant dans les événemens parlementaires du jour, qu’ils s’expliquent fort bien, qu’ils ont, comme s’expriment les philosophes, leur raison suffisante, que les passions et les intérêts sont aussi logiques, aussi conséquens dans leurs agissemens à Versailles qu’ailleurs. Je vous en crois sans peine ; il n’en est pas moins vrai que Versailles a le don de nous étonner, nous autres qui le voyons de loin. Nous sommes tentés de nous figurer que c’est un monde à part, où l’on respire un air qui trouble les plus fermes esprits, et fait naître en eux des pensées et des rêves que condamne le plus simple bon sens. Oui, Versailles nous est un grimoire où il nous est difficile de nous reconnaître, et ce qu’on nous en raconte nous paraît souvent inexplicable. La cause en est apparemment qu’à la distance où nous sommes nous ne démêlons que les grandes lignes du tableau. Les détails nous échappent, je veux dire les petites choses et certains petits hommes, et à qui néglige l’influence des médiocrités malfaisantes l’histoire universelle devient un mystère. Elles sont si industrieuses, si agissantes ! Elles ont l’œil et la main partout, et dans leur petitesse une grandeur qui leur est propre, l’expérience des nations prouvant que dans les républiques, comme dans les monarchies, elles sont de grands embarras pour les gouvernemens et la cause secrète de tous les grands malheurs.

Vue d’où nous sommes, la situation se résume ainsi. Il fallait à la France un homme qui joignît à l’expérience des affaires, à l’éclat du talent, l’autorité du nom et du caractère, et qui, obligeant l’étranger à compter avec lui, s’imposât aussi à la confiance de son pays, que l’opiniâtreté du malheur portait à l’universelle méfiance. Cet homme nécessaire s’est rencontré ; c’est la seule bonne fortune qu’ait eue la France dans son infortune. Les services qu’il lui a rendus sont de ceux qui triomphent de tous les oublis et de toutes les ingratitudes. Il lui a épargné cette humiliation suprême qui est la mort d’un peuple, l’intervention de l’ennemi dans ses affaires intérieures ; grâce à lui, cet ennemi a été dispensé de procurer un gouvernement à la France. Après la défaite de la commune est venu le succès de l’emprunt, et la France a poussé un long soupir de soulagement ; il lui a paru que sa destinée changeait de face, qu’il y avait encore pour elle quelque chose à espérer dans ce monde. M. Thiers n’a pas seulement pour lui la supériorité du talent et de l’esprit ; il a eu le succès, le bonheur, quand il semblait en vérité que ce mot ne fût plus français. Elle est grande et légitime, la popularité de l’homme qui, après une suite inouïe de revers, ramène le premier à son pays les complaisances de la fortune, et lui rend le courage d’espérer.

Il ne fallait pas seulement un homme à la France, il lui fallait aussi une assemblée. Au lendemain d’une dictature dont l’épée est restée à Sedan, c’est par la liberté seulement que la France pouvait se relever. On a jugé généralement à l’étranger que cette assemblée, élue dans des circonstances extraordinaires, au milieu du trouble et des angoisses de l’invasion, ne pouvait être une constituante. Une constitution est une œuvre de réflexion, et les élections du printemps dernier ont été des élections de sentiment. La France n’était pas alors en état de réfléchir ; les événemens la tenaient à la gorge. Elle n’avait qu’une pensée, qu’un désir : elle entendait se dégager de cette impitoyable étreinte, respirer et vivre, et pour vivre il lui fallait à tout prix la paix et l’ordre ; elle a élu pour ses mandataires des hommes qui voulaient l’ordre et la paix, sans trop s’informer s’ils voulaient autre chose encore par-dessus le marché, un roi par exemple, ou un demi-roi, une république sans président ou un président sans république. Les peuples n’ont guère qu’une idée à la fois, et quand ils sentent sur leur nuque le talon d’un vainqueur, leur idée est qu’on les délivre au plus vite de ce vainqueur et qu’on les mette en état de ne plus le revoir chez eux ; chez lui, c’est une autre affaire.

