Lettres de Vaucluse, trad. Develay, 1899/Première partie/III. À Jacopo Colonna

Lettres de Vaucluse
Traduction par Victor Develay.
Ernest Flammarion (p. 41-54).
III[1]. — À Jacopo Colonna, évêque de Lombez.
Ses vains efforts pour combattre sa passion. Sa vie à Vaucluse. Jouissances de l'étude.

Vous désirez savoir ce que je fais, quelle est ma vie et où en sont mes affaires. Je ne vous cacherai point la vérité, je vous parlerai sans détour, car c’est à moi-même que je parle. Sans vanité, je ne désire rien, je suis content de la vie que je mène. Et d’abord je fais bon ménage avec la pauvreté d’or, en vertu d’un pacte agréable ; c’est une hôtesse ni sordide, ni importune. Que la fortune me conserve, si elle veut, mon petit champ, mon humble toit et mes livres chéris ; qu’elle garde le reste ou, si cela lui plaît, qu’elle emporte le tout sans bruit : il est à elle. Je ne réclame point les champs et les richesses de mon père[2], pesant fardeau pour qui gravit les hauteurs, lourdes chaînes de l’âme, aliments de tous les maux. Que la fortune ne touche point à mes trésors poétiques et qu’elle respecte mes loisirs dépourvus de tout appareil fastueux. Je n’envie absolument rien, je ne hais personne, je ne méprise personne plus profondément que moi, quoique jusque-là j’aie méprisé tout le monde et me sois élevé au-dessus des astres. Ainsi vont les choses humaines.

J’ai maintenant mille preuves de ce que je suis, si mes illusions ne me trompent point. À quoi me sert-il en effet d’avoir étanché un peu ma soif à la fontaine des Muses, si une autre soif plus grande me brûle et me dévore éternellement les entrailles ? À quoi bon, couché souvent dans les grottes de l’Hélicon, m’être moqué de loin des soucis insensés du vulgaire, si je suis possédé d’un autre souci sans récompense ni repos ? À quoi bon une belle figure si l’âme est troublée ? J’ai en vérité bien des raisons d’être heureux (et ma langue, je l’avoue, n’a pas la force d’en rendre à Dieu de justes actions de grâces), si un souci cuisant et perpétuel ne me rongeait malheureusement le cœur. Je crois voir d’ici vos joues baignées de larmes de tendresse, si vous m’êtes bien connu par une longue intimité. Mais comme à la façon d’un père vous voulez connaître tout ce qui me touche, l’amitié pousse ma plume et je ne puis résister à vos ordres. Je parlerai et vous m’aiderez peut-être de vos conseils ; il m’est doux de soulager mon âme par des plaintes amères.

Derrière mon imagination est une femme très célèbre par sa vertu, distinguée par sa naissance, que mes vers ont embellie et fait connaître au loin[3]. Mais cette femme revient en face de moi d’un air menaçant, elle me remplit de mille terreurs et ne paraît pas encore vouloir descendre de son trône. Elle s’était jadis emparée de mon âme sans aucun artifice, mais par la simplicité de ses charmes et l’attrait d’une rare beauté. J’avais traîné pendant deux lustres[4] ma lourde chaine, la tête courbée, en m’indignant qu’une femme ait pu me tenir dans un pareil servage pendant tant d’années. Consumé par une langueur secrète, j’étais devenu tout autre ; la flamme s’était glissée doucement jusqu’au fond de mes entrailles, je désirais mourir et mes membres desséchés me soutenaient à peine. Enfin l’amour de la liberté s’empara du cœur d’un malheureux amant ; je résolus de tuer dans mon âme cette passion hostile et je fis de violents efforts pour rompre mon joug. C'était une tâche difficile que de chasser une maîtresse du logis qu’elle occupait depuis dix ans et d’attaquer un ennemi puissant avec des forces épuisées. J’essayai cependant, Dieu lui-même me vint en aide ; il me permit de dégager mon cou d’un nœud invétéré et de sortir vainqueur d’un si rude combat. Tandis que cette femme blessée veut faire main basse sur son esclave fugitif et fond sur lui avec larmes, tandis que ses yeux brillant d’un doux éclat voilent à dessein leurs feux et leurs traits, que de fois, hélas ! elle m’a forcé de tomber indécis sur la route que je suivais !

