Lettres de Vaucluse, trad. Develay, 1899/Première partie/II. À Philippe de Cabassole

Lettres de Vaucluse
Traduction par Victor Develay.
Ernest Flammarion (p. 38-41).
II[1]. — À Philippe de Cabassole, évêque de Cavaillon.
Il l’invite à partager sa retraite à Vaucluse.

Exilé d’Italie par les fureurs civiles, je suis venu ici[2], moitié libre, moitié contraint. Ici, j’ai une forêt, des fleuves, les loisirs d’une campagne agréable, mais je n’ai point mes compagnons fidèles, ni leurs visages sereins. Je me réjouis d’un côté, je m’afflige de l’autre ; loin des amis rien n’est doux, mais je me félicite d’avoir pu m’établir dans des lieux connus. Là j’ai été enfant, là j’ai été jeune, là s’écoulera le soir de mes jours. Car si la renommée ne se hâte pas de répandre de bonnes nouvelles, j’ai résolu de passer dans votre domaine[3] ce qui me reste à vivre, à l’abri des guerres et des tristes procès. Là sera la terre de ma patrie, cher Philippe, vénérable prélat ; là, ma montagne de l’Hélicon ; là, ma fontaine Aganippe[4]. Là, j’ai laissé se reposer les Muses fugitives et fatiguées, et vous y trouverez un asile avec moi, si vous voulez l’accepter. Si les livres peuvent faire trêve à vos soucis, ils me feront oublier à moi une guerre désastreuse. Là nous retrouverons, vous Naples, et moi ma chère Parme, que ne troubleront ni les embûches ni l’appel aux armes[5].

Que d’autres aiment les richesses, moi j’aspire à une vie tranquille ; celui-ci veut un trône, celui-là le repos ; il me suffit d’être poète, titre assez commun pour ne pas craindre d’en augmenter le nombre. Et vous, las des honneurs, ne songerez-vous jamais au repos ? Vous allez et venez, sillonnant la mer sur un navire battu des flots. Ne voyez-vous pas combien la mort est à craindre ? Ne voyez-vous pas les périls et les difficultés de la cour ; comme la faveur y est trompeuse, de combien de soucis le seuil on est semé ? Arrêtez vos pas, je vous le conseille ; fuyez les dangers d’un monde misérable, pendant qu’un vent propice enfle vos voiles. Ici, croyez-moi, mon père, vous vivrez dans la paix et la tranquillité. Je vous rappelle à votre domaine ; ce qu’exige le besoin, vous l’aurez. Laissons aux avares tremblants le soin du superflu ; le doux éclat de l’or enchaîne le cœur de nœuds amers. Les murs ne seront point couverts de tapisseries, mais les corps seront vêtus simplement ; il y aura des aliments nourrissants et non des mets, fléau de l’estomac. On ne montera point sur le lit par des marches d’ivoire, mais il recevra les membres fatigués par les travaux du jour. Vous ne verrez point briller la pourpre sur une couche pleine de soucis ; vous n’aurez point un lit de marbre éclatant de blancheur. Vous ne foulerez ni les diamants ni la pourpre, mais des prairies couvertes d’un vert gazon et entourées d’un fleuve naissant.

Vous qui avez reçu du ciel un esprit fécond, vous verrez ce que vous avez à faire. Pour moi, je suis résolu à mettre à sec ma barque fragile ; l’heure dernière de la mort m’avertit de ne point gagner le large et de me contenter de mes petits jardins. Ceux-ci ne laissent pas de porter des marques de la négligence du colon ; les arbres consumés de vieillesse demandent à être remplacés, afin que, quand viendra bientôt le temps où les goûts juvéniles ne sont plus de saison, nous nous reposions ici, si toutefois notre vie se prolonge. Les branches chargées de fruits nous verseront une ombre très agréable pendant que nous explorerons avec nos hameçons le creux des rochers. Vaucluse nous fournira de tout en abondance ; ajoutez-y des pêches, des pommes, des poires, ornement du dessert. Ordonnez à vos gens, je vous prie, de rechercher les arbres qui donnent ces fruits, et n’hésitez point à amasser des armes pour la vieillesse peu robuste.

Voilà ce que vous a écrit dans les bois, très digne prélat, votre ami étranger ou exilé, je ne saurais dire lequel, sur les bords de la Sorgues.

  1. Épîtres, I, 6.
  2. À Vaucluse.
  3. L’évêque de Cavaillon était seigneur suzerain du village de Vaucluse.
  4. Source du Permesse, fleuve de Béotie sortant de l’Hélicon.
  5. Philippe de Cabassole était alors chargé d’une négociation auprès de la cour de Naples ; Pétrarque venait de quitter Parme en proie à la guerre civile.