Treuttel et Würtz (IIp. 42-49).

LETTRE XXX.

De la Forêt de Lamballe, 14 brumaire, an 4 républicain.


JE relis ma lettre, et je ne sais si je dois te l’envoyer. Je suis effrayée de ce que j’ai écrit ; mais je rougirois davantage de m’être cachée un moment, que de t’avoir laissé lire dans mon cœur ; rassure-toi, cependant, il sera toujours digne du tien. Les événemens, si hors du cours ordinaire des choses ; les circonstances, si différentes de nos habitudes communes ; ma position, si étrange, ah ! ma chère, j’ai vécu dix années en deux mois, sans conseil, sans guide, sans appui. J’ai toujours été forcé de chercher les motifs et les règles de ma conduite, dans mon propre cœur. Seras-tu surprise, si quelquefois je lui cède ; ma raison, qui me dit toujours ce qu’il faut faire, me suffit pour agir, mais ne me sert pas toujours assez pour savoir ce qu’il faut taire ou dire. Aussi, le caractère auquel j’ai à faire, est peut-être le plus embarrassant pour moi ; sa contrainte me gêne ; sa réserve me donne une assurance que je n’aurois pas ; ses craintes me rassurent ; ses inquiétudes me tourmentent ; son chagrin m’afflige, et sa peine me tue. J’ai vu nos jeunes amoureux de ville ; il me semble, que je serois bien plus d’aplomb avec eux. Leur suffisance et leur satisfaction personnelle, mettent toujours notre générosité à son aise : leur assurance nous dispense de les rassurer, et nous ne sommes jamais obligées d’encourager leurs espérances ; ils ne nous laissent qu’un rôle facile, celui de tenir éloignées leurs prétentions ; et jamais ils ne nous exposent à la crainte d’être injustes. Toujours si contents d’eux-mêmes, ils n’ont pas besoin de l’être de nous. Ici, c’est tout le contraire ; vous devez toujours dire : n’osez-pas ; et moi, je dois dire : osez. Une réserve sévère l’éloigneroit de moi, pour toujours, et me rendroit l’exemple d’une ingratitude et d’une légèreté bien méprisables. J’aurois fait le malheur d’un jeune homme, après lui avoir donné des espérances ; c’est un devoir aujourd’hui, il ne doit jamais se plaindre de mon cœur ; ses manières mêmes, depuis ce que je lui ai dit, me le rendent plus sacré encore. Ô ma chère ! si tu voyois sa douleur ; les efforts qu’il semble se faire, pour s’habituer, à ce qu’il voit, dans l’avenir. Il me dit quelquefois : — lorsque vous serez heureuse, tout ce que vous avez éprouvée, ne sera plus pour vous qu’un songe. — Il me fait des questions sur les environs de notre demeure ; de celle où je compte retrouver ma famille. On diroit qu’il me fait peindre un tableau dans sa mémoire, pour y conserver des souvenirs. J’ajoute toujours : — nous nous y promènerons ensemble ; et vous nous mènerez un jour, aussi, à la ferme de votre père. — Hier, nous nous promenions dans la forêt, aux environs du camp, avec la nourrice ; nous rencontrâmes Stofflet ; il nous aborda. — Je m’assure, nous dit-il, que la même pensée nous occupe ; ce qui se fait à Rennes : je n’en ai point encore de nouvelles positives ; mais je sais, indirectement, que les affaires ont bien commencé ; nous pourrons, j’espère, rendre la liberté à notre prisonnier ; s’il la veut, toutefois, ajouta-t-il, en regardant Maurice, qui ne lui répondit que par un sourire peiné. — S’il la veut ? dis-je ; c’est son droit ; s’il l’engage, il est juste de lui en tenir compte. Stofflet lui parla ensuite, avec intérêt, de ses affaires. — J’y songe peu, lui dit Maurice, le sort général fera le mien. — Pas tout-à-fait ; vous oubliez votre commandant : au reste, puisqu’il n’est pas mort, peut-être n’a-t-on pas commencé de procédure. À tout hazard ; si l’amnistie a lieu, vous passerez pour un des nôtres, et nous vous y ferons comprendre. — Maurice remercia par une simple inclination ; il rallentit son pas, se trouva derrière nous, et nous suivit de loin. — Ce jeune homme n’est pas heureux, nous dit Stofflet quand nous fûmes seuls ; sa situation m’intéresse ; il faut lui assurer sa libre existence. Si tout ceci finit, il pourroit être embarrassé : ayez-moi ses noms, je tâcherai d’arranger le reste. — Nous convînmes, qu’en cas de capitulation, il l’y feroit comprendre nominativement, comme lui étant personnellement attaché ; nous convînmes de plus, que cette mesure resteroit entre nous ; je craignois la fierté républicaine. Maurice ne nous rejoignit point ; vers le soir, il vint à notre hutte, et y resta peu. Je t’assure que je me crois obligée de le surveiller ; la nourrice le trouve très-changé. Notre courage vaut mieux, je crois, que celui des hommes ; nos peines s’exhalent, et nous laissent nos forces : leurs chagrins se concentrent et les tuent : ils prétendent qu’ils sont plus profondément affectés ; et que nous ne sentons que vivement et légèrement. Qu’ils conviennent, au moins, que notre action vaut mieux que leurs passions ; et cependant, nous voulons qu’ils en aient ! Est-ce notre amour propre, qui nous rend inconséquentes ?

Tu me trouves, peut-être, bien courageuse aujourd’hui ; mais, ma chère, c’est encore à toi, que je dois cela. J’attends tes ordres ; mon frère va bientôt être de retour ; alors il me semble que je n’aurai qu’à suivre ce que le conseil suprême aura imaginé. Je ne sais, chère Clémence, si tu sens bien l’importance de ce que j’exige de toi, mais il est sûr que jamais secours n’ont été si vivement désirés, et reçus avec autant de reconnoissance qu’ils le seront, par ta Louise ; j’appelle secours, tous les conseils que ta tendre amitié va me dicter ; ma tranquillité, mes espérances, en dépendent. Je m’endors, en me reposant dans ton sein. Ma Clémence, mon cœur est toujours avec toi.