Que faire donc ? Par quels moyens lui résister ? Elle me préparera de nouveau de plus lourdes chaînes. Je m’enfuis et je me mets à parcourir tout l’univers. J’osai traverser les tempêtes de l’Adriatique et de la mer de Toscane, je ne craignis point de confier à une barque tremblante ma tête arrachée au joug. Quel mal une mort prématurée pouvait-elle me faire à moi vaincu par les souffrances et las de la vie ? Je me dirige vers le couchant, et la cime des Pyrénées me voit d’en haut caché dans ses herbages exposés au soleil. L’Océan me voit aussi là où le soleil, fatigué de sa course, baigne dans la mer d’Hespérie son attelage fumant et où, découvrant le mont pétrifié par un regard de Méduse[5], il projette du haut des rochers une ombre immense et plonge les Maures dans une nuit hâtive. Me tournant ensuite du côté de l’Ourse et de Borée, vers des peuples parlant des langues différentes, je vais seul là où l’onde agitée de la mer de Bretagne bat par son flux et reflux des terres douteuses où le sol glacé ne sent point l’effet salutaire de la charrue et écarte des coteaux Bacchus et Cérès ; terre que recouvrent à peine de stériles bruyères. Que me restait-il à faire, sinon de m’enfoncer dans les déserts affreux brûlés par le soleil, de visiter les repaires des serpents, de voir de loin sous le milieu de la voûte céleste les Éthiopiens mettant à nu leurs épaules noircies par le Lion ardent, ou de découvrir dans quel coin ténébreux de la terre la nature a caché la source inconnue du Nil cherchée depuis tant de siècles ? La douleur, la colère et la crainte, ces flots de mon âme, commencèrent à se calmer par l’absence ; bientôt un sommeil tranquille ferma mes yeux humides et de rares sourires illuminèrent mon front qui n’y était plus fait. Déjà l’image de l’abandonnée s’offrait à mon imagination moins fréquente et moins impérieuse. Hélas ! que vais-je dire ? Mais vous m’y forcez. Je croyais pouvoir mépriser impunément les coups terribles et les aiguillons d’un fol amour. Une légère cicatrice qui s’était formée sur ma plaie et le repos inaccoutumé du mal me trompaient. Je lève ma tente et je retourne à une mort certaine. C’est ainsi que me poussait le destin cruel, c’est ainsi que mon illusion entraînait mon âme et moi.

À peine m’étais-je arrêté aux confins de la ville aimée[6], que l’ancien fardeau de mes peines retomba dans mon cœur vide et que la contagion de mon horrible maladie reparut. Que vous dirai-je ? Par où commencerai-je, hélas ! le récit de mes secondes larmes ? Qui me croira ? Avec quel art expliquerai-je dans mes vers combien de fois la douleur m’a poussé soit à invoquer la mort, soit à prendre un parti violent, et quelles souffrances m’a imposées le désir de recouvrer ma liberté ? Je me tairai donc. Mais lorsque les dernières chaînes tombèrent enfin de mon cou, tout mon espoir se tourna du côté de la fuite. Jamais nautonier n’a craint un écueil nocturne autant que je redoute maintenant le visage de cette femme, ses paroles qui remuent le cœur, sa chevelure d’or, le collier de son cou de neige, ses épaules légères et ses yeux qui plaisent tout en donnant la mort. Qu’ai-je fait pour que la colère céleste ait rendu impuissants mes troisièmes vœux[7] ? Dois-je suspendre dans le temple saint la moitié de ma rame ou les lambeaux de ma tunique toute trempée ? Dois-je ériger sur une tablette d’ivoire mon image de cire dans la posture d’un suppliant ?

