Treuttel et Würtz (Ip. 74-80).

LETTRE XII.

De Mauléon, 29 fructidor, an 3 républicain.


Ô ! ma chère Clémence, que ta dernière m’a rendue heureuse ; mon frère a pu te faire passer de ses nouvelles ; il vit, il est hors de danger ; tendre amie, que ne te dois-je pas ; sans toi, dans mes cruelles incertitudes, je serois morte de douleur ; va, ma chère, mes maux ne sont plus rien, quand mon ame est tranquille sur le sort de ceux qui me sont chers ; quoi ! il a vu ma mère, mon père ? ils ont eu le bonheur de le serrer encore contre leur sein ? J’ignore ce qui m’est réservé ; je n’ose plus rien demander à Dieu, après ce qu’il a fait pour les miens ; il entend donc les prières de ses créatures, puisque sa bonté les exauce. As-tu bien pris tes sûretés, pour leur faire passer ta lettre ; combien je désire qu’elle leur parvienne ; elle les rendra tranquilles à mon égard. Tu me donnes bien peu de détails sur la situation où tu leur as dit que je suis dans ce moment ; aurois-tu craint d’en instruire ma mère ; et crois-tu qu’il lui soit pénible d’apprendre que sa fille doit la vie à un soldat ; je n’entreprendrai pas d’être plus prudente que toi ; mais, chère cousine, je pense que le bonheur de voir ainsi sa fille échappée à la mort, doit l’emporter sur tout ; d’ailleurs, tendre amie, tu lui as bien marqué quel homme c’est que Maurice ; et comme ta Louise, dans son malheur, doit de reconnoissance à Dieu, pour l’avoir fait tomber en de pareilles mains ; tu as bien fait de leur céler tous les désagrémens que tu as éprouvés de la part de ceux qui nous persécutent, tu aurois augmenté leur chagrin, en lisant ta lettre. J’admire le sang froid avec lequel tu as détourné le mal de notre commune demeure ; nous aurons donc, grâce à tes soins, un lieu où nous pourrons encore nous rejoindre ; hélas ! s’ils m’avoient cru, nous serions ensemble ; j’eusse partagé leurs dangers. Je le vois encore ce jour malheureux, où je les en conjurois ; ô ! ma chère, si tu avois été témoin de cette scène, elle t’aurois déchirée ; et sûrement, mon père t’a épargné ce terrible tableau. Après nous être sauvés du château, que nous laissâmes dans les flammes, avec les scélérats qui le pilloient, ma mère, qui se soutenoit à peine, nous força d’entrer dans une maison de villageois ; ces bonnes gens prirent pitié de nous, et proposèrent à mon frère de le conduire où il voudroit ; ma mère, au milieu de son effroi, ne pensoit qu’à ses enfans ; elle ne me voyoit pas sans frémir, courant les chemins, exposée à tous les hasards de mon sexe et de mon âge ; l’idée de sa Clémence lui venoit sans cesse. — ô ! si je pouvois vous y envoyer, nous disoit-elle, mon courage renaîtroit, je me résignerois en la providence ; mais ma Louise, mes enfans, qu’allez-vous devenir ? — Ses pleurs, alors, s’ouvrirent un passage ; notre père étoit appuyé la main sur le visage, je vis qu’il pleuroit aussi; cette vue acheva de me faire perdre la tête ; car, en même-temps, je me mis à pousser des cris entrecoupés de sanglots, et ma douleur devint si violente, que je tombai presque sans mouvement, sur le sein de ma mère ; je ne me sentis plus pendant quelques momens ; j’entendis seulement mon frère me dire, d’une voix qui me sembloit éloignée : Ma sœur, tu veux faire mourir ma mère ? En même-temps, on m’entraîna dans une autre chambre ; je crois que maman se trouvoit mal, car j’entendis beaucoup de mouvement ; mon frère revint : — Allons, chère sœur, du courage, viens avec moi ; nos parens sont bien ici, il faut les y laisser ; on va nous conduire dans un autre endroit, car nous ne pouvons rester avec eux. — Il falloit que cette résolution eut été prise tout de suite ; on arrangeoit un cheval, mon père me prit à brasse-corps, et me serra entre ses bras, en me disant : — Adieu, ma Louise ! ma pauvre Louise, prends confiance en la providence, elle ne nous abandonnera peut-être pas ! — Je voulus parler, le conjurer encore de me laisser voir ma mère ; mon frère étoit à cheval, et fesoit signe que l’on me mit derrière lui. C’est ainsi, ma chère, que je quittai ce que j’avois de plus cher ; mon père nous suivit quelques pas encore ; il s’arrêta, en nous regardant aller, il leva les bras au ciel, et fit un mouvement pour s’incliner vers la terre. J’appris en chemin, seulement, que nous allions rejoindre des gentilshommes qui avoient passé le matin, pour aller à Rennes, avec leurs femmes, chercher un abri contre le brigandage ; tu sais le reste, ma chère. Je m’étois promis, en t’écrivant celle-ci, de te faire le tableau de la maison où je suis ; mais ces souvenirs ont attristé mon ame, et je ne puis revenir à un autre ton. Adieu cousine, que ton amitié soit le dernier bien que je puisse perdre.