Treuttel et Würtz (IIp. 50-53).

LETTRE XXXI.

Forêt de Lamballe, 16 brumaire, an 4 républicain.


Voilà des nouvelles, et point de tes nouvelles. Tu n’es point venue à Rennes ; tu es restée à Nantes, près de ta mère malade. Mon frère ne t’a point vu ; je n’ai point de lettre de toi. Tout l’échafaudage de mon bonheur est renversé : toutes mes mesures sont rompues. Tu me manques, tout me manque ; et me voilà réduite à moi-même. Navire, battu de l’orage, sans gouvernail, et sans pilote ; ce contre-temps est au-dessus de mon courage ; et cependant il faut le retrouver : il faut faire sans toi, tout ce que j’aurois laissé aux soins de ton amitié ; il m’étoit si doux de me reposer sur elle ; je me disois : où ma Clémence sera, je n’ai plus qu’à me laisser conduire ; et je m’abandonnois à toi, comme César à sa fortune. C’est donc à moi à t’apprendre ce qui m’intéresse, tandis que je comptois l’apprendre de toi ; ce nœud si difficile que je prévoyois et que j’espérois laisser dénouer à tes mains amies, il faudra que mes mains tremblantes fassent tous les efforts, et peut-être ne réussissent pas : prête à prendre le port, j’y échouerai, faute de tes soins pour m’y conduire ; cependant tu blâmerois plus encore mon découragement que mes regrets ; et si je n’ai pas mérité du ciel qu’il m’accorde ton secours, je dois au moins mériter de lui, qu’il me donne ce qui peut y suppléer. La lettre de mon frère, m’envoie peu de détail. Ils augurent bien cependant de leur mission : le lendemain, devoit être le jour de leur première entrevue. Il paroît que l’on désire la paix de part et d’autre. Mon frère ne parle point de mes parens ; n’osant rien confier à une lettre, il me dit seulement qu’il a pris les mesures, pour qu’ils soient instruits dès que la paix seroit signée, afin qu’ils puissent se rendre en sûreté chez eux : il remet à son retour, tout ce qui les intéresse. Ma dépêche te sera portée par le retour de l’exprès, envoyé de Nantes ; ainsi, je suis aux ordres des affaires publiques, et n’ai le temps de te parler de toi, ni de moi. Maurice est un peu malade depuis hier ; on lui a tiré du sang ce matin. Il ne paroît pas inquiet et le chirurgien m’a rassurée ; je ne suis pas cependant tranquille, sur-tout au moment d’un départ. Il m’a parlé, ce matin, long-temps, de ma famille ; il s’est beaucoup informé du caractère de mes parens, sur-tout de ma mère. Je vois qu’il les craint ; les dames, me disoit-il, se font plus difficilement aux idées nouvelles ; pour un homme, un soldat est un homme ; pour une femme, c’est toujours un soldat. Je vois avec chagrin, que je ne puis dissiper ses craintes ; et même il me les communique. Cependant, le moment approche ; quelques soient les circonstances, mon amie, je tâcherai de concilier ce que je leur devrai, et ce que je me dois. Souffres que j’ajoute, ce que je te dois ; j’aime à t’avoir pour témoin, et pour juge ; ta présence ne me permettra, j’espère, ni foiblesses, ni ce qui seroit lâcheté. Adieu, amie.