Lettres de la Vendée/II/48
LETTRE XLVIII.
Personne n’avoit dormi, et personne
ne s’en plaignoit ; le lever du soleil,
annonçoit une belle matinée d’hiver ;
la gelée blanchissoit encore la terre,
lorsque nous nous réunîmes tous au salon,
pour le déjeûner : tu sais que c’est
chez nous un repas de famille ; cette fois
elle étoit beaucoup augmentée, et cependant
elle étoit loin d’être complette ;
on t’y désiroit, ma Clémence ; ta place
étoit vuide, et je la voyois partout ; je
te ferois une relation imparfaite : tu
me manquois, et partout je me trouvois seule ; j’étois partout sans toi. Mes bonnes hôtesses de Mauléon,
arrivées, comme je te l’ai annoncé,
étoient tout bonheur et toute joie ; les
deux filles ne touchoient pas la terre,
et leur mère sembloit nous avoir mariées.
Ce qui s’étoit pu rassembler de
nos voisins, prenoit part à la joie
commune, et l’augmentoit. Chacun
avoit l’air heureux du bonheur des
autres ; et le plaisir partagé, doubloit
pour tous. Vers midi, on vint nous
avertir que tout étoit prêt à la maison
commune : on avoit d’abord voulu
nous traiter avec une indulgente distinction ;
et nous apporter les registres : mon père s’y étoit absolument opposé.
Tu sais qu’il aime assez les représentations
publiques, et qu’il ne hait pas le
cérémonial ; il étoit revêtu de son grand
uniforme de la marine, et sa noble
gravité sut donner le ton de dignité convenable. Tu t’attends à des détails ;
je ne te ferai grâce d’aucuns ; mon
cœur en a autant besoin que ta curiosité :
tu penses bien que la marche fut
ouverte par le tambour et les cornemuses
du canton : venoit ensuite mon
père, donnant le bras à la mère des
cousines ; puis mon mari, qui me
donnoit le bras d’un côté, et son père
de l’autre ; mon frère et les deux nouvelles
cousines ; nos parens et amis
suivoient ; ensuite les domestiques de
la maison, dans leur plus belle parure,
et autour de nous, tous les enfans
du pays, je crois, tenant des
branches vertes de sapin,
et criant :
au gui, l’an neuf, comme tu sais
l’usage ; car notre fête se trouvoit ce
même jour, le premier de l’an. Nous
trouvâmes les officiers civils assemblés
à la municipalité, dans un ordre très-décent et très-digne : notre maire,
à cheveux blancs, prononça les paroles
de la loi, et remplit les fonctions civiles
avec beaucoup de révérence et
de majesté : nous signâmes tous, et
fûmes reconduits, dans le même ordre,
par tous les officiers municipaux,
malgré les instances de mon père, qui
les retint tous à dîner : tous les chefs
de famille de la commune, y étoient
aussi invités. Je vois que tu me demandes
où se
trouvoit maman, ma
Clémence, elle étoit un peu incommodée
dès la veille, et ne put venir :
ne fais plus de question, et contentes-toi de sourire, si tu le veux. Elle nous reçut tous au retour, avec cette grâce
que tu lui connois, et fit placer à table
le maire à côté d’elle avec mon beau-père.
Le dîner a été aussi splendide que le permettent les circonstances. Nous étions environ cinquante convives. La
gaîté, l’aisance, la satisfaction, y ont
régné ; je crois même m’être apperçu
que la circonstance n’y a pas nui ; un instinct
civil et politique voyoit avec plaisir
la noce du gendarme et de la demoiselle ;
mais je dois dire aussi que la réserve,
loin d’y perdre quelque chose, y
gagnoit beaucoup ; le vin et la danse
n’ont pas occasionné un seul moment de
cette bruyante familiarité, qu’exclud ce
que nous appellons le bon ton, et que
les mœurs honnêtes n’admettent pas.
On a bu beaucoup de santés : on a tosté
à la paix et à la fraternité républicaine :
nos têtes bretonnes, se sont réchauffées,
ont maudit les anglais et juré leur
mort, s’ils osoient toucher nos côtes.
Mon père a sagement annoncé le bal
à propos : Maurice, et moi, l’avons
ouvert, suivant la coutume ; il danse avec beaucoup d’aisance ; ensuite on
s’est mêlé et pris indistinctement : je
n’ai pas été épargnée ; et sans le docteur,
je l’eusse été encore moins.
