Treuttel et Würtz (Ip. 80-89).

LETTRE XIII.

Mauléon, le premier vendémiaire, an 4 républicain.


Je te dois, ma chère, le récit de la réception de mes nouveaux hôtes ; je t’assure que depuis, seulement, que je suis avec eux, j’ai été sans crainte et à mon aise ; ce sont de braves gens, honnêtes, tout cœur, et qui font pour moi tout ce qu’ils peuvent ; je t’ai dit comme ce bon homme m’emmena tout de suite chez lui ; à notre arrivée il dit à sa femme : — Tiens, voilà la femme de Maurice que je t’amène, il faut que nous la gardions jusqu’à son retour, car il l’avoit laissé, sans le savoir, en mauvaise maison… — Suffit. — Si je n’ai pas puni l’hôtesse, c’est que je n’en ai pas eu le temps.

Tu rirois presque de mon établissement ; la bonne dame est blanchisseuse et vend du vin ; nous occupons à nous deux la moitié de son lit, c’est-à-dire que l’autre moitié est roulée le jour dans un coin, et étendue le soir pour son homme. Je n’ai jamais tant entendu jurer ; à cela près, comme je t’ai dit, ce sont les meilleures gens du monde. Dès qu’elle sut mon aventure… — Ah bien ! elle est heureuse que ce n’ait pas été moi, elle n’en auroit pas été quitte pour son bon œil ; et ce Commandant, avec son gros ventre, une bonne justice mettroit tout cela à l’ombre pendant six mois, pour les rafraîchir… avez-vous eu peur… — Elle atteignoit déjà sa bouteille d’eau-de-vie ; j’en fus quitte pour un verre d’eau et de vin. Je t’avoue, ma chère, que j’étois un peu étonnée ; le premier moment fut pénible ; le mari sortit, et je restai avec la femme, qui, tout en me faisant asseoir, juroit après le Commandant ; puis, s’adressant à moi : — Mon enfant, me dit-elle, vous êtes bien jeune encore, mais vous verrez ce que je vous prédis ; tous ces gens-là finiront mal ; les mauvais métiers ne profitent pas. Vous ne serez peut-être pas aussi bien ici ; mais n’ayez pas peur, ni commandant, ni capitaine n’y mettront les pieds ; il vient ici des cavaliers boire ; mais ce sont des braves gens ; et puis, mon homme, s’il y en avoit qui vous dise un mot qui ne seroit pas à dire, il les jetteroit par la fenêtre. — L’autre cavalier entra, tenant sous son bras, notre paquet ; il posa le tout ; et la bonne femme, me montrant un cabinet étroit : — Mon enfant, c’est ici que vous mettrez vos petites affaires ; j’y serrois mon linge quand il est repassé ; mais il faut bien un peu se gêner. — Je profitai de ce qu’elle me dit pour être seule ; au bout de quelques instans, elle vint m’aider ; il commençoit à faire nuit, il fallut songer au souper, je lui proposai de lui être utile ; elle accepta volontiers, et me donnant un panier de salade, elle me dit : — Voulez-vous éplucher cela ? ça vous occupera ; — elle m’apporta une terrine, et je me mis à l’ouvrage. Tu vois, chère cousine, que je ne suis apprentie à rien. Son mari rentra pendant que je mettois le couvert, et nous soupâmes assez gaîment tous les trois ; à peine eûmes-nous fini, qu’il se leva ; — Femme, lui dit-il, tu arrangeras tout ça, faut que je me couche, car je suis las ; elle défit de suite son lit, et le lui arrangea dans un coin de la chambre, il fut aussi-tôt couché, et ronfloit avant que nous nous en soyons apperçus ; elle me dit : — Vous couchez-vous de bonne heure ? c’est que demain faut se lever du matin ; — et mettant un bonnet de coton, sa toilette de nuit fut tout de suite faite ; c’est ainsi, ma chère, que je m’établis dans mon nouveau gîte ; le lendemain les coqs et nous s’éveillèrent en même temps ; le mari étoit déjà parti ; nous restâmes à-peu-près jusqu’à neuf heures, seules ; mais alors plusieurs cavaliers vinrent déjeûner et boire ; tu juges, cousine, de ce tout qu’il fallut entendre ; on parla beaucoup de mon histoire ; tous furent d’avis qu’il faudroit couper les oreilles au Commandant, qui insultoit les femmes de ses soldats ; et les têtes s’échauffant, on s’égaya sur le compte des deux filles de l’hôtesse ; la bonne femme s’apperçut que tout cela m’amusoit peu ; aussi prenant un ton de matrône : — En voilà assez, dit-elle, vous parlerez de tout ça une autre fois ; — dans un moment tous les discours cessèrent ; en sortant, ils lui dirent : — La mère, nous reviendrons dîner avec votre homme ; mais faut pas que ça vous gêne. — J’appris alors qu’il y avoit un dîner de plusieurs cavaliers, ceux que je venois de voir devoient en être ; elle se mit à la cuisine, et me rendit mon emploi d’aide ; tout en tracassant, elle me demanda de quel pays j’étois ; s’il y avoit long-temps que j’étois mariée, et que je devois être bienheureuse, car Maurice étoit un bon garçon, aimé de ses camarades, et sur-tout de son mari ; puis, me regardant avec compassion ; — Voilà un métier, dit-elle, qui ne vous convient guère, et vous ferez bien mieux de retourner chez vous ; mais ce tems-ci tout est bouleversé ; moi et mon homme, notre intention est de retourner à notre village, c’est toujours là qu’on est le mieux. — Son mari arriva avec tous ses convives, et l’on se mit à table avec la bonne honnêteté de soldat ; car, Clémence, tu sais que l’on dit toujours, galant comme un militaire ; en effet, on me fit tous les honneurs, et l’on ne but pas un coup qui ne fût à ma santé et à celle de Maurice, que l’on appelloit le brave garçon ; enfin, ma chère, ce que je puis te dire, c’est que ce repas qui, d’abord, me faisoit peur, se passa à merveille ; et, à quelques juremens près, qui étoient toujours accompagnés d’un sur votre respect, citoyenne, la plus petite maîtresse n’auroit pu se plaindre ; je faisois réflexion que si, réellement j’eusse été une villageoise, devenue la femme de Maurice, cet état n’étoit pas si désagréable ; tous les détails, éloignés de nous, nous font peur ; un grand défaut, qu’ordinairement nous avons, c’est de croire toujours que, loin de nous, il n’y a ni sentiment, ni délicatesse ; c’est peut-être pour autoriser leur manière, d’être avec leurs inférieurs, qu’ils affectent de les croire ainsi ; il y en a d’autres, meilleurs, mais qui, à force d’entendre répéter ces discours à leur insçu même, agissent comme s’ils en étoient persuadés, et croient de bonne-foi qu’ils sont excusables. Ô ! ma chère, que de pensées cette réflexion pourroit étendre, sur-tout pour moi, qui ai trouvé dans mon malheur, une ame aussi sensible, aussi honnête que celle de Maurice. Cousine, combien de grands seigneurs ne se seroient pas fait un scrupule d’abuser de ma situation…

Il est dix heures du soir, nous attendions Maurice hier, et il n’est point encore arrivé ; ses camarades n’ont eu aucune nouvelle de son détachement. Je ne puis me défendre d’idées noires ; je voudrois être à demain. Mon cœur est serré, tendre amie ; j’ai bien peu de repos, ce n’est que dans ton sein que je le retrouverai.