Lettres de voyages/Treizième lettre

Presses de La Patrie (p. 130-139).


TREIZIÈME LETTRE


Venise, 12 déc. 1888.


De Gênes à Turin, la distance est de 166 kilomètres. Le chemin de fer traverse la chaîne des Apennins par une série de tunnels et de viaducs et l’on aperçoit les cîmes neigeuses des hautes montagnes qui nous environnent. On passe d’abord Busalla où se trouve le plus important tunnel, celui de Giovi, qui nous fait atteindre une altitude de 1000 pieds. Partis de Gênes par une température très douce, nous commençons à ressentir un froid assez vif qui va en s’accentuant jusqu’à Turin. Nous quittons derrière nous Novi, où eut lieu le 15 août 1799, la bataille livrée aux Français par les Russes et les Autrichiens et où le général Joubert fut tué. On suit d’abord et on franchit la Bormida pour arriver à Alexandrie, place forte de 31,000 habitants, située dans une plaine fertile. On passe ensuite à Asti, célèbre par ses vins mousseux estimés et on arrive à Turin, ancienne capitale du Piémont, puis du royaume d’Italie de 1859 à 1865. C’est une ville de 253,000 habitants, à l’aspect tout moderne et qui ressemble aux villes américaines avec ses rues coupées à angle droit et bien pavées. Située agréablement sur la rive gauche du Pô, Turin est une des villes les plus importantes de l’Italie et l’une des plus belles de l’Europe. Les rues ainsi que les principales places, sont bordées de spacieux portiques, et les murailles bastionnées, qui lui servaient autrefois de défenses, ont fait place à des promenades qui font le tour de la ville.

Au milieu de la place du Château, située au centre de Turin, s’élève le Palais Madame, vaste édifice du XIVe siècle, le seul grand palais moyen-âge qui existe à Turin : sa belle façade de style corinthien date de 1718 ; devant le palais, le Monument, (œuvre de Vela) élevé par les Milanais, en 1859, en souvenir de l’armée sarde. Le Palais-royal au nord de la place, est d’un aspect très-simple, mais les appartements sont richement décorés.

Le Musée royal des armures, annexé au palais, a été formé par le roi Charles-Albert et on y voit spécialement l’épée du général Bonaparte à Marengo ; l’armure d’Emmanuel-Philibert ; un bouclier ayant appartenu à Henri IV ; une poignée d’épée de Donatello, etc.

De la place du Château partent les plus belles rues de Turin : la rue du Pô, bordée de maisons à arcades et de riches magasins, qui conduit à la place Victor-Emmanuel II ; la rue Dora Grossa, qui aboutit à la place du Statut entourée de magnifiques palais bordés de portiques ; la rue de Rome, qui après avoir traversé la place St. Charles, où s’élève la superbe statue en bronze d’Emmanuel Philibert par Marochetti, se termine à la place Charles-Félix.

La Cathédrale St. Jean-Baptiste, près du Palais royal, qui date du XIe siècle renferme la chapelle du St. Suaire, rotonde entourée de colonnes en marbre noir, qui forme comme une église à part et la plus belle de Turin : une coupole remarquable ; la châsse du St. Suaire ; les tombeaux de princes de la maison de Savoie et le monument de la reine Marie-Adélaïde.

L’église de la Consolata possède une image très-vénérée de la Vierge, placée dans une chapelle dont la coupole est richement ornée et qui possède des statues des deux reines Marie-Thérèse, femme de Charles-Albert, et Marie-Adélaïde, femme de Victor-Emmanuel, mortes en 1855.

L’Académie des sciences comprend : le Museum d’histoire naturelle ; une collection numismatique qui compte environ 15,000 pièces ; une collection remarquable d’antiquités greco-romaines, parmi lesquelles on remarque une tête colossale creuse de Junon dans laquelle le prêtre se cachait pour rendre des oracles ; une tête d’Antinoüs ; une statue en bronze de Minerve ; un Cupidon dormant sur une peau de lion ; le Musée égyptien, le plus beau et le plus complet qui existe au monde, rassemblé par M. Drovetti, consul de France en Égypte, destinée au Louvre, et que le gouvernement français refusa d’acheter ; des statues du grand Sésostris, de Jupiter Ammon, d’Aménophis II ; de belles collections de papyrus, parmi lesquels se trouve le célèbre papyrus « de Turin » contenant les Tables de Manéthon, etc. ; la galerie de tableaux Pinacoteca, comprenant la Passion de Memling, la Sainte-Famille de Rubens, Œnone et Pâris de Van der Werff, le Feu, la Terre, l’Eau, l’Air de l’Albane ; les Enfants de Charles Ier de Van Dyck.

L’Académie des Beaux-Arts, les Musées municipal et industriel italien, contiennent également d’importantes collections.

Le Palais de l’Université, situé dans la rue du Pô, renferme des statues, des inscriptions grecques et latines rangées sous un beau portique qui entoure la cour intérieure ; une bibliothèque de 200,000 volumes et 3,000 manuscrits, l’une des plus importantes de l’Europe. On y trouve le célèbre manuscrit d’Arona ; l’Imitation de Jésus-Christ.

Les principales promenades de Turin sont le Jardin royal, le Jardin public, le Valentin, le Mont des Capucins, d’où l’on découvre une belle vue.

Le temps nous a manqué pour faire une excursion intéressante à la basilique de la Superga, élevée sur une haute colline et renfermant les tombeaux de princes de la maison de Savoie.