Après la contredanse, les bourées du
pays ont eu leur tour ; deux jeunes
paysans, citoyens voulois-je dire, ont demandé la place, pour exécuter
des danses de caractères et du pays
telles que : la Matelote, le Moisonneur,
le Gagne-petit, et autres ; maman
a voulu fermer le bal avec le
maire, qui s’en est acquitté avec les
applaudissemens de l’assemblée. Elle
s’est terminée à dix heures ; et nous
avons reçu les bénédictions, les complimens,
les remerciemens, les témoignages de bienveillance et de cordialité
de tous nos convives. Nous
nous sommes bien appelés citoyens ;
et je t’assure que je trouve ce mot très-commode ; le Monsieur étonne toujours
les gens de village ; le nom
propre, tout court, sied mal, dans la
bouche des femmes ; le mot citoyen,
sauve tout cela, et se prête à tout. Je
n’ai pas fini mes remarques, et je te
les dois : d’abord, mon jeune frère n’a
dansé qu’avec l’aînée des cousines ; il
s’en est despotiquement emparé,
dès le commencement du bal ; et si je m’y
connois, il seroit préféré au prétendu
de Mauléon ; elle ne seroit point du tout
effarouchée d’un beau-frère
gendarme. Leur bonne mère n’a pas quitté
la mienne, qui lui répondoit juste assez,
pour ne pas la priver du plaisir
de causer. Elles doivent nous rester
huit jours, et mon frère a déjà parlé
de les reconduire ; les parens de Maurice passent
un mois avec nous ; tu
penses bien qu’il a été question d’eux, lui absent ; ils ne veulent point quitter leur ferme ; et comme elle vient d’une abbaye religieuse d’Angers, il
a été à peu-près conclu qu’à leur retour,
ils la trouveront devenue leur propriété.
La jeune sœur de Maurice, âgée de 12 à
13 ans, est bien la plus
jolie villageoise et la plus aimable enfant
que j’aie vu : nous la gardons ; le
ciel et le temps feront le reste. La
bonne nourrice, comme tu penses
bien, a joui de la fête, autant que
moi ; elle étoit à table, près de Maurice, et ne mangeoit pas d’aise. Nous voudrions bien qu’elle pût ne pas nous
quitter ; mais ce mari n’est pas libre.
Maurice, qui est tout prévoyance, la
destine déjà, dans le temps, à l’éducation
de ses enfans ; et Lapointe, qui
a renforcé l’orchestre, pendant tout le
bal, est établi ici, garde-chasse, par l’autorité de mon père. Selon les arrangemens
pris, cette terre-ci, qui
vient de ma mère, nous reste ; et nous
y demeurerons tous, jusqu’à ce que
Bois-Guéraut soit réparé : personne
ne se pressera, j’espère. Enfin, chère
amie, toutes les félicités de ce monde
sont réunies ici ; celles du ciel y seroient, si tu y étois ; mais si tu tardes trop, nous irons à toi ; et bientôt, outre le besoin de mon cœur, je
craindrois de perdre tout le bonheur
que la Providence m’a accordé, et par
une juste punition, si je pouvois plus
de quinze jours en jouir, sans t’avoir
vu. Maurice, qui me voit écrire, se joint à moi, et me prendroit ma
plume, si je pouvois la céder à quelqu’un
au monde, quand je t’écris.
Nous sommes toujours, Maurice et
Louise, l’un pour
l’autre ; j’aime en lui un sentiment qui le met au niveau
de son bonheur ; car j’ai la prétention
de lui en supposer beaucoup : il laisse
voir cette noble estime de soi, qui
sait qu’elle mérite ce qu’elle a obtenue ;
et je ne t’ai pas encore dit que
nous sommes à-peu-près tranquilles
sur cette malheureuse affaire. Les cousines
nous ont appris, d’après leurs
informations, que le commandant, pénitent, sans doute, mais par un
mouvement généreux, a répondu, dans les poursuites judiciaires, qu’il n’avoit pas reconnu le cavalier qui
l’avoit attaqué. Il a été récompensé,
ont-elles dit, par l’approbation et l’estime
de tout son corps, et il en avoit
besoin.
Au faîte du bonheur, viens, ma chère, viens nous aider à n’en pas descendre ; ta main seule, qui nous y a conduit, peut nous y soutenir ; et si nous éprouvons le sort commun des choses humaines, nos souvenirs nous resteront toujours ; et ton amitié, que nous ne pouvons perdre, nous dédommageroit encore long-temps.