Lettres de voyages/Douzième lettre

Presses de La Patrie (p. 119-129).


DOUZIÈME LETTRE


Turin, 12 déc. 1888.


J’ai reçu une dépêche de J. M. Fortier qui m’annonce son départ pour le Canada où il veut aller passer la Noël dans sa famille. Fortier est un homme d’affaires avant tout et comme il me dit avoir fait de bonnes affaires, à Amsterdam, dans le tabac, il part naturellement pour sa fabrique, au lieu de s’amuser à flâner ici en visitant la cathédrale de Milan, les lagunes de Venise, le Colisée de Rome, les ruines de Pompéï ou de Carthage. Il a peut-être raison, mais je suis bien convaincu de ne pas avoir tort en continuant mon voyage. Chacun sa manière d’envisager les choses de la vie.

Je vous ai longuement causé, dans ma dernière lettre, de la Compagnie des Messageries Maritimes, au point de vue de l’importance de la marine marchande française ; aussi n’ajouterai-je rien à ce que j’ai déjà dit si ce n’est pour mentionner seulement d’autres compagnies puissantes telles que : Les Chargeurs Réunis, qui font le service du Brésil et de La Plata ; la compagnie Fraissinet qui s’occupe de l’Italie, de la Grèce, de la Turquie, et qui a aussi une ligne du Brésil et de Buenos-Ayres ; la compagnie de Navigation Mixte qui s’occupe de l’Algérie ; la société générale des Transports Maritimes qui fait aussi la Tunisie et l’Algérie tout en s’occupant des Canaries, de Rio-Janeiro et de Buenos-Ayres ; la Compagnie des paquebots-poste Khédivié qui fait le service de la Méditerrannée et la mer Rouge ; sans compter les nombreuses compagnies du nord qui vont en Angleterre, en Norvège, en Danemark et dans tous les ports de la Baltique.

De Marseille à Vintimille, première ville de la frontière italienne et jusqu’à Gênes, le chemin de fer longe continuellement la Méditerrannée et je me demande s’il existe au monde un pays plus enchanteur au triple point de vue du climat, du paysage et des souvenirs historiques. On passe La Ciotat et la Seyne avec leur immense atelier de constructions maritimes ; Toulon, avec son arsenal et sa flotte et ses vastes chantiers qui en font le principal port militaire de France, après Brest. Je revois Toulon pour la première fois, depuis 1867, époque où j’y débarquai de retour de ma fugue militaire au Mexique.

Après Toulon, toujours en filant à toute vapeur, on aperçoit Le Muy, petite ville où l’on voit encore une tour où les Provençaux s’embusquèrent, en 1536, pour tirer sur Charles-Quint qui était venu les attaquer dans leur pays ; les pauvres diables ne réussirent qu’à tuer le poète espagnol Garcilasso de la Vega que son costume élégant leur fit prendre pour l’empereur. Plus loin Fréjus avec ses arènes romaines et sa cathédrale du XIe siècle. Cette dernière ville était jadis beaucoup plus importante, comme on peut le voir à sa vieille enceinte, cinq fois plus grande que celle d’aujourd’hui. Et puis, St. Raphaël, Cannes, Antibes, villes où les gens du nord viennent se réfugier contre les froidures de leur climat. Enfin, Nice la belle, qui est le rendez-vous de l’aristocratie européenne pendant les mois d’hiver, à cause de son climat exceptionnellement doux et favorable aux personnes atteintes des maladies de la poitrine. Cette ville est le chef-lieu du département des Alpes Maritimes, et a aujourd’hui une population de 67,000 habitants, sans compter les milliers d’étrangers qui y affluent de toutes les parties du monde.

Nice est coupée en deux par le Paillon, maigre filet d’eau qui coule dans un affreux ravin : aussi parle-t-on d’en détourner le cours. Elle doit sa situation climatérique exceptionnelle aux montagnes qui l’enveloppent. La vieille ville a encore conservé son ancien aspect, mais la nouvelle est luxueusement bâtie et couverte de belles promenades comme la place Masséna, le Jardin public planté de palmiers, la promenade des Anglais et les Terrasses. Le chemin des Ponchettes, au bord de la mer, conduit au port et au Château dont on voit quelques ruines sur un monticule de 96 mètres d’élévation d’où l’on jouit d’un panorama sans pareil. L’église Notre-Dame de Nice, construction néo-gothique, est inachevée ; Ste. Reparate est ornée à l’espagnol ; St. François-de-Paule possède la Communion de St. Benoist de Carle Vanloo, né à Nice, et fils d’un charpentier hollandais. L’église de la Croix possède une figure du Père éternel du même peintre. Les seuls édifices civils un peu intéressants sont le vieil Hôtel-de-Ville ; l’ancien Palais des Lascaris, construit dans le style des palais génois du XVIIe siècle ; le Temple russe, et la tour Ballanda bâtie, dit-on, au Ve siècle et transformée en belvédère.