Pendant que je me livrais à ces réflexions, j’aperçus de loin ce rocher sur un rivage écarté et je crus que c’était un poste sûr et excellent contre mes naufrages. J’y fis voile aussitôt. Maintenant caché dans ces montagnes, j’examine en moi-même avec larmes les années de ma vie passée. Cependant cette femme me poursuit derechef et, revendiquant ses droits, tantôt elle s’offre à mes yeux pendant que je veille, tantôt d’un front menaçant elle trompe par de vaines terreurs mon sommeil léger. Souvent même, chose merveilleuse, ma porte étant fermée à triple verrou, elle fait irruption dans ma chambre au milieu de la nuit, réclamant tranquillement son esclave. Mes membres se glacent, et soudain le sang répandu dans mon corps reflue de toutes mes veines pour protéger la citadelle de mon cœur. Il est certain que si quelqu’un apportait par hasard une lampe rayonnante, on verrait sur mon visage endormi une pâleur mortelle, indice d’une âme saisie d’effroi. Je me réveille tout effaré, versant un torrent de larmes, et je saute à bas du lit. Sans attendre que la blanche épouse de Tithon[8] paraisse peu à peu à la voûte étoilée, je quitte l’intérieur suspect de mon habitation. Je gagne la montagne et les bois, promenant mes regards autour de moi et en arrière pour voir si celle qui était venue troubler mon repos, s’acharnant à ma poursuite, ne m’avait pas devancé. Mes paroles trouveront foi difficilement. Puissé-je échapper sain et sauf à ces embûches, comme il est vrai que souvent, quand je crois être le plus seul dans les profondeurs de la forêt, les branchages même et le tronc d’un chêne écarté me représentent son image redoutable. Il m’a semblé qu’elle émergeait d’une fontaine limpide ; elle a brillé au-devant de moi sous les nuages ou dans le vide de l’air, et en croyant la voir s’élancer vivante d’un rocher massif, mes pas se sont arrêtés suspendus par la crainte. Tels sont les pièges que me tend l’amour. Il ne me reste aucun espoir, à moins que Dieu tout-puissant ne me délivre de tant d’assauts, et qu’après m’avoir arraché de ses mains à la rage de mon ennemi, il ne veuille que je vive du moins en paix dans cette retraite.

En voilà assez, mais vous désirez en savoir plus. Voici maintenant pour le reste le détail succinct de tous les jours de ma vie. J’ai une table frugale qu’assaisonnent la faim, la fatigue et de longs jeûnes. Mon métayer est mon serviteur ; j’ai pour tout compagnon moi-même et un chien, animal fidèle ; tous les autres ont été épouvantés de ce lieu d’où est bannie la Volupté armée des traits de Cupidon, qui réside au sein des villes opulentes. Les Muses, revenues de l’exil, habitent avec moi dans cet asile écarté. Il ne survient que de rares visiteurs, attirés seulement par les merveilles incomparables de la fameuse fontaine. Quoique je sois ici depuis une année, à peine ai-je réuni une ou deux fois à Vaucluse mes amis tant désirés. Le lieu a vaincu l’amitié. Mais de fréquentes lettres viennent me visiter ; elles me parlent dans ma solitude, au coin du feu, pendant les longues nuits, et sous de frais ombrages en été ; c’est avec elles que je converse le jour, avec elles que je m’entretiens la nuit. Adieu les tête-à-tête. Les broussailles, les neiges et mes repas éloignent les visiteurs habitués à la mollesse d’une capitale. Depuis que j’ai embrassé cette vie dure, mes compagnons dévoués et mes serviteurs fidèles m’ont abandonné. Si l’amitié attire quelques personnes, elles me consolent comme si j’étais enchaîné dans une prison et s’enfuient au plus vite. Les paysans s’étonnent que j’ose mépriser des jouissances qu’ils considèrent comme bonheur suprême.

