Lettres de la Vendée/II/33
LETTRE XXXIII.
Notre sort, ma chère, paroît enfin
décidé. Je ne sais si la longue attente
diminue le prix de ce qui est
désiré et obtenu, ou si l’étonnement
est un tribut que le premier moment
de bonheur exige. Je dois convenir
avec toi, que toutes les heureuses nouvelles
apportées à l’instant, ne font
pas, sur moi, l’impression que j’en
attendois. Mon frère est de retour ;
notre paix, ou du moins, tout ce qui
la précède et l’assure, est signé. Demain
nous partons pour notre demeure
paternelle, et mon cœur ne
bondit pas de joie ; si je l’interroge
vainement sur la cause de son immobile
tranquillité, il ne me répond pas ;
il s’obstine à se taire. Je suis, je crois,
incertaine,
d’être bien éveillée ; je
crains un songe, et que mon réveil ne
m’apprenne que j’ai rêvée. Aurois-je
donc des intérêts secrets, plus chers
que… Non,… non…
J’aime, avant
tout, ce que je dois aimer ; un sentiment
nouveau ne fait qu’ajouter à
tous ceux que la nature m’a donné.
Les craintes, les inquiétudes m’obsèdent ;
il est vrai, elles viennent sans
cesse se placer entre le bonheur et moi.
Importunes, éloignez-vous. N’appartiens-je
donc, qu’à une seule affection ? mon cœur est-il si rétréci, qu’il ne puisse contenir qu’un seul sentiment ?
ou, ce seul sentiment tient-il
tant de place ? Sans doute, je le sens,
le moment approche, qui doit décider
du sort de ma vie. Mais, mes penchans
ne sont-ils donc pas légitimes ?
ne sont-ils pas d’accord avec mes devoirs ?
n’ai-je pas de bons et indulgens
parens ? ne suis-je pas leur fille
bien aimée ? celle qu’ils ont pu croire
ne revoir jamais ? celle qui leur est
rendue, et par qui ?……
Ne t’ai-je pas,
toi, mon amie,
dont la main me
guidera, m’aidera,
me soutiendra ?
Suis-je donc devenue foible et pusillanime ?
N’ai-je pas supporté plus
d’épreuves et de peines d’esprit, que
jamais fille de mon âge ? Fuyez, fuyez,
vaines terreurs, phantômes de mon
imagination exaltée ; laissez-moi voir
l’avenir tel qu’il est ; ne mettez plus entre lui et moi, votre voile rembruni. Le croirois-tu, ma chère, je te l’avoue à toi ; car je n’ose en convenir avec moi-même ; il est incertain si nos parens m’auront devancé, et si je les trouverai déjà rendus à leurs foyers.
Eh bien ! je le sens malgré moi ; je désire y être avant eux ; il me semble que je soutiendrai mieux leur présence, si je les reçois… Mais pourquoi cette crainte ? suis-je donc coupable ? ai-je à rougir ? ai-je une pensée que je veuille leur cacher ? Pardon, ma chère, mais je ne puis m’expliquer à moi-même ; lis dans mon cœur, si tu le peux, et fais y moi lire ; j’en croirai bien plus tes yeux que les miens ; et j’aime mieux voir ce que
tu me montreras, que ce que je découvrirai moi-même. Tâches de venir,
sur-tout ; viens, viens, je ne t’en prie pas, je ne te conjure pas ; je demande,
je commande, au nom de la douce et
sainte amitié,
qui fait que nous appartenons l’une à l’autre.
Si je suis foible, qu’importe,
tu seras forte ; si
ma raison s’égare,
j’aurai la tienne ;
je vis en toi, hé bien, j’agirai en toi ;
je penserai, je sentirai en toi. Viens donc,
puisque tu réponds de moi,
sinon, je m’en prends à toi, de tout
ce qui n’aura pas un succès heureux ;
je ne m’accuserai point ; je me
plaindrai de toi, et je t’accuserai.
Nous serons trois ou quatre jours en
route, et je ne t’écrirai point ; ma
première datte doit être de la maison
paternelle,
après que j’en aurai baisé
le seuil de la porte ; Adieu, à te revoir,
à t’attendre, à t’espérer ; mon amie,
ma Clémence, cousine, ma chère ;
tous les noms de l’amitié viennent se ranger sous ma plume, pour t’aimer
et pour t’invoquer.
Mon frère ne part point avec nous ; c’est un acte de prudence, jusqu’à ce que tout soit terminé ; tu me comprends.