La vie est très chère à Nice, mais il faut avouer aussi que les hôtels y sont montés avec un luxe que l’on ne trouve nulle part en Europe et rarement en Amérique. Nous sommes au 8 décembre, tous les jardins sont en fleurs et il fait un beau soleil de juin qui nous force à rechercher l’ombre des arcades. Mais il faut toujours prendre ses précautions lorsque le soleil se couche, car on éprouve alors une sensation analogue à celle que provoquerait le contact d’un manteau humide placé sur ses épaules. Ce phénomène qui est général dans toutes les villes du littoral, cesse d’ailleurs une ou deux heures plus tard.

À une demi-heure de Nice, Monaco, le dernier mauvais lieu d’Europe où il soit permis d’aller légalement perdre son argent ou celui des autres, quitte à se brûler la cervelle en sortant du Casino, comme cela se fait assez fréquemment.

Monaco est bâti sur un rocher escarpé s’avançant dans la Méditerrannée, dans une position extrêmement pittoresque, et dans une contrée enchanteresse par sa végétation africaine et par la variété et la beauté de ses sites.

Le palais du prince de Monaco est un bel édifice dont on admire les parapets crénelés, les constructions curieuses, la cour d’honneur, la richesse des appartements et la beauté des jardins. Sur l’emplacement de l’ancienne église paroissiale St. Nicolas a été élevée une magnifique basilique qui s’achève en ce moment. Les peintures et quelques fragments d’architecture remarquable de l’ancienne église ont été restaurés et conservés. L’établissement des bains est au pied du Rocher de Monaco. Le Casino, dont la réputation est si grande pour sa roulette et si justifiée par la grandeur de ses constructions, la splendeur de ses jardins et le luxe de ses installations, et l’établissement des bains de mer sont à Monte-Carlo, séparé de Monaco par un ravin couvert de la végétation la plus belle. Aux environs, on visite la Tourbie, le précipice de la Tête de Chien, le Mont-Agel et la Corniche. Parmi les attractions de Monaco, il ne faut pas oublier de mentionner le tir aux pigeons.

Nous nous arrêtons quelques temps pour visiter tout cela et nous continuons notre route vers l’Italie. Nous passons Menton et nous arrivons à Vintimille, où il nous faut subir la visite des douanes italiennes. Un conseil en passant. Les douaniers italiens qui sont fort libéraux pour les effets ordinaires, n’entendent pas raison sur la question du tabac et on m’a bel et bien fait payer six francs de droits sur une vingtaine de cigares que j’avais dans mon sac de voyage. Morale : ne jamais emporter de cigares en Italie, ne serait-ce qu’une simple douzaine de Crèmes de mon ami Fortier qui, lui, a payé la douane, à Paris, sur ses propres cigares fabriqués chez lui.

Nous continuons à filer sur Gènes, après avoir constaté que l’heure officielle italienne avance de 47 minutes sur celle de France, en passant San Remo, ville rendue célèbre par l’agonie de l’empereur Frédéric d’Allemagne, Savone, ville de 20,000 habitants, Piegeli, célèbre station d’hiver, enfin Gênes la Superbe, avec ses beaux palais, son grand commerce et sa population de 180,000 habitants.

Gênes s’élève au bord de la mer, dans un site d’une beauté incomparable, sur le versant des Alpes liguriennes dont les crêtes sont couronnées de forts. L’un d’eux, le fort dello Sperone, marque le point culminant de la ville à une hauteur de 1600 pieds.

