Lettres de voyages/Vingt-et-unième lettre

Presses de La Patrie (p. 210-222).


VINGT-ET-UNIÈME LETTRE LETTRE


Tunis, 2 janvier 1889.


M. Goblet, ministre des affaires étrangères, avait eu la courtoisie, lors de mon passage à Paris, de me donner une lettre particulière pour M. Massicault, résident général de France en Tunisie. J’ai saisi l’occasion du premier janvier, pour remettre ma lettre et pour aller présenter mes hommages à l’éminent diplomate qui est, de fait, le véritable gouverneur-général de ce pays, placé sous le protectorat français. M. Massicault, qui me reçut avec la plus grande politesse, m’invita à assister à la réception officielle qu’il donnait, le même jour, aux membres de la colonie française et aux autorités tunisiennes. Les princes Mustapha-Bey et Mohammed-Bey, fils du bey, vinrent, les premiers, présenter les hommages de leur père au résident général de France. Le prince Mohammed-Bey prononça en français, la petite allocution qui suit :


Monsieur le ministre,

Son Altesse, notre auguste père et souverain, a chargé ses enfants de vous apporter, à l’occasion de la nouvelle année, ses vœux cordiaux et ceux de sa famille pour la France, son gouvernement et votre personne.

Son Altesse ne sépare pas les intérêts de la France, qui la protège, de ceux de son royaume. Elle les recommande également à Dieu.


M. Massicault remercia le prince et le pria de faire agréer par le bey ses souhaits respectueux pour lui, pour sa famille et pour son royaume, dont les destinées sont entièrement unies à celles de la France. C’était la première fois que les deux fils aînés du bey, les princes Mustapha et Mohammed, étaient chargés d’une pareille mission. Ce fut ensuite un défilé continuel, pendant trois heures, de tout ce que Tunis compte de notabilités militaires, financières, industrielles et officielles. Les officiers français en grande tenue, chamarrés de décorations ; les officiers tunisiens dans leurs costumes d’une richesse toute orientale ; les autorités municipales, curieux mélange de Maures et d’Européens ; enfin tous ceux qui se faisaient un devoir et un honneur de venir saluer le représentant de la France. La musique du 4e Zouaves jouait sur la place en face du palais de la résidence, et la journée se termina par une brillante retraite aux flambeaux, par toutes les musiques réunies de la garnison, au milieu des acclamations de la foule et d’un enthousiasme indescriptible. J’aurais bien voulu voir là, pour applaudir comme moi, ceux qui font mine de douter de l’influence et de la popularité du nom français, en Orient. Les plus sceptiques — j’allais dire les plus malveillants — auraient été forcés de se rendre à l’évidence.

Le quartier européen de Tunis est de construction toute récente. Aussi le contraste entre ce quartier et les quartiers anciens dont j’ai parlé à grands traits, est-il tout à fait saisissant. C’est en réalité une ville européenne, encore en voie de formation, mais déjà fort importante, appuyée contre la ville arabe. Toutes les rues sont de larges et belles avenues, bordées de belles constructions à deux ou trois étages, dont presque tous les rez-de-chaussée sont occupés par des magasins européens et des cafés.

Un très beau boulevard qui va de la porte de France jusqu’au lac, partage en deux, de l’ouest à l’est, le quartier européen. Ce boulevard, de près de 1,000 mètres de longueur, s’appelle avenue de France jusqu’à la place de la Résidence, où sont situées la Résidence française et, en face, la Cathédrale. La place de la Résidence est ornée d’un petit square au milieu duquel se trouve un jet d’eau. Il prend ensuite, jusqu’à la Douane, le nom d’avenue de la Marine.

Quant aux mosquées de Tunis, il est impossible — comme d’ailleurs dans toute la Tunisie, sauf, chose assez singulière, à Kairouan — il est absolument impossible, disons-nous, de les visiter.

Du reste, tout l’intérêt de Tunis réside non pas, comme dans la plupart des grandes villes d’Europe, et particulièrement d’Italie, dans les monuments, qui sont presque tous des merveilles d’architecture et de sculpture à l’extérieur, et à l’intérieur de véritables musées. Non, il n’y a à Tunis ni monuments, ni musées, mais ce qui en fait une des villes les plus curieuses qu’il soit donné de visiter, c’est la rue, ce sont les souks avec leur mouvement incessant de gens de tous types, de tous costumes, de toutes nationalités.