Il y a donc toute apparence que l’assemblée nationale a reçu de ses électeurs le mandat de ratifier les conditions de la paix et de prendre un certain nombre de décisions urgentes qui laissaient intacte la grosse question de la forme définitive du gouvernement. L’élaboration d’une loi financière, d’une loi électorale et d’une loi militaire, tel est le travail épineux auquel le pays conviait le zèle de ses représentans, et ce qu’il leur demandait aussi en des jours si troublés et si sévères, c’était de s’inspirer dans leurs délibérations et dans leur conduite de ces vertus de l’esprit qui seules peuvent rasseoir sur ses fondemens une société ébranlée, de cette sagesse qui évite les complications inutiles, de cette modération qui résout les conflits par des accommodemens, de ce patriotisme éclairé qui sacrifie ses visées personnelles à l’intérêt général. Le pays voulait la paix ; il la demandait aux Prussiens, il la demandait aussi aux partis, il les adjurait de désarmer pour un temps, et il leur montrait ses blessures encore saignantes, éloquens avocats de son désir. C’est une triste chose que le malheur ; mais c’est un grand prédicateur de morale, et il était permis d’espérer que les partis l’écouteraient, bien qu’ils aient l’oreille un peu dure et qu’elle ne s’ouvre d’ordinaire qu’à ce qu’il leur plaît d’entendre. Quand on a l’ennemi chez soi et que pour se délivrer de sa présence il faut au préalable verser dans ses mains 5 milliards, il en doit peu coûter, semble-t-il, d’être sage. Que dis-je ? lorsque cet ennemi rapace, qui a converti la guerre en une spéculation financière et commerciale, les aura touchés, ces 5 milliards, il évacuera la Champagne, mais il ne sortira pas de France, puisqu’il gardera Metz et Strasbourg. Et ceci me rappelle le propos que me tenait naguère un Italien, homme de bon sens s’il en fut. « C’est la paix de Villafranca, nous disait-il, qui a fait l’Italie. Si l’empereur, conformément à son programme, nous avait affranchis jusqu’à l’Adriatique, n’ayant plus rien à craindre, la fureur des partis nous aurait déchirés, et c’en était fait de notre unité. Le quadrilatère demeuré aux mains de l’Autriche nous a rendus sages. Pareillement ce sera peut-être le salut de la France, ajoutait-il, que cet odieux traité qui la démembre et lui arrache d’un coup la Lorraine et l’Alsace. Je compte sur le drapeau prussien flottant à Metz pour prêcher aux partis le désintéressement et la concorde, car c’est une grande école de prudence qu’un grand danger. » Ainsi raisonnait cet Italien, qui aime la France ; mais ici-bas la raison n’a pas toujours raison, et, si je ne me trompe, cela ne se voit que trop à Versailles.

Oui, monsieur, il nous paraît qu’en dépit du malheur et des Prussiens on n’est pas raisonnable à Versailles. Que s’y passe-t-il en effet ? et de quoi vous parlerais-je si ce n’est de la motion Rivet et de l’accueil singulier qui lui est fait dans la chambre ? La conférence de Gastein exceptée, parle-t-on d’autre chose en Europe ? A la vérité, nous ne saurions dire si cette motion était la meilleure qui put être proposée au vote de l’assemblée nationale. Ce qui nous étonne, ce sont les orages qu’elle y a suscités, l’opposition violente qu’elle y rencontre. Depuis huit jours, on délibère, on parlemente, on s’agite, on se livre à des alarmes et à des emportemens, il semble que la chose publique soit en péril ; mais il se pourrait faire qu’il n’y eût de compromis en tout cela que de petits intérêts et de petites passions, ce sont elles qui font le plus de bruit.

Que contient cette proposition qui puisse justifier un si grand émoi ? Quelles que soient les intentions secrètes des signataires, quand elle sera votée par la chambre, qu’y aura-t-il de changé en France ? Ceci seulement : le pays aura la satisfaction de savoir ou de croire que l’homme nécessaire auquel il a confié le soin de ses destinées n’est plus à la merci d’une intrigue ou d’une colère de la droite, qu’il a son lendemain assuré, que désormais il pourra vaquer avec plus de tranquillité d’esprit à son rude labeur, qu’il aura plus d’autorité pour traiter avec l’étranger et pour se faire respecter à l’intérieur. Vaine apparence ! dit-on ; mais n’est-ce rien qu’une apparence qui rassure un pays, qui vient en aide au crédit et à la reprise des affaires, qui rend le courage et la confiance à la charrue comme au comptoir et à l’atelier ? — Pure illusion ! dit-on encore ; ce que la chambre accorde aujourd’hui, ne sera-t-elle pas libre de le retirer demain ? Ah ! permettez, la France a si longtemps vécu d’illusions dangereuses ! Ne lui refusez pas la douceur d’une illusion bienfaisante, qui demain ne sera plus une illusion. La concession que fera l’assemblée sera garantie par ses effets utiles contre les retours et les repentirs des ambitieux et des brouillons ; ils y penseront à deux fois avant de se de juger, avant de reprendre à la paix publique le gage qu’ils lui auront donné ; ils n’oseront affronter les jugemens rigoureux que porteraient sur le décousu de leur conduite et l’atelier et la charrue.