Le temple juif que l’on est en train de construire sera certainement un des édifices les plus remarquables de l’Italie par son architecture bizarre, par la hauteur de son clocher central, et par la richesse de l’ornementation. Les juifs qui sont très riches à Turin, ont la prétention de construire la plus belle synagogue de l’Europe et je suis enclin à les croire jusqu’à preuve du contraire.

Nous nous mettons de nouveau en route, cette fois pour Milan, ancienne capitale du royaume lombardo-venitien et qui compte aujourd’hui une population de 325,000 habitants. Cette ville qui dans les dernières années a pris un développement très étendu au point de vue industriel et commercial, est une des plus belles d’Italie et offre un aspect très animé.

De Turin à Milan on passe un grand nombre de villes rendues historiques par les batailles qui y furent livrées : Chivasso, dont les fortifications furent détruites par les Français en 1804 ; Novare où eut lieu le 24 mars 1849 la bataille désastreuse, mais courageusement soutenue par Charles-Albert, contre les Autrichiens ; enfin Magenta, à quelques milles de Milan, où les Français battirent les Autrichiens le 4 juin 1859, et qui servit de prétexte à Napoléon III pour faire un duc du maréchal MacMahon.

Milan est située au milieu d’une plaine d’une fertilité prodigieuse, admirablement cultivée et qui forme le centre agricole de l’Italie.

La ville est divisée en deux parties : la ville ancienne qu’entoure le canal du Naviglio grande, et la ville plus moderne élevée sur l’emplacement des anciens faubourgs, entre le Naviglio et le mur d’enceinte. Les rues de Milan sont, en général, irrégulières et mal pavées, mais il faut faire une distinction avec les nouveaux quartiers qui sont admirablement construits, et particulièrement pour les travaux d’embellissement que l’on a faits autour de la place de la cathédrale. La galerie et les Arcades de Victor-Emmanuel qui entourent cette place sont des merveilles du genre et je n’ai rien vu de plus beau en Europe, pas même à Paris que je tiens pourtant pour la plus belle ville du monde. Ses importantes manufactures de soie et de coton, son commerce considérable, que facilitent trois grands canaux qui la mettent en communication avec les rivières et les lacs principaux de la Lombardie, font de Milan, une des cités les plus riches de la péninsule. Au centre de la ville, se trouve la place du Dôme, où s’élève la fameuse cathédrale de la Nativité, le plus vaste édifice religieux de l’Europe après St. Pierre de Rome et la cathédrale de Séville. Merveille d’architecture par la beauté des matériaux employés, par le nombre et le fini de ses sculptures, la cathédrale de Milan a été commencée par Galéas Visconti, en 1386 ; elle n’est pas encore achevée aujourd’hui. La forêt d’aiguilles et les innombrables statues qui la décorent à l’extérieur, produisent l’effet le plus grandiose, surtout quand on considère cette prodigieuse construction du haut de la tour centrale, laquelle n’a pas moins de 494 marches, et que surmonte la statue de la Vierge ; dans l’intérieur, on remarque les deux colonnes monolithes qui soutiennent le balcon de la porte du milieu ; les 52 piliers de la grande nef ; la riche mosaïque de marbre de diverses couleurs qui recouvre le sol ; la cuve de porphyre des fonts baptismaux provenant des thermes de Maximien Hercule ; deux chaires en bronze doré couvertes de bas-reliefs entourant le grand pilier qui supporte la coupole ; les tombeaux d’Othon et de Jacques Visconti, de Jacques de Médicis ; la chapelle souterraine de St. Charles Borromée où repose le corps du saint revêtu de ses habits sacerdotaux ; l’Arbre de la Vierge, candélabre à sept branches, spécimen merveilleux de l’orfèvrerie au moyen-âge. Les aiguilles de cette merveilleuse construction sont au nombre de 116 et le nombre de statues à l’intérieur et à l’extérieur est de plus de 6,000.

Milan possède un grand nombre d’autres églises dont les plus intéressantes sont celles de St. Ambroise, qui contient des antiquités très-curieuses ; de St. Laurent ; de Santa Maria di San-Celso ; de Ste. Marie-des-Grâces, voisine du couvent du même nom, dont le réfectoire est orné de la célèbre Cène de Léonard de Vinci, qui est malheureusement à moitié effacée. Au nord de la place du Dôme, s’ouvre la Galerie Victor-Emmanuel, magnifique promenoir vitré qui relie cette place à celle de la Scala, où s’élève le célèbre théâtre de ce nom et le monument de Léonard de Vinci.

Non loin de là, est situé le palais Brera, la principale curiosité de Milan après la Cathédrale, et qui renferme une précieuse galerie de tableaux parmi lesquels le Mariage de la Vierge de Raphaël ; une bibliothèque, un cabinet de médailles, l’observatoire, etc. Au premier rang des collections artistiques de Milan, il faut citer la Bibliothèque ambrosienne qui contient 140,000 volumes et 20,000 manuscrits, dont plusieurs d’un prix inestimable ; un cabinet de bronzes et une galerie de tableaux. À l’extrémité nord-ouest de la ville, sur la grande place d’Armes, se trouvent l’amphithéâtre de l’Arène, pouvant contenir 30,000 personnes, et l’arc de triomphe du Simplon, deux monuments élevés par Napoléon Ier qui a laissé partout des souvenirs de son esprit vaste et entreprenant.

Le froid humide qu’il fait ici m’oblige, bien à regret, à hâter mon départ et à me rendre directement à Venise sans visiter Vérone et Padoue que je voudrais cependant bien voir. Mais l’état de ma santé qui laisse beaucoup à désirer, ne me le permettra pas et je vous entretiendrai dans ma prochaine lettre de la cité des doges, de la reine de l’Adriatique.