Lettres de la Vendée/II/39
LETTRE XXXIX.
Et tu crois vraiment, ma chère, que
ma mère m’a deviné, et que notre conversation
à laquelle tu fais une si
prompte et obligeante réponse, n’est
qu’une épreuve. Mais crois-tu donc, que
ma mère eût pris tant de détours avec
moi ; elle connoît sa fille ; et si elle
vouloit tirer un secret de son cœur,
elle n’auroit pas besoin de le surprendre.
Moi-même, j’ai vingt fois été
tentée de tomber à ses pieds,
et de lui avouer tout ; la seule crainte d’un
empressement trop hâté, m’a retenue ;
et puis, tu connois ma mère : sa dignité rassure mais sa bonté en impose ;
elle est froidement bonne, et
gaîment sévère ; quand elle gronde,
elle est si aimable, que l’on ne peut
que l’appaiser ; sa sensibilité et ses
carresses ont un sang froid, et sont si
graves, qu’elles inspirent la réserve
avec la reconnoissance. Dans tout cela,
l’abandon de la confiance, ne sait où
se mettre et ne trouve point de place.
Hier, après dîner, pendant sa lecture
ordinaire, elle eut, ou feignit, je
crois, un affoiblissement dans la vue ;
elle passa son livre à Maurice, et le
pria de continuer ; il s’en acquitta
fort bien, et plaisanta même avec
grace sur les leçons du curé,
son oncle ; ma mère parut y prendre
plaisir, et le fit causer assez long-temps ;
puis elle s’endormit dans son
fauteuil. J’étois si contente de la scène, que je craignis de la gâter en la
prolongeant. Je fis signe à Maurice de
sortir, dans la crainte, lui dis-je,
d’éveiller ma mère. Je ne sais si elle me
vit ou m’entendit ; il avoit à peine
fermé la porte, qu’elle me dit, sans
ouvrir les yeux : — où va-t-il donc ? —
En vérité, ma chère, je suis dans
un état d’anxiété que je ne puis te
peindre. Il me semble que je suis ici
aux ordres et à la merci de tout le
monde : je demanderois volontiers aux
domestiques que je rencontre : — comment
avez-vous trouvé aujourd’hui,
M. Maurice ; en êtes-vous content ? —
Cet état ne peut pas durer ; mon père
me semble celui qui procède le plus
rondement : il s’empare de Maurice
tous les matins, et le promène du jardin
au parc, du parc au bois. Il
veut lui faire connoître tout en détail ; il a, dit-il, des vues sur lui ; il
lui parle culture, économie ; et mêle
tout cela de témoignages d’affection
et de confiance qui ne me rassurent
point. Il ne lui vient pas même dans
l’idée, qu’un soldat puisse aimer sa
fille. — J’aime beaucoup ton M. Maurice,
me disoit-il, dernièrement : ce
jeune homme a l’esprit très-juste ; je
voudrois que nous puissions le fixer à
la maison ; tu devrois lui en parler ;
vous êtes ensemble dans une habitude
de confiance, qui le mettroit plus à
son aise pour répondre. — Je n’y étois
guères, moi-même ; je l’assurois que
je croyois Maurice trop attaché à ses
parens, pour se séparer d’eux par le
seul motif d’intérêt. — Eh bien, dit
mon père, à son âge, on pourroit lui
trouver ici un établissement ; c’est une
idée que j’ai depuis quelque temps ; et si je m’y connois, je crois qu’il n’en
seroit pas éloigné — Comment, mon
père ? — Oui, j’ai remarqué… Tu es
trop jeune, pour prendre garde à ces
choses là. Il paroît faire beaucoup d’attention
à Agathe. — La fille de notre
procureur fiscal, ci-devant ? — Oui ;
celle qu’on dit qui te ressemble. Il ne
la quittoit pas des yeux, dimanche, à
la messe ; ça lui conviendrait ; je leur
donnerai la régie de tout ceci, quand
nous retournerons à Bois-Guéraut :
elle est de ton âge ; un an de plus,
je crois ; c’est sage, bien élevé, cela
conviendroit fort. Si tu ne veux pas
t’en charger, je lui en parlerai ; je crois
même que la jeune Agathe n’en serait
pas trop fâchée. — Heureusement,
mon frère vint finir ce bel entretien ;
pour lui, il est toujours le même :
une politesse insouciante et légère, que Maurice lui rend plus gravement.
Maman t’a écrit il y a peu de jours ;
j’ai vu l’adresse de sa lettre : je n’imagine
pas qu’elle te parle de moi. Si
cependant… ton amitié ne me laisseroit
rien ignorer de tout ce qui m’intéresse.
Adieu, cousine ; aimes-moi
pour notre bien commun ; ton amitié
sera dans tous les temps, mon bonheur,
ou m’en tiendra lieu.