La majorité de l’assemblée, nous en sommes certains, finira par écouter les conseils de la sagesse, et nous ne sommes pas inquiets de son vote ; mais pourquoi n’a-t-elle pas été sage dès le premier jour ? A quoi bon tant d’hésitations ? De quoi sert de manifester si hautement ses déplaisirs et ses répugnances ? Il est fort bien de faire de nécessité vertu ; mais cette vertu libre et volontaire, qui n’attend pas qu’on lui force la main, nous paraît mieux entendre les intérêts de sa dignité. A propos de cette motion Rivet, la majorité semble avoir voulu se donner le plaisir de se compter et de dire au gouvernement : — Nous sommes tout-puissans, et vous êtes à notre discrétion. Vous désirez porter le titre de président de la république et que ce titre vous assure une prolongation d’existence ; si nous vous octroyons votre demande, ce sera l’effet de notre bon plaisir. Nous pourrions dire non, nous dirons oui ; mais nous sommes bien aises de vous tenir pendant dix jours sous le coup d’une menace, et nous profitons d’une si belle occasion de vous faire sentir le poids de notre omnipotence et de nos chagrins. — Le temps vaut de l’argent ; il nous paraît qu’on pourrait mieux remployer. Le héros d’un conte de Voltaire avait formé le projet insensé d’être parfaitement raisonnable, et il avait décidé en particulier que dorénavant il n’aurait jamais d’humeur avec ses amis. Qui oserait attendre d’une assemblée la parfaite sagesse ? Toutefois au prix qu’a le temps aujourd’hui, c’est trop à elle d’accorder plus d’une semaine à sa mauvaise humeur ; vingt-quatre heures devraient suffire à ses résignations. Les tracasseries sont pour les parlemens le luxe de la paix.

C’est un des beaux spectacles qu’il y ait au monde qu’une majorité modérée et modeste ; pourquoi faut-il qu’il soit si rare ? La majorité de l’assemblée nationale possède d’incontestables et précieuses qualités : elle a l’honnêteté, le zèle, le désir de bien faire, des intentions libérales, le goût des réformes, l’ardeur opiniâtre au travail ; si elle y joignait par surcroît la modestie, tout serait pour le mieux. Et n’aurait-elle pas après tout, pourvu qu’elle prît la peine d’y réfléchir, de sérieuses raisons d’être modeste ? Est-elle aussi sûre d’elle-même et de sa force qu’elle se donne l’air de le croire ? Nous ne lui demanderons pas si elle est certaine d’avoir toujours le pays derrière elle. Une telle question serait impertinente ; il n’est point de parti qui ne se flatte d’avoir le pays derrière lui : c’est au pays de savoir ce qui en est, et le plus souvent il n’en sait rien. Mais cette majorité qui vient de se compter avec une orgueilleuse complaisance forme-t-elle une phalange aussi compacte, est-elle aussi unie de sentimens et de principes qu’elle affecte de le prétendre ? N’y a-t-il pas en elle des germes de dissensions intestines et des divisions cachées dont on se garde soigneusement le secret ? Ce qui retient unis entre eux tous les membres de cette respectable famille, ce sont de communes antipathies et, selon l’expression de Mirabeau, de communes volontés. — Du jour qu’il s’agirait de fonder ensemble quelque chose, que de peine n’aurait-on pas à s’accorder ! Quand Ispahan était partagée par les deux factions du mouton blanc et du mouton tricolore, s’agissait-il de réprimer le brigandage et de voter une loi sur la gendarmerie, les hommes avisés des deux factions se mettaient d’intelligence et marchaient de concert au scrutin ; en venait-on à parler mouton, on ne s’entendait plus, ce qui ne déplaisait point aux brigands et faisait hocher la tête aux philosophes. Serait-ce trop s’avancer que de soutenir que dans la majorité de l’assemblée il y a des hommes qui sont de leur siècle et d’autres qui n’en sont pas, que les uns ont des doctrines, que les autres ont des dogmes ? Et s’imagine-t-on que les dogmes puissent faire toujours bon ménage avec les doctrines ? Dès qu’on en vient au point de la question, ils leur rompent nettement en visière, rien n’étant plus entêté qu’un dogme, surtout quand il se complique de prétentions ; lui demander des complaisances, c’est lui demander son déshonneur. Légitimistes et orléanistes, que tous les membres de la majorité mettent en commun leurs lumières et leur patriotisme pour faire ensemble des lois utiles, le pays s’applaudira de leur concorde ; mais qu’ils ne se flattent pas de pouvoir édifier au premier jour un gouvernement de leur choix qui ait quelque chance de durée. Une telle entreprise serait la fin de leur entente. Il est vrai qu’impuissans à fonder, il dépend d’eux en revanche de rendre tout gouvernement impossible. Dieu les garde d’une telle fantaisie ! C’est un triste usage à faire de sa puissance que de s’en servir pour tout empêcher ; de tous les plaisirs, c’est le plus dangereux, et les assemblées qui s’y livrent allument sur leur tête, pour parler le langage de l’Évangile, des charbons ardens.