Si l’on excepte quelques sites charmants, le Bardo et les ruines de Carthage, les environs de Tunis offrent peu d’intérêt.

Quelque soit la porte par laquelle on en sort, on est très étonné de se trouver tout à coup dans la plus complète solitude. Quelques forts situés à l’ouest de Tunis, et d’ailleurs en très mauvais état ; partout un sol aride et inculte ; çà et là quelques troupeaux de chèvres noires gardées par de grands pâtres déguenillés.

Le palais du Bardo, palais d’hiver du Bey, est une vaste construction arabe, entourée de murs flanqués de bastions qui ressemble plutôt à une vaste caserne, agencée sans art et sans goût. Il est situé à deux kilomètres de Tunis et paraît aujourd’hui presque abandonné, si l’on excepte quelques pauvres marchands arabes accroupis dans les couloirs dont ils ont pris possession, et qui vous offrent en passant, leurs bibelots d’une valeur absolument négative. Après avoir franchi le vestibule, un couloir sombre conduit à une première cour ; un autre couloir conduit à une deuxième cour beaucoup plus belle. De cette cour on pénètre dans les appartements princiers par un bel escalier dit escalier des lions, ornés de six beaux lions en marbre blanc.

On visite avec intérêt la salle du trône, ornée des portraits en pied des souverains d’Europe et dont tout le fond est occupé par le trône du Bey, étincelant de dorures ; on remarque une autre salle où se rend en matière criminelle la justice expéditive que l’on sait.

Aussitôt le condamné emmené, la sentence est exécutée devant la porte du palais. On voit également l’ancien harem, actuellement transformé en musée.

L’excursion de Carthage, est de beaucoup la plus intéressante, nous serions même tenté de dire la seule réellement intéressante que le voyageur puisse faire dans les environs de Tunis. Les ruines de Carthage, dont l’importance a été et est encore contestée, méritent certainement d’attirer à un très haut degré la curiosité du voyageur. Certes il ne faut pas s’attendre comme à Pompéi à une reconstitution d’une ville ancienne, car on serait étrangement déçu ; mais l’ancienne capitale de l’Afrique a eu dans l’histoire une importance si considérable, qu’on ne saurait sans être profondément ému, en parcourir le sol. D’ailleurs on a retrouvé d’assez nombreuses ruines pour qu’on pût rétablir d’une manière à peu près certaine non seulement les limites de l’ancienne ville, mais encore la position de ses quartiers, la direction de quelques rues principales et l’emplacement de ses principaux monuments.

Je n’ai pas à faire ici l’histoire de Carthage que tout le monde connaît d’ailleurs ; aussi me bornerai-je à citer quelques dates et quelques chiffres qui rendront plus intelligible la courte description que je vais faire des ruines de la grande rivale de Rome, avant l’ère chrétien. Carthage, située sur la côte nord-est de la Tunisie actuelle fut fondée vers 880 avant Jésus-Christ par les Phéniciens ; elle s’enrichit de bonne heure par le commerce, et ne tarda pas à étendre sa domination sur tout le nord de l’Afrique, puis à se rendre maîtresse des îles Baléares, d’une partie de l’Espagne, de la Sardaigne, de la Corse et de la Sicile. La possession de ce dernier pays devint l’occasion d’une longue lutte avec Rome, connue sous le nom de guerres puniques, et dans laquelle elle finit par succomber. En 146 avant Jésus-Christ, Carthage tomba au pouvoir des Romains qui la détruisirent de fond en comble.

En 121 avant Jésus-Christ, Cartharge fut relevée par Caius Gracius, puis agrandie par César. Bientôt elle devint de nouveau la ville la plus importante de l’Afrique romaine. Les lettres et le christianisme y firent de rapides progrès, et furent illustrés par Apulée, Arnobe, Tertullien, St. Cyprien et St. Augustin.

