Treuttel et Würtz (Ip. 22-37).

LETTRE V.

Parthenay, 6 fructidor, an 3 républicain.


Ta lettre m’a un peu rafraîchi le sang ; je suis errante dans un désert environné de précipices, et tremblante de m’y égarer. Et toi, ma chère, tu m’as fait rencontrer un moment une prairie riante, tu m’y sers de guide, je t’ai suivie, je me suis absentée de moi-même, et j’ai été dix minutes avec toi. Sans doute, ta lettre a été décachetée, ouverte, lue, examinée plus d’une fois dans sa route ; mais je leur pardonne, elle m’est arrivée. Après ton amitié, qui domine tout, deux autres sentimens dominent encore, l’inquiétude et le desir d’en savoir davantage ; je puis satisfaire l’un ; pour l’autre, j’en rends grace à ta tendre amitié, en partageant mes craintes et mes peines ; tu me donnes de la force pour supporter mon malheur, tout ce que tu me dis r’ouvre mon ame à l’espérance, je me sens forte de tes idées, elles me rendent l’assurance de moi-même !… chère cousine, ne mets point d’intervalle dans tes lettres, je ne serai sûrement pas assez heureuse pour qu’elles me parviennent toutes, mais enfin, celles que je recevrai porteront à ta Louise, la seule consolation qu’elle puisse avoir ; tes conseils sur-tout me soutiendront dans mon infortune, et pourront m’aider à m’y conduire ; tu sais si jamais je les reçus avec plaisir, dans un âge même où ma folle gaîté auroit pu les trouver trop sévères, plus je les sens nécessaires aujourd’hui, et plus j’en chéris le souvenir.