Assurément ce serait commettre une injustice envers la plupart des membres de la majorité et de la droite que de ne pas reconnaître que leur clairvoyance se rend compte des difficultés et des périls de la situation, et qu’ils se résignent sagement à conserver quelque temps encore un régime provisoire qui contrarie leurs impatiences. Seulement il en est beaucoup parmi eux qui voudraient par des changemens de personnes accommoder ce provisoire à leur goût. Ils consentent à retarder leur entrée dans la terre promise ; s’ils doivent séjourner quelque temps au désert, ils voudraient du moins y cheminer sous la conduite d’un chef qui leur agrée. Par malheur, les Moïses sont rares. Avons-nous la vue trop courte, ou Bâle est-il un coin perdu où les nouvelles et les renseignemens n’arrivent point ? Ce qui est certain, c’est que l’assemblée nous paraît à nous Bâlois compter dans ses rangs beaucoup d’hommes honorables et d’un sérieux mérite, qui en temps ordinaire feraient d’estimables ministres ; mais aujourd’hui les succès d’estime ne suffisent point. Il faut l’éclat, il faut le nom, il faut l’autorité et le prestige qui la relève. Est-il un homme à Versailles qui puisse prétendre à la succession de M. Thiers ? En est-il un seul qui ait en lui l’étoffe d’un gouvernement même provisoire ? En est-il un qui soit de taille à représenter dans l’état des choses la France vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis de l’Europe, à être pris au sérieux tout à la fois par quatre-vingt-six départemens et par M. de Bismarck ? Mieux placé que nous, monsieur, peut-être les voyez-vous distinctement ces hommes possibles que nous ne saurions apercevoir, et n’avez-vous que l’embarras du choix. Peut-être aussi estimez-vous comme nous que les plus capables et les plus considérés d’entre eux n’auraient garde d’assumer la tâche qu’on leur veut imposer, et qu’ils abandonnent les rêves et les chimères périlleuses à ces fatuités téméraires qui, ne doutant de rien, sont prêtes à tout accepter. Ce n’est pas elles qui répéteraient le mot du doge de Gênes ; qu’on les installe dès ce soir dans la préfecture de Versailles, rien ne les étonnera moins que de s’y voir.