En 439 avant Jésus-Christ, les Vandales s’emparèrent de Carthage ; mais Bélisaire la recouvra sous Justinien (534). Enfin les Arabes la prirent en 698 et la détruisirent définitivement.

Les Phéniciens donnèrent d’abord à la nouvelle ville le nom de Byrsa, mot qui paraît signifier tour et forteresse, et M. Victor Guérin, que j’ai déjà cité, en fait la description suivante :

Quand la population se fut accrue, Byrsa devint une acropole. Autour d’elle les maisons se groupèrent en cercle, comme autour d’un refuge toujours prêt. On s’étendit vers les ports, puis sur toute la plage ; enfin en passant derrière la petite montagne de Sidi Bou-Said, on alla rejoindre encore la mer. De ce côté la plaine était fertile, les puits fréquents, l’irrigation facile ; les riches bâtirent des maisons entourées de haies vives et de frais jardins. C’était le quartier de Megara. Ainsi se forma une ville qui comptait après quelques siècles de sept à huit lieues de tours et qui prit le nom de Karthad-Hadtha, la ville nouvelle, Carchédoa en grec, Carthage en latin.

Byrsa fut fortifié dès sa fondation ; plus tard des constructions grandioses furent substituées aux fortifications primitives. Le VIe siècle avant J. C. vit l’extension merveilleuse de la puissance des Carthaginois.

La forme de Byrsa était à peu près rectangulaire ; elle était couronnée par le temple d’Esculape ; mais, ce n’est que par des efforts d’imagination que nous nous figurerons les autres édifices qui remplissaient Byrsa. L’histoire a omis tous ces détails parce qu’elle n’a été écrite que par les ennemis de Carthage. Muets sur ses splendeurs, ils n’ont d’éloquence que pour raconter sa ruine.

On visite d’abord les citernes, superbe monument échappé à la destruction de Carthage et qui sont encore dans un excellent état de conservation, et qui peuvent contenir à peu près 25,000 mètres cubes d’eau. Elles forment dix-sept réservoirs. Nous y avons déjeuné à l’abri du soleil et nous y avons puisé de l’eau à l’aide d’un seau suspendu à une poulie et dont se servent les pâtres et les touristes. Cette eau est très fraîche et très bonne. Près des citernes sont les ruines d’une tour qui en défendait probablement l’approche.

J’emprunte au travail de M. Louis Piesse sur l’Algérie et la Tunisie, la description de la chapelle de St. Louis, car c’est là, aujourd’hui, le monument le plus intéressant à visiter, aux environs de Tunis :

Vers l’extrémité orientale du plateau s’élève la chapelle Saint-Louis, au milieu d’un enclos entouré de murs. On sait que le Bey Ahmed a concédé gratuitement à la France le sommet de la Byrsa, pour y ériger un sanctuaire en l’honneur du pieux monarque qui avait consacré par sa mort, sinon cet emplacement, du moins l’un des points de cette côte. Il est assez difficile de préciser avec exactitude l’endroit où, le 25 août 1270, Louis IX rendit le dernier soupir. Quoi qu’il en soit, c’est au milieu des ruines de Carthage où son armée était campée, qu’il succomba au fléau qui ravageait ses troupes.

La chapelle dont la première pierre avait été posée le 25 août 1840, fut inaugurée en 1842, avec une certaine pompe.

Sur une assez large enceinte, aplanie avec soin, entourée d’un mur d’appui et au milieu de laquelle s’élève une plate-forme ronde élégamment dallée à compartiments symétriques, et à laquelle on monte par six marches établies circulairement sur tout le pourtour, est construite la chapelle, d’une forme octogone. L’intérieur offre un rond-point entièrement libre au-dessous du dôme. On aperçoit ainsi dès l’entrée, au fond, en face de la porte, l’autel et au-dessus la statue de Saint-Louis, en marbre blanc des Pyrénées, due au ciseau de M. Émile Seurre. L’édifice est bâti en pierre appelée marbre de Soliman, avec des remplissages en pierre de tuf, du sol de Carthage et voûté en brique de Gênes avec enduit de mortier de chaux formant stuc à la manière du pays ; ses fondations s’appuient sur les bases du temple d’Esculape ou Eschmoun, dont l’immense escalier s’avançait sur la mer.

