Lettres de voyages/Dix-neuvième lettre

Presses de La Patrie (p. 187-194).


DIX-NEUVIÈME LETTRE


La Valette, Malte, 27 déc. 1888.


Le voyage, par mer, de Naples à Syracuse, est tout bonnement superbe, à cette saison de l’année. C’est comme une excursion sur le St-Laurent au mois de juillet. Nous avons passé la Noël à Messine, le 26 à Catane et nous voici à Syracuse d’où nous partons ce soir pour Malte.

Messine avec sa banlieue a une population de 125,000 habitants et est un des principaux ports commerçants de l’Italie. Capitale de la province à laquelle elle a donné son nom, elle s’étend en amphithéâtre au bord de la mer. Elle a été plusieurs fois ravagée par la peste et par les tremblements de terre, celui de 1783 fit à lui seul périr plus de 40,000 personnes. La ville par elle-même n’offre rien de bien intéressant, si ce n’est par les souvenirs historiques qui s’y rattachent. Quelques heures suffisent pour la visiter. Le port est un des plus vastes et des plus sûrs de la Méditerranée et est un point de relâche pour la plupart des steamers qui vont à Alexandrie et à Constantinople. La cathédrale commencée en 1098 par le comte Roger est un mélange de tous les styles d’architecture et n’a d’intéressant que son antiquité. Le cap Faro à 12 kilomètres, est l’historique Charybde situé à l’endroit le plus resserré du détroit, entre la Sicile et la Calabre, en face du non moins célèbre Scylla. La mer y est très profonde et le flux et le reflux qui y ont lieu, de 6 heures en 6 heures, forment un courant d’une grande rapidité, très violent quand il se dirige au Sud. C’est ce phénomène qui a donné naissance à la fable antique du gouffre de Charybde.

Nous partons à 3 heures en touchant à Reggio, petite ville de la Calabre, où nous ne restons que quelques heures, pour nous éveiller le lendemain matin, en rade de Catane, au pied du Mont Etna. Catane est une ville de 100,000 habitants, construite en amphithéâtre et formant une série de terrasses étagées les unes audessus des autres, couvertes d’orangers et d’arbres fruitiers. Elle a été souvent ravagée par les tremblements de terre, la peste, les laves de l’Etna et le choléra. L’éruption seule du volcan, en 1669, fit 27,000 victimes et détruisit 300 maisons. La lave après avoir détruit 14 villages finit par arriver jusqu’aux remparts de Catane et après s’être amoncelée, elle se déversa par dessus, en brûlant tout sur son passage. En dehors de sa cathédrale et de son superbe couvent des bénédictins, d’un théâtre antique de l’époque romaine, la ville ne possède que peu de monuments qui puissent attirer l’attention du touriste. C’est la patrie du compositeur Bellini, l’immortel auteur de Norma et de la Somnambula, dont les cendres reposent dans la cathédrale. Un superbe jardin et un monument splendide rappellent aussi la mémoire du grand musicien mort prématurément à l’âge de 33 ans. L’Etna est le volcan le plus élevé de l’Europe, ayant plus de 10,000 pieds de hauteur, mais sa hauteur varie un peu avec celle du cône qui le termine et qui est modifié à chaque éruption. Le sommet est couvert de neiges éternelles et l’ascension n’en est possible que de juillet à octobre. On dit que du haut de l’Etna la vue s’étend sur toute la Sicile et par un ciel très serein on peut découvrir les côtes d’Afrique. Après le Vésuve, c’est le volcan le plus célèbre du monde et son histoire se perd dans la nuit des temps.

Nous quittons Catane à destination de Syracuse, en côtoyant le littoral de la Sicile et nous jetons l’ancre dans un des plus beaux ports naturels de l’Europe, parfaitement garanti contre tous les vents.