L’extravagance pure et complète est toujours une exception, plus commune est la demi-déraison : l’une est un mal sporadique qui emporte sûrement le malade ; l’autre, moins funeste en ses effets, a cet inconvénient d’être plus facilement contagieuse. On nous affirme que sur les bancs de la droite ils sont en petit nombre, les députés qui aspirent à renverser M. Thiers parce qu’ils se sentent capables de le remplacer. En revanche, ils paraissent être fort nombreux, les habitués du cercle des Réservoirs qui, faute de mieux, désirent conserver M. Thiers et même lui proroger ses pouvoirs, mais en lui faisant leurs conditions, et quelles conditions ! Le président de notre conseil fédéral lui-même, si modeste que soit la figure qu’il est appelé à faire en ce monde, ne se résignerait pas à les subir. Les honorables députés de la droite dont je parle souffrent que M. Thiers gouverne, à la condition toutefois qu’il gouverne en leur nom, qu’il leur appartienne et n’appartienne qu’à eux, qu’il soit leur homme-lige, l’exécuteur aveugle de leurs volontés et de leurs caprices, qu’il épouse non-seulement toutes leurs idées, mais toutes leurs suspicions et leurs passions, et qu’il ne nomme pas dans toute l’étendue de la France un seul sous-préfet qui n’ait leur aveu et leur agrément. Étrange oubli du pacte de Bordeaux, qui stipulait la trêve des partis ! Que deviendrait-il, ce pacte, si M. Thiers se prêtait à faire de son gouvernement le gouvernement d’un parti ? . D’autres ne s’arrêtent pas là : il ne leur suffit point de lier les bras au pouvoir, ils prétendent aussi lui fermer la bouche. A leur sens, M. Thiers a un tort irrémissible : il parle. Qu’il agisse, qu’il gouverne, ils y consentent ; mais, pour Dieu ! qu’il se taise. Son éloquence les gêne, les incommode, leur cause un sourd malaise, des crispations nerveuses qui à la longue pourraient prendre sur leur santé. — Ah ! que Gutenberg serait un grand homme, s’il n’avait pas inventé l’imprimerie ! s’écriait un quidam. Ces députés sont prêts à déclarer que M. Thiers est un homme incomparable, unique et même nécessaire, pourvu qu’il prenne l’engagement de ne plus dire un mot. Fermer une telle bouche ! mettre à l’interdit cette parole facile, limpide, éternellement jeune, qui a tour à tour des grâces abandonnées, des gaîtés charmantes ou des vivacités meurtrières, excessives parfois, j’en conviens ; éclatant comme des obus à la face des sots et des jaloux effarés ! Qu’en penserait la France, qui se fait gloire de cette parole dans ses prospérités, qui s’en fait une consolation dans ses deuils ? Que voulez-vous ? elle est désagréable aux habiles, dont elle a plus d’une fois déconcerté les complots, désagréable aux lèvres nouées, dont elle humilie le silence ou les hésitations. La commune a pris à M. Thiers sa maison ; le cercle des Réservoirs veut lui prendre sa langue. Que lui restera-t-il, et que veut-on faire de cette langue ? La clouera-t-on à la tribune, comme y fut clouée jadis celle qui avait commis le crime des Philippiques ? En vérité, parmi toutes les choses qui nous étonnent, aucune ne nous paraît plus surprenante que cette conspiration ourdie contre l’éloquence. Quoi donc ! on en serait déjà las, quand hier encore on affectait de maudire un gouvernement qui commandait sans s’expliquer, et qui, ne parlant pas, souffrait difficilement qu’on lui parlât ! Je crois avoir lu dans Plutarque qu’aux temps de sa liberté, Athènes avait un roi, l’éloquence. A l’éloquence succéda Philippe. Regretterait-on déjà Philippe et les silences du sabre ? A Dieu ne plaise, ou il serait permis d’affirmer que la liberté est impossible en France, et que ce peuple si prompt aux dégoûts et aux lassitudes finit toujours par trouver le sabre qu’il mérite.

C’est ainsi qu’on raisonne à Bâle et qu’on y parle maintenant, monsieur, et si nous passons pour avoir la pensée un peu lente, on ne nous a jamais contesté ni l’esprit de conduite, ni le bon sens. Ce bon sens, qui nous a rendu quelquefois de bons services, nous enseigne qu’il est des situations et des circonstances où les assemblées, comme les individus, doivent s’interdire sévèrement non-seulement les fantaisies et les aventures, mais les petites rancunes et les petites vengeances. Ce bon sens nous apprend qu’il est absurde et puéril d’ébranler un gouvernement qu’on ne pourra remplacer, et de rendre la vie impossible à un homme nécessaire. Ce bon sens estime encore que M. Thiers représente aujourd’hui la paix publique, et que travailler ouvertement ou sourdement à le renverser, c’est attenter à la paix dont la France est affamée. Il nous paraît aussi que le succès de cette coupable entreprise transporterait d’aise tous les ennemis de la France, auxquels M. Thiers a eu l’immense mérite de causer les premiers déplaisirs qu’ils aient ressentis depuis un an. Il nous paraît également que, si l’assemblée nationale discréditait une fois de plus, par ses entraînemens et ses erreurs, le régime parlementaire, on allumerait des feux de joie dans le camp de César. Enfin, pour en revenir à la motion Rivet, nous jugeons qu’en la rejetant les conservateurs joueraient le jeu des radicaux, et donneraient bénévolement les mains à la campagne ouverte pour la dissolution de la chambre.

Dans le temps où M. de Bismarck représentait la Prusse à la diète germanique, il n’était encore connu que pour un homme d’extrême droite, pour un junker excessif dans ses idées et souvent intempérant dans son langage. Alors déjà ce grand sceptique croyait résolument en lui-même, et il aimait à se prêcher aux incrédules ; mais il croyait comme il peut croire, ce n’était pas la foi du charbonnier. On rapporte qu’un jour, dans un salon de Francfort, il se prit à dire : « Vous verrez, messieurs, que je deviendrai un grand homme, et que je finirai par une grande faute. » Il semble qu’il y ait en France de petites ambitions qui se disent : « Commençons par une grande faute, et nous verrons plus tard à devenir de grands hommes. » Cette méthode est bien chanceuse. Puissent ces ambitions se raviser, et les fous de tous les partis venir à résipiscence ! La France et les amis de la France leur en auront une éternelle gratitude.

Agréez, je vous prie, monsieur, l’expression de tous mes sentimens de haute considération.

***