M. Jourdain, chargé de la construction de la chapelle, le fut également, en 1843, de l’exécution des dépendances nécessaires à sa garde, à son entretien, à sa desserte. Ces dépendances consistent en un mur d’enceinte et trois corps de bâtiments à rez-de-chaussée et à terrasses, comprenant le logement du gardien, une sacristie et une salle d’attente pour les visiteurs. Ces bâtiments sont reliés entre eux par des cloîtres de forme ogivale. La chapelle est environnée d’un bosquet ombreux. Le jardin est orné de divers restes d’antiquités, trouvés soit à Carthage, soit sur d’autres points de la Régence. Les parois des cloîtres sont également couvertes d’inscriptions païennes ou chrétiennes, mais dont la plus curieuse, au point de vue géographique, est celle rapportée par M. Mattéi d’El-Djem, puisqu’elle donne le nom antique de cette localité : Thysdrus.

L’enceinte de Saint-Louis renferme des citernes dont l’eau est excellente. Pendant l’été le Bey de Tunis et les consuls étrangers y envoyaient puiser tous les jours.

Byrsa est peut-être le seul point de Carthage que Saint-Louis n’ait point occupé. Peu importe au fond la place choisie pour lui consacrer un monument. Il est d’un heureux augure que la France ait pris pied sur cette petite colline, qui a été le berceau de la puissance carthaginoise, et qu’ont habitée les proconsuls romains, les rois vandales, les grands généraux de Justinien… Les Arabes eux-mêmes ont traîné la statue de Saint-Louis jusqu’au sommet de la colline.

Ils confondent Sidi-Bou Saïd le marabout, avec St. Louis qui, selon eux, se serait fait musulman, avant d’expirer.

Près de la chapelle sont aujourd’hui situés les bâtiments du grand séminaire et la superbe cathédrale de Carthage, élevée par les soins du Cardinal Lavigerie. Le musée fort intéressant contient une très belle collection d’objets antiques provenant de la Tunisie, mais principalement des ruines de Carthage. On y voit surtout une très belle collection de lampes carthaginoises et romaines des époques païenne et chrétienne ; des monnaies, des pierres gravées, des mosaïques, une fresque, des fragments de sculpture et une quantité d’objets trouvés, pour la plupart, dans les sépultures, parmi lesquels une superbe urne en verre bleu dont on a offert déjà, nous a-t-on dit, la somme ronde de vingt mille francs. On voit également dans le jardin qui entoure la chapelle de nombreux fragments de sculpture et une quantité d’inscriptions tombales qui ont été placées dans le mur même de la clôture du jardin.

En descendant vers la mer, on voit les vestiges d’un temple de Cérès et des bains de Didon et au dessous les ruines d’un temple de la Mémoire et du temple de Saturne.

On voit aussi les restes d’un vaste amphithéâtre, et les débris de grands édifices parmi lesquels on croit reconnaître les ruines de la basilique du roi Thrasamund ; mais je dois avouer qu’il faut faire de grands frais d’imagination pour reconnaître quelque chose parmi ces débris informes. Il en est de même pour l’emplacement de la maison d’Annibal et pour les ports militaires et marchands que l’on nous désigne, au milieu d’un fort beau jardin appartenant à la résidence d’été de Si-Moustapha, ancien premier ministre du Bey de Tunis.

Nous retournons à Tunis un peu fatigués de cette excursion, et sans avoir visité le village de Sidi-bou-Saïd qui s’élève sur la pointe du cap de Carthage. C’est un village habité par des Arabes fanatiques qui, récemment encore, en interdisaient l’entrée aux Européens. Il tire son nom de Bou Saïd, le père du bonheur, marabout célèbre enterré-là.

Mon ami, Gaston Roullet, le peintre, faillit s’y mettre dans de mauvais draps, l’été dernier, en essayant de faire le croquis d’une mosquée. Il ne dut son salut qu’à un revolver qu’il avait prudemment mis dans sa poche et dont il menaça les fanatiques qui faisaient mine de l’attaquer.