Ils ne connaissent pas mes joies et mes plaisirs tout autres ; ils ignorent les compagnons secrets que tous les siècles ensemble me transmettent de tous les pays. Ces compagnons, illustrés par l’éloquence, par le génie, par la toge et par les armes, ne sont point difficiles ; ils se contentent d’un petit coin sous un humble toit ; ils ne se refusent à aucun ordre ; ils tiennent sans cesse compagnie et ne sont jamais ennuyeux. Congédiés, ils s’en vont ; appelés, ils reviennent. Je questionne tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là ; ils me font tour à tour mille réponses et me parlent longuement en vers et en prose. Les uns me révèlent les secrets de la nature ; les autres me donnent d’excellents conseils pour vivre et pour mourir. Ceux-ci narrent les hauts faits de leurs aïeux, ceux-là racontent les leurs et font revivre dans leurs discours les actions passées. Il y en a qui chassent l’ennui par des propos joyeux et qui ramènent le rire par des plaisanteries. Il y en a qui apprennent à tout supporter, à ne rien désirer, à se connaître soi-même. Ils enseignent qui la guerre, qui les arts de la paix, qui l’agriculture, qui les clameurs du forum, qui les routes de l’Océan. Ils relèvent celui que l’adversité abat, répriment celui qu’enfle la prospérité, nous recommandent de songer à la fin des choses en nous rappelant les jours rapides et la vie passagère. Pour tant de services, ils demandent, légère récompense, une porte hospitalière, eux à qui la fortune ennemie laisse sur la terre de rares gîtes et des amis indifférents. Dès qu’ils entrent quelque part, ils tremblent de frayeur, et le moindre réduit leur semble un palais jusqu’à ce que les brumes de l’hiver disparaissent et que les Muses ramènent le printemps des études. Il n’est pas nécessaire que des tapis de soie recouvrent les murs, que les cuisines exhalent le fumet des viandes rôties, ni que la salle à manger retentissent du bruit de mille serviteurs empressés à dresser sur les tables un festin splendide. La troupe sobre se contente de ce qu’elle possède et partage avec moi ses richesses ; elle me soulage de mes fatigues sur un lit de roses, daigne inviter à sa table mon indigence et me restaure par des mets sacrés et un nectar délicieux. Elle ne me tient pas seulement compagnie à la maison ; elle vient volontiers avec moi à travers les bois et les prairies animées des nymphes ; elle hait la foule tumultueuse et les villes bruyantes.

Souvent je passe des journées entières seul dans des lieux écartés. J’ai dans ma main droite une plume, ma main gauche tient une feuille de papier, et diverses pensées remplissent mon âme. Ah ! que de fois en marchant je suis tombé sans le savoir dans le repaire des bêtes fauves ! que de fois un petit oiseau a détourné mon esprit d’une haute pensée et l’a reporté mal à propos sur lui ! C’est alors que m’importune celui qui s’offre à moi au milieu du chemin ombreux ou qui me salue à voix basse pendant qu’occupé d’autre chose, je prépare de grands travaux. J’aime à savourer le silence d’une vaste forêt. Le moindre bruit m’incommode, si ce n’est quand un ruisseau limpide bondit sur le sable ou qu’un léger zéphir fouette le papier et que mes vers agités produisent un doux murmure. Souvent l’ombre allongée de mon corps m’a accusé d’être en retard et m’a averti qu’il était temps de retourner au logis. Quelquefois la nuit même m’a forcé de rebrousser chemin ; Vesper ou Diane succédant à Phébus m’ont montré la route et signalé les ronces épineuses. Voilà ce que je suis, voilà ce que je fais. Si la passion qui me tourmente se calmait, je serais heureux et me croirais né sous un astre trop favorable.

  1. Épîtres, I, 7.
  2. Le père de Pétrarque avait été banni de Florence, sa patrie, et tous ses biens avaient été confisqués.
  3. Laure de Noves, mariée à Hugues de Sade en 1325, et morte à Avignon en 1348.
  4. 1327-1337.
  5. Le mont Atlas.
  6. Avignon.
  7. Allusion à sa triple fuite d’Avignon pour combattre son amour : la première en 1333, la deuxième en 1336 et la troisième en 1337, quand il vint se fixer à Vaucluse.
  8. L'Aurore.