Le port de Gênes, le plus commerçant de l’Italie, forme un hémicycle d’environ trois kilomètres de tour ; il est fermé à l’ouest par le cap San Benigno, sur lequel s’élève un phare haut de 126 mètres au-dessus du niveau de la mer, et par le nouveau môle ; à l’est par le vieux môle. Au centre de l’hémicycle sont la Darse et l’Arsenal maritime.

Les rues de Gênes sont étroites et tortueuses ; mais plusieurs d’entre elles ne sont qu’une suite de splendides palais de marbre, somptueusement décorés à l’intérieur, et qui ont valu à la ville le nom de « Gênes la superbe. »

La principale artère de Gênes part de la place Aquaverde, où s’élève la statue de Christophe Colomb, et elle s’étend, en changeant plusieurs fois de nom, jusqu’à la place delle Fontane Morose : c’est d’abord la via Balbi, où se trouvent le Palais royal, le Palais de l’université, les palais Balbi-Severega et Marcello Durazzo, qui renferment tous les deux de belles galeries de peinture ; — la place de l’Annunziata, avec l’église de ce nom, la plus brillante de Gênes ; — la via Nuovissima (palais Balbi) ; — la via Nuova, où l’on remarque le palais Bianco qui possède la Madonna della Revere, de Raphaël ; le palais Rouge renfermant une importante collection de tableaux ; du Municipe ; Adorno, etc.

Un grand nombre d’autres palais sont disséminés dans la ville : sur la place du Principe, est situé le beau palais Doria, qui fut donné, en 1522, à André Doria, et que décorent de belles fresques ; sur la place Neuve, le Palais du gouverneur, l’ancien Palais des Doges où est conservée une table d’airain, trouvée en 1506, et sur laquelle sont gravées des sentences rendues, l’an 633 de Rome, par deux jurisconsultes romains ; le palais Pallavicini, etc.

Les rues Charles-Albert et Victor-Emmanuel, longent le port, conduisent de la gare à la place St. Laurent où se trouve la Cathédrale, édifice du XIIe siècle, plusieurs fois restauré et qui offre des spécimens de plusieurs styles et où l’on voit le tombeau contenant les reliques de St. Jean-Baptiste ; le saint Graal, vase avec lequel Jésus-Christ célébra, dit-on, la Cêne.

Gênes possède un grand nombre d’églises dont les plus remarquables sont dues à la munificence de familles patriciennes : San Ambrogia, ou, il Gésu ; San Stefano, où se trouve le tableau du Martyr de St. Etienne, dessiné par Raphaël et peint par Jules Romain ; Santa Maria in Carignano, la plus belle de toutes les églises de Gênes (1552) et où l’on jouit d’une vue splendide du haut de la galerie de la coupole. Près de cette église, dans les Grazie, le pittoresque quartier des pêcheurs, s’élève le pont Carignan formé d’une arcade prodigieusement haute, sous laquelle passe la via Marina et l’une des principales curiosités de Gênes.

Les deux plus belles promenades sont l’Acqua Sola et la villa Negro, situées près l’une de l’autre, sur une colline d’où l’on domine Gênes, son port et ses environs.

Je suis arrivé à Gênes dans des conditions assez curieuses. Un peu comme tout le monde, je m’étais imaginé que le peuple italien était hostile à la France et jugez de ma surprise, en entendant une douzaine de fanfares réunis sur la place Aquaverde jouer la Marseillaise aux applaudissements répétés d’une foule criant : Vive la France ! C’était le peuple génois qui célébrait l’anniversaire de la délivrance du joug autrichien, en 1847, et qui inaugurait une inscription à l’endroit où un gamin de douze ans, nommé Ballila, avait donné le signal de la révolte contre l’oppresseur. Ainsi pendant que le roi Humbert fait des alliances avec l’Allemagne et l’Autriche, son bon peuple, lui, célèbre des anniversaires qui rappellent la tyrannie autrichienne. Une autre chose qui m’a aussi curieusement frappé à Gênes, c’est que les policemen sont vêtus de longues redingotes noires et coiffés de chapeaux de castor, et portent à la main d’élégantes cannes à têtes argentées. De véritables dudes en un mot ; un peu comme nos policemen de Montréal lorsqu’on leur fait porter des blouses de deux ans qui ont grisonné sous le triple poids de l’âge, du soleil et de la poussière.

Je vous entretiendrai, dans ma prochaine, de Turin et de Milan, deux des plus belles villes qu’il soit possible de visiter.