Tout cela ne répond pas à ta lettre. Après tes dignes et bons avis, que j’aurai toujours devant les yeux, et dont j’espère n’avoir jamais besoin ; vient cette question de ton tendre intérêt, fut-elle même de ta curiosité, ce seroit une dette à satisfaire : Quel homme est-ce ? et puis, toutes les sages réflexions de ta prudence ? d’abord, mon amie, je ne l’ai pas choisi ; mais pour répondre au plus pressé de ta question, je crois pouvoir te dire, avec assez d’assurance, c’est un homme qui a de l’honnêteté dans la conduite, et même dans les manières ; de plus, mon gendarme paroît avoir environ vingt-cinq ou vingt-six ans, mince, brun, des grands yeux noirs dans un visage pâle, tranquille dans le repos, et prompt à s’animer à la moindre émotion ; ses manières sont simples sans grossièreté, franches et naturelles sans délicatesse ; les premiers jours, il étoit avec moi, aisé, attentif, soigneux même, jusques à l’empressement ; depuis qu’il me connoît, nos têtes-à-têtes sont plus embarrassans ; pour le rapprocher de moi, je suis obligée de faire les avances, et d’aller à lui, si j’ai besoin, de quelque service ; il me parle peu ; mais si l’entretien se prolonge, et tu sens bien que j’y suis souvent forcée, peu à peu il s’y livre, paroît même s’y plaire, et semble oublier ce que nous appellons les distances ; si nous nous taisons, il redevient rêveur ; je crois qu’il aimeroit mieux que je fusse née au village ; sa voix est habituellement forte et sonore, elle s’affoiblit beaucoup quand il me parle, elle devient même alors flexible et très-douce ; j’entre dans tous ces détails pour te rassurer un peu, car, hélas ! je pouvois également tomber entre les mains d’un barbare ; il paroît aussi aimé de ses camarades ; ses manières avec eux sont aisées et gaies. Ce matin, assise à ma fenêtre, je le voyois dans la cour, pansant son cheval ; il étoit en gilet, les bras relevés, sifflant, chantant avec les autres cavaliers ; ensuite ils allèrent boire et déjeûner ensemble ; il est sobre, je ne l’ai pas vu encore pris de vin, ce que je craignois d’abord beaucoup ; il revint pour dîner ; tu penses bien que notre table est frugale, et tu juges aussi que je m’en inquiète peu ; il tâche cependant d’apporter toujours quelque chose pour moi ; aujourd’hui c’étoit deux œufs frais qu’il sortit de sa poche, et qu’il mit sur la cheminée, sans rien dire ; il avoit l’air plus content, plus à son aise qu’il ne l’est d’ordinaire ; j’écrivois et je vis qu’il hésitoit à m’interrompre ; je posai ma plume, j’eus l’air de cesser ; il me demanda ce que je comptois faire après-dîner ; quelquefois je vais me promener seule dans les jardins, ou dans les environs du village avec lui, car on n’ose pas s’écarter ; c’est même le seul exercice qui me donne un peu de liberté d’esprit et de dissipation ; les routes, les changemens de lieu ne sont que pénibles ; il m’observa que le temps étoit à la pluie ; il me sembla qu’il desiroit que je restasse ; je lui dis que je ne comptois pas sortir ; — Si vous n’avez pas intention d’écrire, me dit-il, je suis libre toute la journée, et je resterois ici… — Je lui répondis qu’il me feroit plaisir, je ne pouvois pas dire autrement ; nous dînâmes, en parlant de choses indifférentes ; quelques questions qu’il me fit sur ma famille, me donnèrent l’occasion que je cherchois depuis long-temps, de lui en faire sur la sienne. — Mon père, dit-il, est un bon cultivateur, des environs d’Angers, à *** ; vous avez sans doute des parens dans ce pays ? j’y ai souvent entendu parler de votre nom ; nous sommes quatre enfans, et selon l’usage, mon père, voulant en faire un prêtre, m’envoya, à douze ans, chez un oncle que nous avons, curé à ***, quatre lieues de chez nous ; j’y restai cinq ans ; mais ne m’étant jamais senti de goût pour cet état, je fis une folie de jeunesse, je m’engageai, et je servis trois ans, au bout desquels mon père m’acheta mon congé ; je revins à la maison, comme je suis l’aîné, je me déterminai à prendre son état, et je travaillai avec lui jusques à la réquisition ; j’avois déjà servi dans la troupe à cheval ; on me tira pour la gendarmerie ; je comptois bien retourner chez nous, quand tout ceci sera fini, et reprendre la ferme… — Mais, lui dis-je, est-ce que ce n’est plus votre intention ? ce seroit le mieux ; — Oh ! dit-il, en faisant un geste, et fronçant ses sourcils noirs, à présent, qui sait ?… — En meme temps, ses yeux se levèrent sur moi, et firent baisser les miens ; je crains ses explosions, et je ne jugeai pas à propos de le presser davantage, je détournai l’entretien ; mais il fut long-temps sans me répondre autrement que par monosyllabes. Après le dîner, il se promena à grands pas au bout de la chambre, et me laissa lever la table, car tu penses bien que ces détails de ménage me regardent, ordinairement cependant il me devance ou se hâte de les partager ; il sortit et rentra deux ou trois fois ; ensuite il s’assit dans un coin, et se mit à éclaircir ses armes ; il avoit l’air agité et embarrassé ; moi, je l’étois aussi ; et pour faire quelque chose et ne pas me remettre à écrire, je pris mon aiguille et me mis à raccommoder quelques trous, qui n’étoient pas à mon mouchoir ; notre silence étoit pénible, je sentois le besoin et la prudence même de l’interrompre ; je quittai ma place, tenant toujours mon ouvrage, je m’approchai de lui ; j’examinai toutes les pièces de son armement ; je lui fis des questions ; et pour avoir occasion de m’asseoir, je m’apperçus que la ganse de son chapeau étoit décousue ; je lui offris de la recoudre, sans attendre de réponse, je me mis à l’œuvre ; il restoit debout devant moi ; en lui rendant son chapeau, je vis qu’il étoit redevenu plus calme, ses yeux avoient une toute autre expression, il avoit l’air tranquille et remis ; nous allâmes ensemble à la fenêtre, sur la rue, et nous y restâmes à voir défiler des troupes qui arrivoient ; — C’est leur tour, dit-il, pour aujourd’hui, je n’ai rien à faire là. — Nous revînmes ensuite à notre ouvrage, moi à coudre, lui à me regarder faire en parlant de sa ferme et de son curé ; le soir vint, il alla chercher de la lumière, et fit seul tout le petit tracas de la chambre ; moi, je méditois par où je commencerois certain éclaircissement dont je n’étois pas satisfaite ; je ne pouvois comprendre comment un gendarme, sans crédit, sans protection, étoit parvenu à me soustraire à la mort, dont tant d’autres avoient été victimes. Je me rapprochai de la table, où je posai mon ouvrage, et je m’arrangeai de sorte que naturellement il se mit de l’autre côté ; il prit son ceinturon pour le blanchir ; tu vois notre ménage, après tous ces petits mouvemens, en regardant autour de nous, nous ne pûmes nous empêcher de rire de notre ordre ; en effet, nous étions comme si nous n’avions jamais fait autre chose ; la maison où nous sommes est aisée, j’imagine bien qu’il aura pris quelque moyen pour y être logé ; on lui a donné une chambre au-dessus de la mienne. En vérité, ma chère, notre espèce est bien singulière, après toutes mes terreurs, toutes mes inquiétudes, me voir ainsi passer à une tranquillité qui ne sembloit plus faite pour moi, me donneroit aux yeux d’une autre, un air de folie inexcusable ; gronde-moi, si tu veux, mais je serai toujours vraie pour toi. Je lui demandai, si les femmes, qui étoient avec les autres soldats, avoient été, ainsi que moi, arrachées à la mort : — Il me dit que non ; qu’elles étoient toutes mariées à des officiers ou à des soldats ; — Ces mots me firent sentir que je ne pouvois moi-même passer que pour sa femme ou pour sa sœur ; j’hésitois à aller plus loin ; mais je desirois trop savoir quel moyen il avoit employé pour obtenir ma liberté aussi promptement, et je lui en fis la question ; il fut long-temps sans me répondre ; son embarras piquoit ma curiosité ; je le pressai ; — Vous le voulez, dit-il, eh bien ! comme je marchois d’escorte à côté de vous, désespérant de trouver aucun moyen de vous sauver, je me ressouvins que j’avois vu accorder à des soldats, la vie de quelques jeunes filles, à condition… à condition qu’ils les épouseroient ; cette pensée me vint comme un éclair ; je quitte aussitôt, je cours à la Municipalité ; à peine pouvois-je parler, un jeune officier municipal prit en main ma cause, dès qu’il m’eût compris ; il parla fort et long-temps ; puis, il m’accompagna au retour, et vous fit délier ; j’ai oublié de demander son nom, mais je le reconnoîtrai un jour. — Pendant ce discours, il avoit les yeux fixés sur la table qui nous séparoit ; le rouge m’étoit monté au visage, je le sentois en feu. Ce que je devois au sentiment de ce jeune homme, sa conduite envers moi, tout fit naître à-la-fois une foule de pensées, dont je n’étois plus maîtresse ; je crois que j’étois réellement dans un grand désordre d’expression et de maintien ; il s’en apperçut sans doute, car, se levant d’un air effrayé : — Ah ! Mademoiselle, je sais bien que… — Dans ce moment, la pensée me vint qu’il s’imaginoit que ma rougeur et mon embarras venoit de la honte de passer pour sa femme. Alors, je ne puis te rendre ce qui se passa en moi ; lui laisser cette sotte et indigne idée, me parut un crime ; la désavouer, la repousser, je ne savois comment m’y prendre ; je crois que je ne serai de ma vie dans un état aussi pénible ; j’en étois là, et je ne sais par où j’en serois sortie. Heureusement dans le mouvement brusque qu’il avoit fait pour se lever, son chapeau étoit tombé de la chaise où il étoit, je le relevai, et ne sachant trop ce que je faisois, lui montrant la ganse que j’avois recousue : vous voyez bien, lui dis-je, en riant, que je serois une bonne ménagère ; il leva la tête, et me regarda avec ses grands yeux étonnés, mais qui brilloient de plaisir ; il sembloit me remercier de n’être pas un monstre d’ingratitude ; je m’apperçus que j’avois posé la main sur son épaule ; il porta sa main sur la mienne, je la retirai un peu vîte ; et lui se leva. Chacun de nous alors eut l’air de prendre le parti de se mettre à son aise, comme si de rien n’étoit. Nous achevâmes très-doucement notre soirée ; j’avois besoin de repos, et je fus même obligée de le dire deux fois.

Je t’écris pendant qu’il dort, et voilà, ma chère, tout ce que tu voulois savoir. Conviens que dans mon infortune, je dois encore bénir le ciel de n’être pas plus mal tombée. Il faut pourtant te quitter ; voici le jour qui commence à paroître ; j’appelle me reposer, m’entretenir avec toi ; mais comme je crois rester demain ici, je ne fermerai sûrement point ma lettre sans te parler encore.