Syracuse qui n’est aujourd’hui qu’une petite ville de 25,000 habitants, fut autrefois la ville la plus importante du monde grec. De toutes les parties dont était composée l’ancienne et opulente cité, la seule habitée aujourd’hui est l’île d’Ortygie, qui forme le moderne Syracuse. Elle est séparée de la terre ferme par un canal étroit que l’on traverse par quatre ponts-lévis. Le nombre des monuments de l’ancienne Syracuse est assez restreint, mais outre la célébrité du nom, l’intérêt puissant qu’offrent certaines ruines mérite d’y attirer les visiteurs. Il y a l’ancienne fontaine d’Aréthuse, l’amphithéâtre, le théâtre grec, l’oreille de Denys, les catacombes, le fort Euryale et les ruines du temple de Jupiter. Ce qu’on appelle l’oreille de Denys, est une caverne longue de 58 mètres et haute de 25. Les moindres bruits y acquièrent une résonance extraordinaire, et on suppose que le fameux tyran de Syracuse, caché dans la partie supérieure, venait écouter les plaintes des victimes enfermées dans cette antique prison. Des travaux exécutés en 1854 ont fait reconnaître l’existence d’un aqueduc qui s’enfonce en terre à une profondeur de 28 mètres et à 5 mètres au dessous du niveau de la mer. Les rues de Syracuse sont étroites et tortueuses, et l’orientation dans la ville et dans les environs est très difficile sans les conseils d’un guide.

Nous partons à 11 heures du soir pour nous trouver le lendemain matin, en rade de la Valette, capitale de l’île de Malte. Chacun sait que Malte est une possession anglaise, située en pleine Méditerranée, sur la route du canal de Suez et de Constantinople, et ayant une population de 157,000 habitants. La Valette est une ville de 60,000 habitants, située sur une langue de roche entre deux ports admirablement fortifiés et ayant une très forte garnison anglaise.

Plus de 1500 steamers y font escale dans une année. Le gouverneur qui est toujours un général anglais, habite l’ancien palais des chevaliers de Malte, qui ont possédé Malte de 1530 à 1798. Ce palais est un monument historique très intéressant, construit en 1576, par le grand-maître La Cassière, et qui contient des tombeaux des chevaliers dans les douze chapelles qui l’environnent. Il y a de fort belles églises, une université catholique, une bibliothèque publique, plusieurs théâtres et de fort beaux édifices municipaux. On y montre la grotte de Calypso qui rappelle nécessairement les aventures de Télémaque. Le climat de l’île est tempéré en hiver, mais très chaud en été, comme dans tous les ports de la Méditerranée. La vie, à Malte, est d’un extrême bon marché, car il n’y a pas de tarif protecteur et tous les produits y sont admis en franchise. Nous changeons ici de steamer. Nous quittons le steamer italien de la compagnie Fiorio-Rubattino pour prendre le paquebot de la compagnie transatlantique qui fait le service de la Tripolitaine, de la Tunisie et de l’Algérie. Je dois avouer que je vais être heureux de me trouver de nouveau sous la protection du tricolore français, car si intéressante que soit l’Italie, avec ses monuments antiques et ses richesses artistiques, il fait toujours bon de se retrouver parmi les siens.

Notre séjour à Malte a été très agréable, car on sent ici qu’il y a le gouvernement anglais, mais la population indigène de l’île, curieux mélange d’italien et d’arabe, ne me paraît pas très recommandable au double point de vue de l’amour du travail et de l’honorabilité individuelle. Les rues sont pleines d’hommes et de femmes qui flânent au soleil, surveillant l’horizon pour voir s’il n’y a pas quelque part quelque étranger à dévaliser. Ce que j’ai dit des cochers de Naples, comme audace et comme mensonge peut fort bien s’appliquer aux cochers de Malte. Ce sont les plus effrontés coquins du monde, qui vous demandent sans broncher un dollar pour une course que le tarif cote à dix cents. Il s’agit d’être assez malin pour ne pas se laisser dévaliser et il y a heureusement la police qui les met à la raison. Les marchands indigènes vous arrêtent aussi dans la rue pour vous offrir leurs bibelots à des prix exagérés, dont ils rabattent d’ailleurs de moitié, à première demande. Malte est le pays du marchandage par excellence, mais c’est certainement un endroit à recommander à ceux qui visitent les ports de la Méditerranée. Il fait actuellement un temps superbe et nous nous rendons, à l’instant, sur une place publique, pour y entendre la musique d’un des régiments anglais de la garnison. Un bel après-midi de juillet, au Jardin Viger, à Montréal.