Lettres de la Vendée/I/06
LETTRE VI.
Oh ! ma chère amie, je n’en puis
douter, je n’ai plus de frère ! Ah ! sans
doute, je suis punie de ces saillies,
presque de gaîté, qui m’échappoient
quelquefois avec toi ; dans ces jours
de malheurs et de désastres publics,
je ne pensois qu’à moi, et la bisarrerie
de ma situation me la faisoit
presque supporter sans peine. Tranquille
sur le sort de tout ce qui m’est
cher, je les croyois échappés à la désolation
universelle ; j’ai vu mon père
et ma mère fuir le fer de nos ennemis,
à travers les flammes, de leur demeure ; mais je partageois leurs périls ;
et n’ayant pu me réunir à eux,
je les savois au moins en sûreté loin
de nous. J’ai suivi mon frère dans
les hasards d’une guerre cruelle, mais
j’étois présente à ses dangers ; et si
mes allarmes renaissoient chaque jour,
chaque jour me rendoit la tranquillité ;
aujourd’hui, je n’ai que mes
craintes et mes incertitudes ; hélas !
puis-je encore appeller doutes et incertitudes,
ce qui n’est que trop semblable
à l’affreuse vérité ; tu sais que
je t’ai dit que nous nous quittâmes la
nuit même où nous fûmes arrêtées et
prises ; la troupe des nôtres suivit un
autre chemin. Depuis ce moment,
aucune nouvelle d’eux n’étoit parvenue ;
mais je croyois leur retraite assurée.
Hier, Maurice étoit de garde aux
équipages, j’avois trouvé place sur un chariot ; un de ses camarades, démonté,
marchoit avec peine ; il lui
donna son cheval, et alloit à pied près
de la voiture ; je trouvai moyen de
lui faire place, je le fis monter à
côté de moi ; je pensai alors que je
pourrois avoir, par lui, quelques renseignemens
sur la troupe armée dont
nous faisions partie. — J’étois, me dit-
il, de ceux qui les poursuivirent, nous
les atteignîmes le matin à l’issue d’un
bois ; ils avoient peu de gens à cheval ;
après une longue résistance, ils
furent défaits, presque tous furent
tués, le reste pris et amené à Cholet,
le même jour que vous… — Et savez-vous ?…
— Ah ! me dit-il, comme tous
les autres, ils ont été fusillés le lendemain.
— Je jettai un cri ; la voiture
s’arrêta, et je perdis connoissance ;
des liqueurs fortes me firent revenir à moi ; je me trouvai assise dans le
chemin, sur le bord du fossé, et près
de moi, Maurice et le gendarme, auquel
il avoit prêté son cheval ; ils m’y
firent monter, en me disant qu’il y
avoit du danger à rester en arrière ;
et marchant l’un et l’autre à mes côtés,
ils m’ont conduit au logement d’où je
t’écris. Maurice ne m’a fait aucune
question sur mon évanouissement,
que j’ai attribué au mouvement de la
voiture. Il paroît inquiet et très-affligé ;
en rouvrant les yeux, j’ai vu tomber
de grosses larmes des siens ; ce jeune
homme a vraiment le cœur excellent.
Je ne puis t’écrire plus long-temps ;
mon cœur est serré, et je n’ai jamais
autant souffert. Oh ! ma Clémence,
tu es ma seule affection sur la terre,
elle couvre maintenant ce qui m’étoit
le plus cher ; mais j’y dois rester, tu y es encore. Mon amie, tâche de
me faire arriver un mot de toi, nous
ne sommes qu’à douze lieues de Nantes,
et ta main seule peut mettre un
peu de baume sur ma plaie.
Maurice me promet de te faire parvenir ma lettre par la poste.